Restaurer la confiance dans les médias, pour sauver la démocratie

Éditos Questions de société Désintox Populismes Publié le 5 septembre 2019

La défiance vis-à-vis des médias, mesurée enquête après enquête, ouvre une nouvelle ère du soupçon où prospère le complotisme et menace la démocratie. Un sursaut est nécessaire. Il est urgent d’agir pour éviter l’enlisement, de sombrer collectivement dans un cercle vicieux où la défiance nourrit l’ignorance, l’ignorance nourrit le rejet, et le rejet aboutit à la désignation de boucs émissaires. Assumons de dire que oui, nos démocraties sont malades, mais que non, nous ne nous en sortirons pas en nous contentons de blâmer puis lyncher les élites.

Régulièrement, de nouveaux chiffres choc, ou de nouvelles polémiques nous donnent l’occasion de constater la profondeur du fossé qui se creuse entre le « peuple » et les « élites », notamment les responsables politiques et les médias. Nous déplorons alors à l’unisson cette défiance qui fracture la démocratie, nous nous lamentons sur notre sort de démocrates incompris, nous promettons d’agir avec intégrité, de « dire la vérité », nous nous épuisons en « pédagogie » et en fact-checking … pour un résultat, il faut le dire, pour le moins contrasté.

La dernière étude IPSOS menée dans 26 pays vient illustrer, s’il le fallait encore, l’ampleur du malaise démocratique. Elle apporte cependant quelques informations qui invitent à l’optimisme. Certes, de manière générale, les « médias » font l’objet d’une défiance très forte dans la plupart des pays. Mais le degré de confiance accordé par nos concitoyens à leurs sources d’information varie selon la catégorie de média : la télévision et la radio bénéficient d’une « confiance nette » faible, mais positive, voire très positive en Allemagne, en Grande-Bretagne ou au Canada. Les journaux et magazines s’en sortent relativement bien aussi, et bénéficient même dans certains pays comme le Brésil ou l’Allemagne d’une confiance nette positive. En revanche, les sites d’information et plateformes internet font l’objet d’une défiance plus grande, notamment en Pologne, en Espagne ou en France. 

Nous sommes bien entrés dans l’ère du soupçon, mais un soupçon différencié selon les émetteurs et les sources d’information. Sans doute sensibilisés par les débats nombreux qui ont porté sur le sujet, notamment depuis l’irruption de l’expression fake news dans le vocabulaire global autour de l’année 2016 et de la campagne de Donald Trump, les citoyens font le tri, ou du moins tentent de le faire, entre la « bonne » information, et la « mauvaise ». Cependant, cette prise de conscience reste imparfaite, et tout porte à croire que les citoyens sont globalement loin d’être suffisamment armés pour maîtriser l’usage des informations qui leur parviennent. 

La défiance dont témoignent une partie des lecteurs provient aussi d’un doute plus fondamental sur les intentions réelles de certains médias 

Loin de nous l’idée de culpabiliser, de porter un jugement moral sur tous ceux qui, de bonne foi, croient ou relaient des fausses nouvelles. Personne n’est à l’abri. Un des plus grands défis qui se pose aux démocrates – responsables politiques, artistes, médias, chercheurs – pour les années à venir sera sans doute d’aider chacun à cultiver l’esprit critique, cet anticorps démocratique, sans pour autant tomber dans l’esprit complotiste. L’éducation, dès le plus jeune âge, à cette faculté de penser par soi-même voire parfois contre soi-même, jouera un rôle essentiel. 

Pour cela, il reste, nous le craignons, beaucoup de chemin à parcourir. Lorsque les fake news sont partout, alors tous les interlocuteurs se valent, tout est mis sur le même plan, toute information est accueillie avec la même suspicion. Faute d’avoir le temps, l’attention nécessaire pour tout vérifier, contrôler, on a alors tendance à se replier sur la sphère connue, sans se confronter à des points de vue différents, ou à croire les informations qui valident nos idées préconçues. 

Le problème a sans doute des racines plus profondes encore que l’on peut le croire. La défiance dont témoignent une partie des lecteurs, auditeurs et citoyens ne procède en effet pas uniquement d’un doute sur la capacité des journalistes et médias à vérifier l’information. Elle provient aussi d’un doute plus fondamental sur les intentions réelles de certains médias. Moins de la moitié des Français pensent ainsi que la presse papier agit « avec de bonnes intentions ». On mesure ici l’ampleur du chemin à parcourir pour rétablir un minimum de confiance entre les sources d’information et nos concitoyens. 

Comme toutes les institutions qui sont les piliers de nos démocraties, la force des médias repose uniquement sur la confiance que nos concitoyens leurs accordent. Ils sont la condition même d’une discussion collective, d’un débat démocratique susceptible de jeter les bases d’un compromis politique sur la société dans laquelle nous souhaitons vivre. Sortons du fantasme complotiste, arrêtons de nous complaire dans un dégagisme facile, même s’il a des vertus cathartiques : aucun pays ne s’est jamais saisi de son destin sans « élites ». Assumons de dire que oui, nos démocraties sont malades, mais que non, nous ne nous en sortirons pas en nous contentons de blâmer puis lyncher les élites. 

Il faut développer une compréhension approfondie des ressorts de cette défiance qui ronge nos démocraties.

Un sursaut est nécessaire. Il est urgent d’agir pour éviter l’enlisement, de sombrer collectivement dans un cercle vicieux où la défiance nourrit l’ignorance, l’ignorance nourrit le rejet, et le rejet aboutit à la désignation de boucs émissaires – toujours les mêmes, ici les immigrés, là les juifs, les Roms, les musulmans, etc. Jusqu’ici, des efforts considérables ont été déployés. Nous pensons évidemment au fact checking dont les rédactions se sont dotées. Mais ces efforts sont encore bien loin d’être à la hauteur du problème. 

Les travaux en sciences cognitives et en sciences sociales tendent à montrer que le fact checking n’a aucun impact, qu’il ne permet en rien de rétablir ce qui a été brisé par la diffusion d’une fausse nouvelle. Cela ne signifie pas qu’il faille s’en passer, mais cela signifie que les acteurs du débat public, et notamment les médias, les chercheurs, et les responsables politiques, doivent aller bien plus loin que cela dans l’élaboration de solutions concertées et collectives. 

Cet effort doit commencer par une compréhension approfondie des ressorts de cette défiance qui ronge nos démocraties, grâce à des travaux d’universitaires, de chercheurs, d’institutions publiques et privées. Notamment en ce qui concerne les processus cognitifs et émotionnels qui permettent au cerveau humain de recevoir et traiter les informations, mais aussi l’ensemble des innovations pédagogiques qui permettront aux enseignants d’affronter le problème en classe. 

Faisons-le tant que la science, les chercheurs, l’École ou l’Université bénéficient encore d’une large confiance, à priori, de nos concitoyens. 

Ce texte, co-écrit avec le Professeur de psychologie Grégoire Borst, est d’abord paru le 5 septembre 2019 dans le média AOC.
Pour en savoir plus sur l’étude sur les médias et les “Fake News” mentionnée dans cet article, c’est par ici: https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2018-09/fake_news_fr.pdf