Pour un changement de régime

Presse Environnement Santé Publié le 23 juillet 2019

Selon Najat Vallaud-Belkacem, relever le défi du changement climatique peut d’abord passer par la façon dont les humains s’alimentent

Nous avons tous l’habitude des injonctions saisonnières à changer de régime. Les femmes, surtout, puisque dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’un appel culpabilisant à se conformer aux standards de beauté que la société de consommation cherche à imposer à nos corps, notre silhouette, notre peau, nos cheveux… et à nos esprits. Ne soyons pas trop chagrins, malgré tout, puisque la tendance, forte et durable, est au healthy, au bio, au naturel, au local, à la chasse aux allergènes, pesticides, sucres et divers additifs de l’industrie agroalimentaire et même, à la fin des emballages polluants et inutiles au profit du vrac, par exemple. Il y a donc bien, dans l’air du temps, quelque chose de bon à prendre pour notre santé, la protection de l’environnement, l’économie générale de notre système de production agricole et alimentaire, et notre qualité de vie au sens global du terme.

Doit-on prendre tout ceci à légère, espérant que le phénomène survivra à l’été prochain, et qu’il s’étendra au-delà des produits de luxe et des circuits de la consommation haut de gamme pour toucher massivement l’ensemble de la population, celle qui est contrainte, tous les jours, de faire le choix entre prix et qualité ? Ou bien au contraire avons-nous devant nous un levier pour transformer le monde radicalement, à l’échelle globale, tant pour combattre les problèmes de santé publique que pour enrayer le réchauffement climatique, la disparition des espèces, les pollutions, les déséquilibres de l’urbanisation généralisée ou l’effondrement de la biodiversité ?

40% des adultes, soit près de 2 milliards de personnes dans le monde sont en surpoids, dont plus de 500 millions sont obèses. Partout, nous grossissons. L’obésité a atteint les proportions d’une épidémie mondiale. D’ici 2050, 70 millions de bébés et de nourrissons supplémentaires en souffriront, avec toutes les maladies connexes que nous connaissons et les défis énormes qu’elle pose pour nos services de santé.

Ce qui est le plus inquiétant, c’est qu’au cours des dernières décennies, pas un seul pays n’a pu inverser cette tendance. Par conséquent, d’ici 2030, plus de 5 millions de personnes mourront avant l’âge de 60 ans à cause de maladies liées à leur alimentation. Dans le même temps, la faim et les différentes formes de malnutrition augmentent à travers la planète, avec plus de 820 millions qui en souffrent, principalement à cause des variations climatiques extrêmes, des conflits et des crises économiques qui en découlent. Le dernier rapport Sofi des agences de l’ONU paru le 15 juillet indique même que c’est la troisième année consécutive que la faim progresse dans le monde, avec 10,8% de la population qui est touchée, et 26,4% si on cumule avec les personnes frappées par l’insécurité alimentaire due à la mauvaise qualité de leur alimentation. On sait, par ailleurs, qu’il ne s’agit pas d’un problème de production, mais bien d’inégalités économiques et sociales qui ne cessent de s’aggraver.

C’est une dynamique proprement catastrophique qui menace à la fois la planète et la santé humaine à très grande échelle. Une des caractéristiques de cette époque qui est la nôtre, est qu’une part de plus en plus large de la communauté scientifique nous incite à penser une ère nouvelle de la planète Terre et de l’humanité qui l’habite : l’anthropocène. Un concept qui est en réalité un nouveau régime global, et qui doit nous permettre de penser les changements provoqués par l’activité humaine, de comprendre leurs interactions profondes, et d’agir pour limiter leurs effets et inventer un nouveau système, vivable et durable, pour tous.

Au centre de tout cela, il se pourrait bien que se trouve ce que nous mangeons, nos assiettes, notre régime.

Les scientifiques, les ONG, les acteurs privés comme les responsables publics sont de plus en plus nombreux à l’affirmer et à s’associer pour concevoir un régime global, adapté à chaque contexte économique, géographique, démographique, climatique, social ou culturel, comme par exemple la commission constituée de la plateforme EAT, en partenariat avec la revue The Lancet. Ils considèrent que notre régime alimentaire est le seul levier aussi puissant pour imposer un mode de vie soutenable, tant pour la santé humaine, que pour la planète. Si nous n’agissons pas rapidement dans ce sens, nous risquons de ne jamais atteindre les objectifs du développement durable de l’ONU, ni ceux de l’accord de Paris sur le climat, et nos enfants hériteront d’une planète très dégradée, dans laquelle la majorité souffrira de malnutrition et de maladies sévères.

D’ici 2050, nous disent-ils, nous devons donc changer radicalement de régime. Notre consommation globale de fruits, légumes ou noix va devoir doubler, quand notre consommation d’aliments comme la viande rouge ou le sucre devrait diminuer de moitié.

Et l’innovation, me direz-vous ? La recherche dans l’industrie agroalimentaire, la transition de nos modèles agricoles, les transformations de la grande distribution ? Les progrès sont incontestables et, bien sûr, les évolutions de la production et du marché de l’alimentation à travers l’implication toujours plus grande des acteurs privés et publics sont indispensables. Mais elles ne suffiront pas à elles seules à changer la donne.

C’est à chacun d’entre nous de prendre notre part de responsabilité, très concrètement, en changeant tout simplement de régime. C’est à portée de main, pourquoi ne le faisons-nous pas ? Quel est notre problème ?

Comme tous les autres défis auxquels nous sommes confrontés, le principal problème est le manque de sensibilisation et de compréhension globale de la situation. Nous avons besoin d’une prise de conscience à grande échelle par les individus, les consommateurs, les citoyens des conséquences de nos choix. On est loin du compte.

A Libération, qui lui demandait récemment si la peur pouvait être le moteur de l’action concernant le changement climatique, Greta Thunberg répondait: «Ça l’a été au moins pour moi. Et ça pourrait l’être pour beaucoup d’autres personnes.» Cette citation m’a plongée dans un abîme de réflexion. Devons-nous compter sur nos peurs pour changer ? Ou pouvons-nous imaginer le faire à travers des changements que nous percevons immédiatement comme vertueux, pour nous comme pour la planète, pour tout de suite comme pour les générations à venir ?

Et si, à la faveur des bonnes résolutions plus ou moins futiles que l’été nous incite à prendre, nous saisissions l’occasion de changer vraiment de régime alimentaire pour nous éviter d’avoir à vivre, un jour, sous le régime de la peur ?

Cet article est d’abord paru dans Libération le mardi 23 juillet