
Un autre récit doit émerger face à l’hostilité à l’égard des migrants, devenue un filon électoral, plaide, dans un entretien au « Monde », l’ex-ministre, présidente de l’association France terre d’asile, qui cosigne un livre sur la question des réfugiés.
Présidente de l’association France terre d’asile, l’ex-ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem vient de publier, avec l’économiste Benjamin Michallet, un livre destiné à déconstruire les idées reçues sur les personnes fuyant les persécutions ou la mort : Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas (Stock, 270 pages, 20,50 euros, numérique 15 euros).
Le 4 juillet, dans le Pas-de-Calais, des gendarmes ont lacéré un bateau pneumatique chargé de migrants qui cherchaient à rejoindre l’Angleterre, au motif de les « protéger ». Avez-vous le sentiment que les méthodes françaises sont de plus en plus agressives ?
Oui, et il est temps de faire le bilan de cette militarisation de la frontière, qui coûte très cher et qui n’a aucun effet : 20 000 personnes ont traversé la Manche depuis janvier, contre 12 000 à la même période en 2024. Ces méthodes poussent encore plus les personnes à vouloir rejoindre le Royaume-Uni. Les traversées sont rendues encore plus dangereuses – embarcations surchargées, recours aux passeurs –, avec un record de 78 morts en 2024. Pourtant, d’autres solutions existent : en France, accueil digne, accompagnement à l’asile ou à l’aide sociale à l’enfance pour les mineurs non accompagnés ; en Angleterre, ouverture de voies légales depuis la France (asile, regroupement familial, travail).
Lorsque le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a déployé pendant deux jours, les 18 et 19 juin, 4 000 policiers et gendarmes pour « interpeller des clandestins », il n’y a pas eu énormément de réactions dans la société. Le périmètre de ce qui est jugé « acceptable » s’est-il élargi ?
Comment s’en étonner après des années de discours hostiles aux nouveaux venus ? Le plus frappant dans cette opération de communication, c’est la date choisie : à la veille du 20 juin, Journée mondiale des réfugiés. Le voilà, le grand tournant des dernières années : autrefois, même quand on était frileux envers la migration, on préservait l’idée de porter secours à ceux qui fuient les persécutions et la mort. Désormais, on les présente d’emblée comme indésirables, suspects, illégitimes. Choisir cette journée, qui est supposée nous faire compatir à leur sort tragique, pour lancer cette « chasse aux clandestins », c’était inscrire cette suspicion dans les esprits.
La faiblesse des réactions traduit aussi le tiraillement d’acteurs humanistes, redoutant que leur parole ne soit pas entendue. C’est un peu comme le combat perdu d’avance de la vérité contre les fake news : la fausse info a le temps de faire huit fois le tour de la Terre, alors que la vérité n’a pas encore fini de lacer ses chaussures. De même que la vérité ne doit pas s’exprimer uniquement pour « débunker » [démystifier] des fausses infos, la parole humaniste et rationnelle doit, sur la question migratoire, monter au créneau plus souvent, spontanément, de façon assumée et ambitieuse. C’est ainsi qu’un autre récit pourra s’imposer face à l’hostilité, devenue un filon électoral auquel peu de responsables politiques résistent.
Avez-vous le sentiment que le réfugié est, dans nos sociétés, moins bien vu que le migrant venu pour des raisons économiques ?
C’est contre-intuitif, mais oui. Le réfugié n’est plus perçu comme une figure noble ; ceux qu’on imagine persécutés pour leurs idées ont certes encore droit à notre magnanimité, mais la légitimité de tous les autres est remise en doute. Or, les demandeurs d’asile fuient des persécutions bien plus diverses que la seule opposition politique : ethnie, orientation sexuelle, refus de mutilation génitale… Les 130 000 demandeurs annuels ne sont pas tous des Alexeï Navalny [1976-2024] !
Cette hostilité sourde envers les demandeurs d’asile s’explique notamment par la puissance des images. Montrer des bateaux pleins de gens en haillons, prêts à faire naufrage, alimente bien mieux le discours de la submersion que des arrivées individuelles à l’aéroport. Ces images, toujours prises de loin, effacent les visages et l’humanité : on ne voit qu’une masse, et cela suscite l’angoisse.
Or, ceux qui leur sont hostiles présentent cette image comme la définition même des migrants, occultant qu’en réalité la migration concerne d’abord les étudiants étrangers (32 % des primo-délivrances de titres de séjour), bien avant les demandeurs d’asile (16 %), qui sont également moins nombreux que les migrants économiques (17 %). Pourquoi cette manipulation ? Elle vise à faire croire que, chaque année, nous subissons, impuissants, l’arrivée de 300 000 personnes, à cause du droit international ou de la convention de Genève. C’est tout bonnement faux : la grande majorité des nouveaux entrants viennent pour leurs études ou pour le travail, des migrations volontaires que l’Etat peut parfaitement réguler selon ses besoins. Quant à l’asile, nous sommes loin de tout accepter : en 2024, seules 45 % des 133 000 demandes ont abouti. Enfin, accuser les textes internationaux d’attenter à notre souveraineté, c’est ignorer l’histoire de la France, qui a forgé ce droit protecteur au fil des tragédies. Défendre l’identité française, c’est aussi cela.
Le fait de ne pas autoriser les demandeurs d’asile à travailler, en les poussant vers l’économie informelle, ne contribue-t-il pas à assombrir leur image ?
