Discours d’ouverture des 19èmes Rendez-Vous de l’Histoire de Blois

Pour la troisième année consécutive, Najat Vallaud-Belkacem s’est rendue ce 7 octobre 2016, aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, le forum des historiens et passionnés d’Histoire, qui attire chaque année 40 000 visiteurs. Retrouvez ici le discours prononcé par la ministre.

Monsieur le Président de la Région Centre-Val de Loire,
Monsieur le vice-président du conseil départemental,
Monsieur le Maire,
Mesdames et messieurs les élus,
Madame la Présidente de cette 19ème édition, chère Michaëlle Jean,
Monsieur le Directeur des Rendez-vous de l’Histoire, cher Francis Chevrier,
Monsieur le président du Conseil scientifique, cher Jean-Noël Jeanneney,

Mesdames et messieurs,
Chers amis,

C’est pour moi un très grand plaisir que d’être fidèle, une fois de plus, à ces Rendez-Vous de l’Histoire de Blois.

Depuis leur création, au fil de leur propre histoire, ces Rendez-vous, singuliers par leur ampleur, sont devenus un événement exemplaire.

Exemplaire, par les échanges qu’il nourrit entre le monde de la recherche et celui de l’enseignement. Les questionnements pédagogiques que vous allez aborder, sur le voyage sur un lieu de mémoire, ou sur le traitement médiatique de la crise des réfugiés, promettent d’être particulièrement riches.

Exemplaire, cet événement l’est aussi par la passion pour l’Histoire dont il est, à la fois, le témoin, et en même temps l’inspirateur. Quand on regarde la richesse des interventions, leur qualité, leur diversité, la façon dont vous donnez aussi une place aux livres et aux arts, on ne peut être qu’impressionnée.

Exemplaire, cet événement l’est enfin par la façon dont il articule sans cesse connaissance du passé et ancrage dans des problématiques contemporaines.

Cette année ne fait pas exception. Après les rebelles, après les empires, voici qu’arrive un mot, un verbe, tout simple en apparence, mais d’une richesse immense : “partir”.

Partir. Deux syllabes qui peuvent aussi bien désigner le rêve, la liberté, que l’horreur, l’urgence, et l’exil.

Partir, c’est le propre de l’homme depuis très longtemps, la conférence inaugurale qui aura lieu ce soir le rappelle, et en même temps c’est une actualité brûlante.

Parce que naturellement, aujourd’hui, nous entendons toutes et tous l’écho singulier que fait résonner ce verbe dans notre présent.

Partir : c’est la question de l’immigration, de l’émigration, des réfugiés. Ce sont ceux qui sont partis il y a des siècles, et ceux qui, aujourd’hui même, prennent la route, prennent la mer.

Oui, partir convoque bien des images, bien des enjeux, bien des questions. Et en même temps, le choix de ce verbe nous dit tout ce que peut apporter l’Histoire, son étude et son enseignement : quand on pense aux réfugiés, on pense avant tout à leur arrivée. A leur accueil. Et c’est un enjeu important, évidemment, en particulier pour assurer, comme nous le faisons, la scolarisation des enfants.

Mais en même temps, on oublie trop souvent qu’ils ont dû partir, et que c’est ce départ qu’il faut aussi interroger.

Partir, ce n’est jamais anodin, surtout quand l’on connaît le sort qui attend ceux qui partent, qui est généralement de finir noyés dans ce cimetière marin, sans poésie et sans métaphore, qu’est devenue la Méditerranée. Et voici que l’Histoire nous parle du présent, que l’Histoire nous parle au présent.

L’Histoire, qu’elle soit contemporaine, moderne, médiévale ou antique ne se réduit jamais au seul passé.

Quand l’on regarde, par exemple, l’analyse du mythe de Dionysos par Jean-Pierre Vernant, il y a des échos troublants, qui doivent nourrir notre capacité à relever les défis présents et futurs.

Le problème de Dionysos, n’est pas tant de partir, que de revenir. Voici ce qu’écrit Jean-Pierre Vernant :

Le retour de Dionysos chez lui, à Thèbes, s’est heurté à l’incompréhension et a suscité le drame aussi longtemps que la cité est demeurée incapable d’établir le lien entre les gens du pays et l’étranger […] entre sa volonté d’être toujours la même, […] et, d’autre part, l’étranger, le différent, l’autre.”

Créer des liens. Penser, à la fois, le changement et la permanence. Voilà des enjeux dans lesquels, oui, l’Histoire a un rôle à jouer.

Et quand je dis l’Histoire, je ne pense pas à une idée de l’Histoire, mais à l’Histoire telle qu’elle s’étudie, telle qu’elle se fait et telle qu’elle s’enseigne.

