« Qu’est-ce qu’on nous cache sur l’accueil des réfugiés »

Droits humains France terre d'asile Réfugiés Publié le 29 juillet 2025

LE FIGARO.- Najat Vallaud-Belkacem, votre livre s’intitule Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas (Stock, 2025). Patrick Stefanini, vous avez intitulé votre livre sur l’immigration, Ces réalités qu’on nous   cache. Est-ce à dire que vous partagez le même constat. Quelles sont ces réalités qu’on ne nous dit pas ?

Najat VALLAUD-BELKACEM.-  Le livre a été intitulé ainsi car il s’adresse aux citoyens, aux questions légitimes qu’ils se posent, à leurs anxiétés et angoisses. À ces doutes répondent un certain nombre de travaux et de recherches, réalisés à travers le monde, pour analyser la façon dont les nouveaux venus – migrants volontaires ou déplacés forcés – vont impacter une économie, un marché du travail, une identité, dans la société d’accueil. On connaît peu les résultats de ces recherches car ils sont rarement mis dans le débat public. On en a d’ailleurs moins en France que dans d’autres pays, car les pouvoirs publics, qui détiennent les donnéesutiles à ces recherches, ne les partagent pas avec les chercheurs. Or cela permettrait de répondre à toutes ces questions. L’objet du livre est de donner à voir les résultats fournis par celles conduites à travers le monde.

Patrick STEFANINI.- J’ai lu le livre avec intérêt. Il est documenté, comme l’était le mien il y a cinq ans. Sur ces sujets, il faut aller au fond des choses : cela nécessite des références, de la documentation, de l’analyse. Il faut aller au-delà des raisonnements lapidaires. Ceci dit, votre livre, Madame la Ministre, a deux angles morts. Sans s’attarder sur la définition d’un réfugié, il y a, en France, deux sources juridiques du droit d’asile : la Convention de Genève, dont la France est signataire (comme beaucoup d’autres pays) et une source constitutionnelle (sur la base d’une disposition du préambule de 1946, reprenant elle-même une vieille disposition de la Constitution de 1793 qui dispose que toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur le territoire de la République). 

Nous avons donc deux sources juridiques pour définir les réfugiés. Nous sommes d’accord sur le fait que les personnes craignant d’être persécutées dans leur pays d’origine – en raison de leur race, de leur religion, de leurs opinions politiques, philosophiques, religieuses – méritent d’être accueillies dans d’autres pays où elles seront en sécurité. Pour bien cerner le débat, rappelons quelques éléments : en 1973, la France a enregistré 16.150 demandes d’asile ; en 2007 (année de l’élection de Nicolas Sarkozy), la France en a enregistré 35.000. La progression n’a pas été continue. Lorsque Michel Rocard a été élu et qu’il a prononcé sa fameuse phrase – «LaFrance ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part» -, on atteignait 60.000 demandeurs d’asile. La demande d’asile fluctue logiquement en ce qu’elle dépend de situations de crise ou de guerre dans les pays d’origine. En revanche, ce qui est original, c’est que depuis 2007, la progression du nombre de demandes d’asile en France a été continue. L’année dernière, on en a enregistré environ 150.000. Depuis 2007, on a eu quasiment une multiplication par quatre !

L’angle mort de votre livre, Madame la Ministre, est donc que, tout en consacrant de nombreuses pages à la situation des réfugiés, aux difficultés dans leurs pays d’origine ou problèmes d’intégration une fois reconnus réfugiés en France, vous ne parlez pas du fait que plus de la moitié des demandeurs d’asile sont définitivement déboutés. Vous citez d’ailleurs un chiffre : en 2023, 55 % des demandeurs d’asile ont été définitivement déboutés, c’est-à-dire qu’ils ne se sont pas vus reconnaître la qualité de réfugié. Ce qui pose problème dans la France d’aujourd’hui, c’est que ces déboutés restent presque tous en France : leur taux d’éloignement est d’à peine 2 %. Cela interpelle l’opinion publique française, qui reste attachée à la Convention de Genève, au préambule de 1946, à la situation des personnes subissant des situations inadmissibles dans leur pays, mais ne comprend pas que les personnes auxquelles les instances juridiques compétentes n’ont pas reconnu la qualité de réfugié puissent se maintenir sur le territoire français. Cela alimente un climat que vous dénoncez mais qui s’explique par cet échec collectif de la société française à renvoyer chez eux les déboutés. 

