Najat Vallaud-Belkacem: pour qu’au courage des réfugiés nous répondions avec la force de notre honneur

Presse Questions de société Réfugiés Publié le 21 juin 2019

A l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés, l’ex-ministre de l’éducation nationale appelle à s’appuyer sur la recherche et les ONG pour « briser » la mécanique de la désinformation et rétablir les conditions d’ « un débat démocratique, éclairé, raisonné, informé. »

Aujourd’hui, partout dans le monde, les militants des droits humains se mobilisent pour informer, alerter, appeler les opinions publiques et les gouvernements à la responsabilité afin de faire respecter les droits fondamentaux des personnes déracinées, et d’améliorer leurs conditions de vie. On parle des demandeurs d’asile, des apatrides, des rapatriés, des personnes déplacées au sein même de leurs pays, des réfugiés. En 2017, ils étaient 70,8 millions à travers le monde, selon les Nations unies. Sans doute, ils sont plus nombreux aujourd’hui, et le seront plus encore demain.

Le courage de ces enfants, femmes et hommes pour affronter ces vies de déracinement, de fuite, d’exil et persévérer à se construire dignement un avenir, en dépit des dangers et des persécutions, puis de la défiance ou de l’indifférence qu’ils rencontrent partout sur leur route, est proprement inimaginable. Il faut pourtant faire cet effort d’humanité, d’empathie, d’intelligence et de savoir pour mettre fin au cercle vicieux qui nous mène à la catastrophe globale : toujours plus de peur, de crainte, et d’hostilité, mais aussi de contestation des faits et des chiffres, et donc d’ignorance chez celles et ceux qui ont la chance de pouvoir vivre et rester chez eux, et donc, d’accueillir. Si nous voulons que notre honneur soit à la hauteur de leur courage, alors il nous faut briser cette mécanique infernale qui prospère à l’ère de la « post-vérité », et rétablir les conditions d’un vrai débat démocratique, raisonné, informé, éclairé, juste et humain.

L’immigration qu’elle soit la conséquence de la guerre, de la misère ou du changement climatique s’est imposée, au cours des dernières années, comme un des défis politiques majeurs posés à nos sociétés. Elle est au coeur de ce qui préoccupe les opinions à travers les débats sur l’accueil des réfugiés, le degré d’ouverture de nos sociétés ou les modalités d’intégration des nouveaux arrivants. On peut regretter cette place prépondérante dans le débat. Il reste que, pour espérer la ramener à sa juste mesure, il faut d’abord l’accepter, et la comprendre.

Mais peut-on seulement parler de débat ? Aux Etats-Unis, en Angleterre, ici en France, ou encore en Italie, partout où je me suis déplacée ces derniers mois, en guise de débat, je n’ai souvent assisté qu’à des dialogues de sourds, quand ce ne sont pas des manipulations rendues possibles par les réseaux sociaux et des algorithmes qui trient les informations qui nous parviennent, et modèlent nos émotions, influencent nos avis et nos consciences. Résultat : deux camps se font face, apparemment irréconciliables. Ceux qui, études à l’appui, avancent les statistiques et les preuves concrètes illustrant l’apport économique, culturel, démographique de l’immigration à nos sociétés. Et, face à eux, une immense majorité qui redoute un recul de son niveau de vie, une dilution de son identité ou de ses valeurs dans le grand bain de la mondialisation.

Les uns se prévalent de leurs chiffres, les autres restent campés sur leurs positions, incrédules, défiants, en colère. Nous qui mesurons régulièrement les perceptions savons par exemple que 65 % des citoyens au niveau mondial estiment que leur gouvernement leur « cache » le coût réel de l’immigration. Dans aucun des 28 pays étudiés, cette proportion ne descend au-dessous de 50 %, et elle est de 63 % en France (enquête Ipsos « World Refugee Day. Global attitudes towards refugees » réalisée en avril-mai auprès d’un panel international). Plus surprenant, le degré d’adhésion à cette forme de « complotisme light » ne varie pas, en France, avec le niveau de revenu ou avec l’âge. De la même manière, près de la moitié des personnes interrogées souscrivent à l’idée que leur gouvernement cherche délibérément à altérer la composition ethnique de leur société en ouvrant les vannes de l’immigration. 43 % des Français, par exemple, le pensent.

On comprend, dès lors, que le débat paraisse impossible, et que la délibération démocratique bute face à un mur. Voilà pourquoi il est urgent que chacun prenne ses responsabilités, partout dans la société. Beaucoup le font déjà : les ONG, celles qui relèvent leurs manches pour secourir les migrants en mer, comme celles qui se fixent pour mission d’ouvrir les yeux des décideurs. La fondation Tent est de celles-là, qui se consacre à mobiliser les grandes entreprises du monde pour qu’elles contribuent à accueillir et intégrer les réfugiés par l’emploi; et les entreprises elles-mêmes, qui s’engagent dans une telle aventure, et elles sont de plus en plus nombreuses en France à franchir le pas, au nom de leurs besoins économiques autant que de leur mission sociale.

On ne dira jamais combien ces efforts émanant de la société civile dans toute sa diversité sont précieux. Mais leur permettre de réussir, dans la durée, nécessite de mieux comprendre les soubassements des blocages auxquels il s’agit de faire face et de pouvoir identifier les leviers de leur dépassement.

C’est pourquoi il est plus important que jamais d’investir dans la science, des humanités aux neurosciences, en passant par la data science, pour comprendre les fonctionnements profonds des opinions et des comportements dans nos sociétés. Il convient de soutenir celles et ceux qui, à l’instar d’un François Héran [sociologue, anthropologue et démographe, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France], poussent l’idée d’un GIEC sur la question migratoire globale afin de mener un combat comparable à celui qui est mené contre le climatoscepticisme, et qui finit par donner ses fruits.

Mieux agir collectivement

Un tel effort porté à l’échelle internationale, associant la recherche publique aux acteurs privés qui, comme Ipsos, décident de se saisir résolument du sujet, serait en mesure de nous aider, mieux que toutes les initiatives politiques, à mieux comprendre, mieux débattre et mieux agir, collectivement, comme citoyens.

Pour qu’enfin, au courage des réfugiés, nous puissions collectivement répondre avec la force de notre honneur, et le sens de la fierté retrouvée. Après tout, 70 % des Français se disent fiers et confiants que la France accueille des personnes persécutées dans leur pays. Lorsque la raison peine à infléchir les opinions à elle seule, pourquoi ne pas faire appel, nous aussi, à la puissance des sentiments et des émotions en convoquant aussi la fierté d’agir en êtres humains, d’abord guidés par les valeurs, le sens moral, et la volonté de construire une société meilleure, à l’avenir plus solidaire et plus juste pour toutes et tous ?

Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’éducation nationale (2014-2017), est présidente du conseil stratégique de la fondation d’aide aux réfugiés Tent et directrice des affaires publiques internationales du groupe Ipsos.

Cet article est d’abord paru dans Le Monde le 21 juin 2019