L’Histoire n’est pas un roman : c’est bien une science humaine ! Alors, oui, le roman historique, auquel vos rendez-vous n’oublient pas de faire une place, a ses charmes, indiscutables.

Plus historiquement exact, La Reine Margot d’Alexandre Dumas serait un moins bon roman.

L’auteur choisit, dans l’Histoire, les faits les plus dramatiques, les plus théâtraux. Il procède, en somme, à un montage, et il est dans son domaine, celui de l’art : mais l’historien, lui, est dans le sien, lorsqu’il refuse de couper au montage ce qui ferait mauvais genre dans le roman qu’un auteur, voire un homme politique, serait tenté d’écrire.

Alors, vous me direz que le Conseil Supérieur des Programmes, qui a pris la plume pour réviser les programmes de la scolarité obligatoire entrés en vigueur cette année, a, lui aussi, fait des choix. Mais c’est normal.

D’abord parce qu’il faut un enseignement de l’Histoire adapté aux élèves à qui il est apporté : on n’évoque pas la même Histoire en CM2 ou en première année de licence.

Ensuite, parce que l’on ne peut pas tout aborder dans le cadre de programmes scolaires : on ne peut pas couvrir toutes les périodes, toutes les dimensions, culturelles, économiques, politiques, histoire des idées, bref, tout ce qui fait la richesse de l’Histoire.

L’idée est aussi de nourrir chez nos élèves, un désir pour l’Histoire, qui pourra être assouvi par la lecture d’ouvrages historiques, en dehors de l’École.

Et malgré les choix auxquels le CSP a été contraint, une chose essentielle a été préservée : dans l’Histoire contrastée qui a été la nôtre, les contrastes ont été respectés.

On ne peut pas faire comme si l’Histoire de France était un long fleuve tranquille, une longue suite de faits héroïques et salvateurs.

On ne peut pas non plus faire comme si la France n’était pas en Europe, et l’Europe, dans le monde.

On ne peut pas faire, enfin, comme si notre pays n’avait pas, lui aussi, eu la tentation du départ vers des terres plus lointaines, et qu’il n’avait pas été, pour des femmes et des hommes partis de plus ou moins loin, une terre d’accueil.

Aborder les zones d’ombre, ce n’est pas se complaire dans un reflet déformé, culpabilisant. C’est faire le choix d’aborder notre passé avec lucidité, les yeux grand ouverts.

D’ailleurs, dans ces heures sombres, des voix se sont élevées pour défendre l’égalité, la liberté et la fraternité.

Si nos prédécesseurs ont ressenti la nécessité de fonder la République, c’est bien à cause du spectacle des horreurs qui se déployaient devant eux.

Le chemin vers la République a été long, ponctué de rechutes, d’excès, et de violences. Mais c’est ce chemin qui nous a amenés là où nous sommes aujourd’hui, dans cette République, et qui a donné à la France le visage qui est le sien aujourd’hui.

D’ailleurs, si je parle de contrastes, d’ombre et de lumière, c’est par commodité : l’Histoire est d’abord une science de la nuance et de l’esprit critique.

C’est, pour reprendre la belle expression de Jean Starobinski, un “œil vivant” que celui de l’historien ou de l’historienne. Son regard n’est pas médusant : il ne fige pas. Au contraire, il évolue, il approfondit.

Aborder des sujets graves et complexes avec toute la richesse du regard de l’historien,  tel est le sens de la mission que j’ai tenu à confier à Vincent Duclert sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse en France.

On connaît, je l’avoue, sujet plus sympathique. Mais l’Histoire n’a pas à être sympathique.

Elle n’a pas à nous conforter dans des fantasmes et des illusions. Il ne s’agit pas de s’exclamer, “Allons, cachez cette histoire que je ne saurais voir, et lisons plutôt ce beau roman” et de brandir un livre rempli de merveilleuses images devant des enfants !

Enseigner l’Histoire, respecter l’Histoire, ce n’est pas cela ! C’est au contraire intégrer, au cœur du récit national, une dimension critique. C’est montrer que l’Histoire ne se résume pas à des réponses figées, mais à des questionnements constants, et que c’est ainsi que la recherche progresse.

C’est pour cela, aussi, que je suis heureuse, après des mois de travail et de pré-figuration, que nous puissions aboutir sur ce beau projet d’un Centre Européen des Etudes Républicaines.

Il sera hébergé par l’Université de Recherche Paris Sciences Lettres (PSL), et sera lancé très officiellement avec la tenue d’un colloque international sur “Les Modernités Républicaines” du 24 au 26 novembre prochain.

Ce centre, au joli nom de CEDRE et sous la houlette d’Olivier Christin, nous l’avons voulu parce que nous jugeons essentiel, devant les enjeux qui sont les nôtres, d’avoir un lieu qui conduise, soutienne et coordonne des recherches sur la République, depuis l’Histoire des idées républicaines jusqu’à celles des expériences politiques dans le temps long.

