J’ai appris à prendre sur moi – Entretien au magazine ELLE

Presse Publié le 14 octobre 2014

Retrouvez ici l'entretien accordé par Najat Vallaud-Belkacem au magazine ELLE, quelques semaines après sa nomination au ministère de l’Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et la Recherche.

Un large sourire désarmant les critiques en guise de bouclier. C’est la marque de fabrique de Najat Vallaud-Belkacem, cet ovni du monde politique. Jugez plutôt : femme, jeune, d’origine modeste, issue d’une famille marocaine venue s’installer près d’Amiens dans les années 80. A 36 ans, elle vient d’être nommée numéro 4 du gouvernement : ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Non sans avoir tenu les rênes, depuis 2012, du ministère des Droits des femmes et de celui de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Une ascension fulgurante. Trop jeune, trop pressée, trop ambitieuse: on a déjà tout reproché à Najat Vallaud-Belkacem, mariée à l’ancien chef de cabinet d’Arnaud Montebourg et mère de jumeaux de 6 ans. Cible récente des milieux proches de l’extrême droite, à la fois pour ses origines et ses initiatives sur l’égalité des sexes, la jeune femme s’applique à éviter les pièges et chausse-trapes de la vie politique et médiatique. Mais la voilà qui embrasse le sujet passionnel et brûlant entre tous, celui de l’éducation. Quelques semaines après sa nomination, rencontre, dans son vaste bureau de la rue de Grenelle, avec une femme déterminée, droite dans ses ballerines.

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ELLE. Comment allez-vous ? Comment vivez-vous les rumeurs, les attaques, les insultes même qui circulent sur Internet ?
Najat Vallaud-Belkacem. Très bien. Je suis totalement à ma tâche, avec des journées intenses et des chantiers considérables, comme la réforme de l’éducation prioritaire ou celle des programmes. Je suis plutôt imperméable au reste.

ELLE. Femme, jeune et immigrée, c’est la triple peine dans la France de 2014 ?
Najat Vallaud-Belkacem. Ceux qui se manifestent de façon nauséabonde sur les réseaux sociaux n’ont fort heureusement rien de représentatif. Je reçois quantité de soutiens très chaleureux, et le visage de cette France-là est très agréable à regarder. C’est la France du métissage et du XXI” siècle, une France ouverte sur le monde, qui bouge et qui rêve, une France amoureuse de l’égalité comme, en réalité, ce pays l’a toujours été.

ELLE. Ni raciste ni machiste ?
Najat Vallaud-Belkacem. Bien sûr qu’il existe du racisme et du machisme, mais ce n’est pas comme s’ils me prenaient au dépourvu. Je n’ai pas attendu qu’ils m’affectent directement pour les combattre. Je me répète, mais tout cela est bien plus marginal qu’on le dit. Cessons de faire de la pub aux bas instincts et consacrons-nous à créer les conditions pour que se développent des instincts plus nobles…

ELLE. Vous êtes la première femme nommée à ce poste, cela va-t-il modifier la gestion de cette grosse machine rétive aux changements ?
Najat Vallaud-Belkacem. Difficile de répondre dans l’absolu. Je ne crois pas qu’on fasse les choses différemment, mieux ou moins bien parce qu’on est un homme ou une femme. En revanche, je sais combien les expériences personnelles et les convictions intimes déteignent sur la façon d’exercer les responsabilités. En ce qui me concerne, j’ai profondément aimé et respecté l’école. Je suis née dans un pays du monde [le Maroc, ndlr] où l’école obligatoire, gratuite et laïque n’avait rien d’une évidence. La plus belle richesse de la France, ce sont sa vitalité démographique et sa jeunesse qu’il faut armer pour la société du savoir. Je compte être celle qui aidera l’école à s’approprier les enjeux essentiels pour garantir la réussite des élèves, comme l’éducation artistique et culturelle ou encore la préparation à l’insertion dans le monde professionnel.

