La ministre et le poids des mots – Portrait dans Sud Ouest

Presse Publié le 26 décembre 2016

Huit journalistes de la rédaction du journal Sud Ouest ont été « primés » et ont pu rencontrer le personnage qu’ils souhaitent faire découvrir aux lecteurs de leur quotidien. Retrouvez ici le troisème et dernier volet du portrait de Najat Vallaud-Belkacem publié le 21 décembre 2016 et réalisé par Nicolas Espitalier.

Sud Ouest. Parlez-vous encore le dialecte berbère, le tamazight, votre langue maternelle?
Najat Vallaud-Belkacem. Oui, bien sûr. Mais, mon grand regret, c’est de n’avoir pas réussi à le parler avec mes enfants, qui n’y sont absolument pas familiarisés. Mon autre regret, c’est que, ce que je parle, ce n’est pas une langue à proprement parler mais un dialecte. Ils ont certes récemment inventé un alphabet, le tifinagh, mais ce sont pour moi des hiéroglyphes qui n’ont rien de naturel.

Le berbère vous permet-il d’exprimer des choses que vous ne sauriez exprimer en français ?
Non. La langue française est merveilleuse, elle est celle qui permet d’avoir le plus de subtilité, de nuances. Je suis du genre à me rendre malheureuse parce que, essayant d’exprimer quelque chose, je n’arrive pas à trouver le mot exact, alors qu’il existe forcément. C’est une drôle de pathologie, j’en conviens, mais c’est la stricte vérité (sourire). Le berbère, en tout cas ce que j’en connais, est un langage qui convient mieux à des choses concrètes qu’à des concepts. Je sais dire « Servez-vous votre verre », mais je ne saurais pas dire « Je n’en peux plus ». « Je t’aime » n’existe pas : on dit « Je te veux », comme en espagnol, ou « Tu me plais ». Ça dit quelque chose de la culture, d’ailleurs.

Quel souvenir gardez-vous de votre première rentrée en France, en maternelle, à Abbeville, en 1982 ?
Je n’en ai qu’un souvenir assez vague, mais l’impression qui demeure, c’est d’avoir toujours considéré l’école comme un havre de paix. Et c’est suffisamment fort pour le dire, parce que beaucoup d’enfants, y compris les miens parfois, ne vivent pas forcément l’école comme ça. De nos jours, il y a une telle multiplication des centres d’intérêt et des sources d’information que l’école n’apparaît plus nécessairement aux élèves comme le lieu par excellence où assouvir sa curiosité et son envie de se projeter dans le monde. Pour moi, à l’époque, il n’y avait que l’école et la lecture à la maison.

Et votre truc, c’était le français ?
Oui, c’est pour ça que c’est absurde de me donner des leçons d’attention à la maîtrise des fondamentaux. Bien avant d’être ministre de l’Éducation, cela faisait des années que j’étais terriblement choquée de voir qu’on pouvait laisser sortir du collège des jeunes n’ayant pas le minimum de vocabulaire requis pour… tout simplement être au monde. C’est-à-dire le comprendre et le parler. C’est un sujet que j’ai pris à bras-le-corps. Cela n’est jamais commenté parce que, dans  les débats éducatifs, malheureusement, seuls les polémiques et le buzz font florès, mais j’ai réformé l’ensemble des programmes de la scolarité obligatoire, notamment pour y mettre l’accent sur la maîtrise du français, à l’écrit comme à l’oral, tout au long de la scolarité. À 7 ans, à 15 ans, il faut continuer à enrichir le vocabulaire, la compréhension, donc l’esprit critique. Non, je ne crois vraiment pas avoir de leçons à recevoir sur ce sujet qui me tient si fort à cœur.

Selon vos proches, vous avez à cœur de pratiquer un français soutenu. Est-ce parce qu’il s’agit pour vous d’une langue acquise ?
Je ne cherche pas particulièrement à parler un français soutenu, mais j’ai le goût de la précision et de l’exactitude. Au lendemain des attentats de janvier 2015, je suis allée dans des collèges.
C’était le moment où naissaient de nouvelles théories du complot. En discutant avec les élèves, j’ai été frappée de voir à quel point beaucoup des erreurs d’analyse qu’ils faisaient venaient du fait qu’ils n’avaient pas compris un mot entendu dans les médias ou qu’eux-mêmes n’arrivaient pas à exprimer ce qu’ils avaient au fond du cœur. Vous vous souvenez de la série « H », avec Éric et Ramzy ? Éric utilisait souvent un mot pour un autre, et c’était très drôle. Derrière l’humour, il y a une réalité pour plein de gens. Ne pas disposer du bon mot, c’est n’avoir d’autre choix que la violence ou le retrait de la vie sociale.

Vous avez écrit, en 2012, « le pouvoir de la parole en est un ». Est-ce que, en politique, parler, c’est agir ?
La politique ne peut pas être faite que de parole, on est bien d’accord, mais la réponse est oui, indéniablement. C’est bien pour cela qu’il ne faut pas être léger, inconséquent, avec sa parole. Ce qui rend l’époque si compliquée, c’est qu’a contrario, lorsque vous êtes conséquent, que vous mesurez le poids des mots, que vous pesez au trébuchet chacune de vos formules, on vous accuse de faire de la langue de bois.

Ne pratiquez-vous pas la langue de bois ?
Non, ce que je pratique, c’est d’abord… une politesse (rire). Oui, vraiment ! Ce que j’entends par politesse, ce n’est pas le sourire – on me le reproche suffisamment –, c’est de ne pas ajouter du trouble au trouble. De ne pas considérer que le « parler vrai » passe automatiquement par l’injure, la caricature ou l’hystérie. Lorsque je m’exprime, c’est toujours en responsabilité. Je ne suis pas là pour me faire plaisir, ni pour faire de bons mots. Quand Nicolas Sarkozy dit « On va vous nettoyer ça au Kärcher » ou « Casse-toi, pauvre con ! », il se fait plaisir, mais il n’est pas en responsabilité.

Mais comprenez-vous le procès en langue de bois qui vous est fait ?
Je le comprenais quand j’étais porte-parole du gouvernement, parce que là, c’était presque institutionnel. Quand on vous interroge à propos d’un sujet sur lequel deux ministres sont en contradiction, vous n’allez pas prendre parti. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il continue depuis que je suis ministre de l’Éducation, parce que là, franchement, ça ne correspond plus à grand-chose. Je ne suis ni neutre ni spectatrice. Je suis dans le combat. On peut apprécier ou ne pas apprécier cela chez moi, mais ne pas le remarquer, c’est pour le moins étrange.

 


Retrouvez ici les premier et deuxième volets de ce portrait réalisé par Nicolas Espitalier pour Sud Ouest.