Oui, il est vraiment temps d’en finir avec la quasi-impossibilité faite aux demandeurs d’asile de travailler. Cette mesure, instaurée sous le gouvernement d’Edith Cresson en 1991, pouvait se justifier à l’époque par l’idée d’un répit réparateur après le parcours migratoire. Mais aujourd’hui, elle crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Le travail est le meilleur levier d’insertion ; l’inactivité forcée érode les compétences, comme celles de ces codeurs informatiques syriens qui finissent par travailler au noir dans le bâtiment. Finalement, tout le monde y perd : l’individu, mais aussi la collectivité, qui aurait intérêt à ce que les nouveaux venus occupent des emplois qualifiés, gagnent bien leur vie et cotisent beaucoup. Les cantonner aux « emplois dont personne ne veut » est une mauvaise idée.
Que nous apprend la différence de traitement des réfugiés syriens et ukrainiens ?
En 2015, sur 1,5 million de Syriens arrivés en Europe, près de 1 million ont été accueillis par l’Allemagne, laissant seulement quelques centaines de milliers de réfugiés pour les autres pays européens. Pourtant, la rhétorique de crise, la non-coopération et le populisme l’ont emporté. En 2022, 4 millions d’Ukrainiens sont arrivés, et l’accueil s’est fait paisiblement, sans que soient évoquées ni une « crise » ni une « submersion ». On a aussi constaté alors la vacuité de la thèse de l’« appel d’air ». Les Ukrainiens, contrairement aux autres demandeurs d’asile, pouvaient choisir leur destination, mais très peu sont venus en France : quatre à cinq fois moins qu’attendu, par rapport à l’Allemagne ou à la Pologne. Cela montre que les réfugiés privilégient la proximité, les communautés existantes et les affinités culturelles ou linguistiques. Comme les Ukrainiens, la plupart des Syriens ou des Afghans préfèrent rester près de chez eux ; ceux qui vont plus loin le font faute de soutien international à ces pays voisins, où la situation devient alors intenable. Il est étonnant que ceux qui veulent moins de réfugiés au nord s’intéressent si peu à la coopération internationale, pourtant la meilleure réponse qui soit.
Que faire pour contrer les récits xénophobes ?
Assumer que le phénomène migratoire est à la fois inéluctable et général : on évoque rarement les expatriés du Nord profitant des opportunités économiques du Sud, ou les étudiants français dont on salue les années d’études à l’étranger.
Rééquilibrer les récits : on dit que les nouveaux venus profitent de notre système, mais nous bénéficions aussi de celui de leur pays d’origine, par exemple en recrutant leurs médecins sans financer leur formation. A-t-on seulement évalué le gain réalisé ?
Impliquer les citoyens dans la compréhension de leurs propres intérêts, distincts de ceux de certains politiques ou médias : face à la baisse démographique, au désir de maintien d’un système de retraite solide, de pensions décentes et d’un âge de départ raisonnable, il faut de nouveaux actifs.
Redonner de la valeur à l’humanisme et à l’accueil digne : après des années de pression politique, cette parole a été réduite au silence, accusée de déconnexion ou de trahison des classes populaires. Il faut y résister : la vraie déconnexion vient de ceux qui caricaturent les citoyens, organisent l’impuissance publique et aggravent les difficultés.
Vous insistez sur la difficulté d’informer sereinement les citoyens sur ces questions, du fait d’un accès limité aux données… La transparence est-elle cruciale ?
Oui. Contrairement à d’autres pays, il n’existe quasiment pas d’études fondées sur des données nationales en France : je parle d’études rigoureuses, publiées dans des revues scientifiques reconnues. Ce n’est faute ni de chercheurs ni de données, mais parce que les pouvoirs publics ne les rendent pas accessibles. Pour répondre aux questions des Français, comme dans ce livre, nous avons dû puiser dans la recherche mondiale. Cette difficulté tient en partie au fait que ces politiques sont contrôlées par le seul ministère de l’intérieur, peu enclin à l’open data et aux sciences sociales.
D’où cette situation étrange : il est impossible de mener une réflexion sereine sur un sujet pourtant omniprésent dans le débat public. Même le directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, quand il rédige un rapport sur la prétendue ruée des Afghans chez nous [Didier Leschi, « L’Immigration afghane en France. Un événement de grande ampleur », note pour la Fondapol, 4 juin], se base sur des chiffres… venus d’Allemagne. Pourtant, ces données, c’est lui qui les a en main, lui qui pourrait les faire parler !
Une partie de la droite accuse la gauche d’être dans le déni, concernant le lien entre immigration et sécurité. En 2022, Emmanuel Macron avait déclaré qu’« au moins la moitié des faits de délinquance viennent de personnes qui sont des étrangers, soit en situation irrégulière, soit en attente de titre »…
Il y a chez les étrangers une surreprésentation des délits en lien avec la situation administrative, tout comme chez les banquiers une surreprésentation des délits en col blanc. S’agissant de la criminalité, qu’il ne me viendrait pas une seconde à l’esprit de minimiser, les études, partout, nous apprennent que les nouveaux venus n’en changent pas la physionomie. La seule chose qui change, c’est une couverture médiatico-politique des crimes, surfocalisée sur les auteurs étrangers et qui passe les autres sous les radars. Face à ce matraquage, on aimerait que les gouvernants s’en tiennent aux chiffres, aux faits, à la science. Qu’ils prennent conscience que la désinformation en cours les emportera à leur tour. Qu’elle nous emportera tous. Car, quand on réduit les droits des étrangers, on finit toujours par atteindre aussi les nôtres. Il est temps pour les citoyens de se ressaisir de ces sujets.
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