ELLE. Vous voulez aussi rassurer les parents d’élèves ?
Najat Vallaud-Belkacem. Absolument, ce sera un de mes fers de lance, il faut à tout prix rétablir la confiance de la société en la capacité de l’école à faire réussir les enfants, sinon cela crée du ressentiment et des conditions de travail insupportables pour les enseignants. Pour que les parents leur fassent confiance, il faut que l’école leur explique davantage ce qu’elle fait. Parents et professeurs doivent être désormais des alliés au service de la réussite des élèves.

ELLE. La polémique autour des questions de genre va être ravivée à l’occasion de « La manif pour tous » le 5 octobre. Comment comptez-vous répliquer ?
Najat Vallaud-Belkacem. Restaurer la relation de confiance des parents avec l’école est la meilleure des réponses. Ce qui m’a fait mal au moment de la polémique de février dernier [contre les « ABCD de l’égalité », ndlr] et du mouvement « Journées de retrait de l’école », est de constater que certains parents étaient tellement loin de l’école qu’ils ont pu tomber dans le panneau de rumeurs aussi nauséabondes. Avaient-ils si peu confiance dans les enseignants auxquels ils confiaient leurs enfants tous les matins ? Pensaient-ils vraiment que l’on cherchait à nier la différence des sexes seulement en promouvant l’égalité entre les filles et les garçons ? Ceux qui véhiculent ces rumeurs infâmes tenteront sans doute encore d’instrumentaliser les parents. Je ne veux plus que ça prenne. Pour cela, il ne doit plus y avoir aucune place pour le doute et le malentendu entre l’école et les parents.

ELLE. Fille d’un immigré marocain, élevée par une mère qui ne jurait que par l’école, vous personnifiez la méritocratie républicaine. L’école vous a sauvé la vie ?
Najat Vallaud-Belkacem. Mes meilleurs souvenirs d’enfance sont liés à la rentrée des classes. L’école était pour moi un dépaysement. Mais mon chemin personnel n’a pas à être érigé en modèle. Si j’avais ce rapport-là à l’école, c’est aussi parce que je n’avais pas beaucoup d’autres fenêtres d’évasion ! Je ne souhaite pas à mes enfants d’avoir si peu de loisirs par ailleurs qu’ils ne trouvent qu’en l’école le moyen de se libérer l’esprit et de rêver. C’est pour cette raison que je refuse d’en faire trop sur mon parcours, parce qu’il n’est pas représentatif et qu’il n’est pas exemplaire non plus. Ce qui est représentatif quand on vient d’une famille issue de l’immigration ou qu’on a des parents ouvriers, c’est plutôt de ne pas faire des études très poussées. On doit s’attaquer à cette réalité-là sans se laisser bercer par quelques trop rares contre-exemples. D’autant que ces contre-exemples sont souvent le fruit de fêlures particulières et d’un besoin de revanche sur la vie. On ne peut quand même pas souhaiter au plus grand nombre de connaître ces parcours cahotants pour qu’ils s’extirpent de leur condition.

ELLE. Quelle est votre fêlure ?
Najat Vallaud-Belkacem. En ce qui me concerne, c’est moins une volonté de revanche qu’une série de hasards heureux. J’appartiens à une fratrie de sept enfants dans laquelle ma sœur aînée était une excellente élève. Emulation, concurrence, tirage vers le haut… tout le monde a suivi dans la famille. Mais, chez nos voisins, il suffisait que l’aîné n’ait aucune appétence pour récole et les autres suivaient le même chemin… Ça ne tient pas à grand-chose !