Un centre qui le fasse dans une perspective transnationale. Un centre, enfin, qui le fasse avec toujours le souci de favoriser les échanges entre la recherche et l’enseignement. Ce ne sont pas seulement des recherches de haut niveau qui vont êtes produites : ce sont aussi des ressources pédagogiques nouvelles pour l’École.

Et ce sont non seulement des connaissances et des savoirs que nous voulons transmettre à nos élèves, mais c’est aussi un peu de ce regard de l’historien, et un esprit critique.

Si nous n’abordons pas, dans le cadre de la scolarité, les heures les plus douloureuses de notre histoire, si nous avons la lâcheté de nous taire, alors, parce que la nature a horreur du vide, d’autres récits, moins informés, moins rigoureux, viendront prendre leurs places.

Ces récits, nous les connaissons bien. Ce sont les théories du complot, qui sont la face atroce et déformée de cette passion pour l’Histoire que j’évoquais. Ce sont aussi des allégeances à des communautés plus ou moins fantasmées, qui donnent tout à coup l’illusion d’un passé retrouvé.

A ces fantasmes et à ces illusions, il est important de rappeler la force du passé qui nous unit.

Nous avons tous un passé. Nous avons tous une histoire. Et dans la trame de nos existences singulières, vient alors se façonner une histoire plus vaste, celle de notre ville, de notre région, de notre pays, de notre monde.

Cela passe alors par la découverte des lieux de mémoire, par un travail sur l’Histoire du territoire dans lequel s’inscrit l’École.

C’est aussi pouvoir aborder, au fur et à mesure, l’Histoire familiale des élèves, la façon dont celle-ci vient justement s’articuler avec ce qu’ils apprennent.

Et c’est dans cette relation renouvelée avec le passé, que s’inscrit la Grande Collecte de 2016 à laquelle participe le ministère de l’Éducation Nationale, en partenariat avec le Ministère de la Culture et de la Communication et les Archives de France.

Son thème, j’ai l’honneur de l’annoncer ici, devant vous, et vous verrez qu’il entre en résonance avec celui que vous avez retenu pour cette 19ème édition des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Le thème est donc le suivant : “De part et d’autre de la Méditerranée : Afrique – France, des relations aux 19e et 20e siècles”.

La Grande Collecte invite chaque élève à apporter des documents ou des objets privés relatifs à ce sujet. C’est une photo que l’on avait oubliée. C’est un objet, posé sur un meuble, dont on ne savait plus vraiment d’où il venait, et qui est une trace, un vestige passé, et donc une archive précieuse, qui rappelle l’inscription de l’Histoire individuelle, familiale, dans l’Histoire de la France.

L’Histoire nous rassemble, parce que nous nous inscrivons toutes et tous, qu’on le veuille ou non, en elle.

Nous sommes au monde, dans un contexte et dans une époque à laquelle nous appartenons, dans un passé qui nous dépasse, et dont la connaissance est essentielle.

Voilà pourquoi je veux vous remercier, toutes et tous, chercheurs, enseignants-chercheurs, professeurs et amateurs. Voilà pourquoi je salue votre passion et votre engagement au service de l’Histoire, de son étude et de son enseignement.

Je veux, aussi, ajouter une dernière chose.

J’évoquais votre thème, “partir”. On peut partir de bien des lieux. D’un ministère par exemple, et, curieusement, complètement par hasard, cela ne m’a pas échappé, allez savoir pourquoi.

A vous non plus, d’ailleurs, car j’ai vu qu’une table ronde intitulée “En politique, savoir partir” se tiendrait demain matin.

Alors, puisque l’on parle de partir, et que ce discours touche à sa fin, je veux vous dire une chose.

Je suis venue, chaque année, à ces rendez-vous, avec un réel plaisir. Pas par obligation. Pas parce que mes responsabilités m’y contraignaient. Mais parce que je suis sincèrement convaincue de l’importance de l’Histoire. De sa connaissance. De la pensée qu’elle nourrit, et de l’action qu’elle inspire.

Je suis venue avec la conviction, aussi, que l’Histoire de France est suffisamment belle, et suffisamment riche, pour ne pas avoir à se singer et à tomber dans une caricature d’elle-même.

Je suis venue, enfin, avec la conviction que l’Histoire est une science absolument essentielle, parce que profondément humaine.

Et s’il y a une chose dont nous avons besoin, aujourd’hui, c’est bien de complexité, de recul, et de distance critique ; nous avons donc besoin d’une Histoire qui soit, en somme, à la hauteur des historiens.

Je vous remercie.

Najat Vallaud-Belkacem,
Ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche


Photos © Philippe Devernay / MENESR

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