ELLE. Un de vos profs de fac de droit à Amiens avait répondu à votre désir de faire Sciences-Po en disant quelque chose comme « N’y mettez pas trop d’illusions, mademoiselle, Sciences-Po, ce n’est pas fait pour vous ». Vous y pensez ?
Najat Vallaud-Belkacem. Oui, je m’en souviens. Je ne lui en tiens pas rigueur, mais il aurait pu, à ce moment-là, me décourager… Ce que je retiens surtout de cette anecdote, c’est que les jeunes sont loin d’être égaux devant l’accès à l’information, à l’orientation et surtout à la confiance en soi ! J’ai découvert par le plus grand des hasards – j’étais alors déjà en licence de droit – l’existence de Sciences-Po. Quand on vient du bas de l’échelle sociale, qu’on est scolarisé dans des établissements qui cumulent les difficultés sociales et qu’on est entouré d’adultes qui sont soit ouvriers soit au chômage, les haies à sauter sont très nombreuses. Trop ! Non seulement vous ne savez pas, vous n’osez pas, mais vous n’imaginez même pas… Comme on est loin du quotidien d’un jeune du 7e arrondissement de Paris ! J’ai l’intention de prendre ce sujet à bras-le-corps.

ELLE. Vous dites avoir reçu une éducation « très stricte ». Qu’entendez-vous par là ?
Najat Vallaud-Belkacem. Cela veut dire que je n’avais pas de multiples occasions de me dépayser. Je ne sortais pas. Chez nous, les garçons étaient un peu plus libres, c’est sans doute là qu’est née ma fibre féministe !

ELLE. Le philosophe Michel Onfray dit tout haut ce qu’un certain nombre pense tout bas : l’école ne serait plus « républicaine mais libérale » et préparerait aux seules lois du marché. Tout savoir doit-il être utile, efficace, rentable ?
Najat Vallaud-Belkacem. Il y a tant de passions autour de récole que les commentaires tombent vite dans l’outrance. Pourquoi l’utilité serait-elle incompatible avec la culture ? Chaque année, 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune qualification, totalement désarmés face au monde. L’école n’est pas éthérée. Elle doit s’inscrire dans son environnement et s’intéresser à ce que devient l’élève quand il la quitte, avec ou sans diplôme. Je suis d’ailleurs en train de mettre en place le droit au retour en formation pour les jeunes qui sont sortis du système éducatif, et ce jusqu’à 25 ans. On ne peut pas gâcher la vie de milliers de jeunes gens en s’exonérant de réfléchir et de s’adapter à ce qui peut leur être utile pour trouver leur place. Je compte bien mettre ainsi à profit mon passage dans ce ministère pour valoriser à leur juste mesure renseignement professionnel ou l’apprentissage.

ELLE. Vous êtes aussi une mère de famille. Comment s’est passée la rentrée pour vos enfants ?
Najat Vallaud-Belkacem. J’ai honte, mais je dois avouer que je n’ai pas encore eu l’occasion de les accompagner à récole ! Ils sont au CP, année essentielle. Je sais combien les choses se jouent dès le plus jeune âge, mais, pour le moment, c’est leur papa qui s’occupe de leurs devoirs.

ELLE. Revenons une seconde au livre de Valérie Trierweiler. Vous avez déjà condamné fermement le procédé, mais une question reste posée, celle de la difficulté, lorsqu’on vient du bas de l’échelle sociale, à naviguer au sommet. Comment vivez-vous cela ?
Najat Vallaud-Belkacem. Lorsque vous arrivez en haut de l’échelle sociale, vous regardez autour de vous et vous vous rendez compte qu’il y a, en fait, très peu de gens dont le parcours ressemble au vôtre. Le piège, c’est alors de tellement chercher à leur ressembler qu’on oublie d’où on vient. Je suis à l’abri. D’abord, parce que je suis très « famille » : à un cocktail mondain, je préférerai toujours un bon repas avec mes frères et sœurs, mes parents et mes beaux-parents, et je vous assure que leurs commentaires francs m’ancrent dans la réalité. Ensuite, parce que je veille à ne pas m’entourer uniquement de gens « bien nés » ou « arrivés ». Parmi mes collaborateurs, il y a des hauts fonctionnaires, mais aussi des gens qui ont fait leurs armes dans le monde associatif, des militants convaincus, des jeunes à qui je donne leur première chance… C’est indispensable pour continuer à entendre et à comprendre.

ELLE. Vous arrive-t-il de vous sentir mal à l’aise ?
Najat Vallaud-Belkacem. J’ai un sens de l’humour et de l’autodérision assez développé qui me permet de prendre du recul. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais, quand je suis impressionnée ou mal à l’aise, j’ai pour habitude de me représenter les personnes en face de moi dans des situations ridicules ou embarrassantes, cela me fait sourire intérieurement et je reprends pied. Par ailleurs, si, il y a encore dix ans, j’étais de nature très réservée, la vie politique m’a appris à prendre sur moi.

ELLE. Dans une interview, vous parlez du complexe d’imposture que beaucoup de femmes de pouvoir connaissent, « comme si vous étiez à un mariage où vous n’êtes pas invitée, vous avez toujours peur que quelqu’un vous dise qu’il faut partir et que vous n’êtes pas à votre place ». Cela vous arrive encore ?
Najat Vallaud-Belkacem. Moins, j’ai mûri. Cela n’a pas disparu, mais j’ai assez de distance pour me dire que c’est aussi une bonne chose. Qui dit complexe d’imposture dit aussi capacité à se remettre en question, à écouter, à reconnaître ses erreurs. Suis-je bien à la hauteur de la tâche que l’on m’a confiée ? Avoir cette interrogation permanente n’est pas inutile !

ELLE. En septembre, vous avez été nommée numéro 4 du gouvernement au moment où votre mari, alors directeur de cabinet d’Arnaud Montebourg, a dû quitter ses fonctions. N’est-ce pas une situation compliquée dans un couple ?
Najat Vallaud-Belkacem. Mais il est numéro 1 à la maison, surtout en ce moment où je n’y suis jamais ! Je plaisante, mais heureusement qu’il assure… Entre nous, c’est un soutien mutuel. Parfois, c’est lui qui en a besoin; et, parfois, c’est moi. Souvent des jeunes filles m’écrivent pour me demander des conseils sur leur parcours. Je leur réponds d’avoir confiance en elles, de faire des études pour mettre le maximum de chances de leur côté … Mais j’ajoute aussi, cela va vous faire sourire, qu’il faut bien choisir son mari. C’est vrai, c’est d’une importance cruciale. In fine, c’est ce qui vous rend joyeux ou triste. J’ai tellement croisé de femmes au parcours de vie malmené, notamment quand j’ai plongé dans le combat contre les violences faites aux femmes, que je sais l’importance de ces choses-là.

ELLE. Un petit point mode. Vous avez confié un jour dans « ELLE» : « J’ai un côté très fifille, je rêve de m’habiller très glamour, mais je me dégonfle et reste en noir. » Quand on est ministre, on doit avoir le profil le plus lisse possible ?
Najat Vallaud-Belkacem. Il m’arrive souvent de faire des expériences vestimentaires plus ou moins réussies, une veste jaune, une coupe de cheveux hallucinante… Mais, dans les moments de forte exposition médiatique, ce qui prévaut c’est : ne prends surtout pas de risques. Le tailleur bleu marine ou noir est à la journée de travail ce qu’est la petite robe noire à la soirée: passe-partout. C’est évidemment aussi une façon d’inviter les observateurs à s’intéresser au fond de mes propos plutôt qu’à ce que je porte.

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Propos recueillis par Dorothée Werner pour le magazine ELLE du 3 octobre 2014.
Photos © Jean-François Robert

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Un commentaire sur J’ai appris à prendre sur moi – Entretien au magazine ELLE

  1. LANCIEN Dominique

    Moi-même Fils d’une Famille de sept Enfants,je peux également témoigner de la grande richesse que la Famille nombreuse apporte.Même et surtout quand ce fut très difficile pour mes Parents de réussir à faire un “Sans Faute”! Je me rappelle à l’époque,qu’il existait une médaille du mérite ! Ma Mère fut tellement troublée quand un jour,Celle-ci Lui fut remise. ça ! Je ne l’oublierai jamais !!! Une fois encore Najat,très touchant et sincère interview.Merci.

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