N. V.-B.- D’abord merci donc d’avoir organisé ce débat : ce sujet de l’immigration est tellement polarisé que les lieux de conversations posés sont rares. S’agissant de ce livre on m’a parfois demandé pourquoi avoir choisi de le consacrer aux réfugiés, ajoutant qu’a priori ce sont ceux qui posent le moinsproblème à une opinion publique anxieuse, qu’ils seraient en quelque sorte « les plus facilement acceptés ». Les choses sont bien plus complexes que cela en vérité et ces dernières années ce sont bien eux, les demandeurs d’asiles qui voient monter une hostilité croissante à leur endroit. 

Mais certaines associations n’ont-elles pas entretenu cette confusion en parlant de «vagues de migrants» ?

N. V.-B.- Le mot «migrant» est en réalité porté non par les associations, mais plutôt par les hostiles à l’immigration. 

Mais les plus hostiles parlaient de clandestins ! On dirait qu’on ne fait plus la distinction entre immigration légale, illégale… 

N. V.-B.- On est d’accord ! Depuis dix ou quinze ans, le mot-valise de «migrant» s’est imposé dans le débat public. Il est utilisé, encore une fois surtout par les hostiles, pour englober tous les nouveaux venus – par définition, un nombre important -, en apposant sur eux l’exclusive image de demandeurs d’asile sur un bateau au bord du naufrage. Cela fait peur, car cela donne l’impression que ces gens en détresse totale arrivent en masse. Les photos de ces bateaux sont toujours prises de loin, de sorte que l’on ne voie ni leur visage ni leur humanité. Or la migration, ce n’est pas cela, ce n’est pas vrai qu’il faille la résumer à cela. Celle qui nous arrive en France (comme ailleurs) est d’abord constituée de migrants volontaires, tandis que les déplacés forcés (les demandeurs d’asile) constituent une toute petite minorité : ils étaient l’an dernier 130.000, c’est-à-dire 17 % des nouveaux venus, à comparer aux 30 % d’étudiants internationaux. Le débat public a ainsi imposé collectivement une image tronquée, donnant l’impression que l’essentiel des personnes arrivant sur notre territoire est composé de « gens qu’on n’aurait pas d’autre choix que d’accepter ». Tout cela est faux.  

D’abord l’essentiel de la migration est composé de migrants volontaires (étudiants, travailleurs étrangers, couples mixtes), qui ont eu pour projet de venir chez nous. À leur égard, un État est souverain pour fixer des règles, pour décréter que parfois il a moins besoin d’étudiants étrangers, mais de plus de travailleurs qualifiés etc… Réguler l’immigration, contrairement à l’idée en permanence agitée, est complètement faisable sur cette partie majoritaire des migrants. 

S’agissant des déplacés forcés, le droit d’asile renvoie à la Convention de Genève, mais aussi à notre propre constitution et à notre histoire (il est dans l’ADN de la France, il ne nous est pas imposé par l’extérieur), et tous ne sont pas acceptés. L’année dernière, sur 133.000 demandes, seulement 60.000 personnes ont été acceptées. La question que l’on peut se poser est donc : que se passe-t-il pour les déboutés ? et on y reviendra. Mais d’abord si on en a accepté 60.000, cela veut bien dire qu’après instruction de leur dossier il est apparu que ces personnes craignaient avec raison d’être persécutés dans leurs pays (en raison de leur race, religion, idées politiques) ou de mourir de façon imminente dans un conflit de haute intensité. Cette protection ne doit pas être bradée simplement parce que les vents sont en ce moment mauvais et que beaucoup de responsables politiques utilisent ce sujet comme un écran de fumée pour détourner l’attention de leur incurie à agir sur le reste des sujets …

P. S. – Je maintiens que la question des déboutés est un angle mort dans votre propos. Vous dites que ce phénomène est minoritaire. Replaçons les chiffres dans leur contexte : 130.000 demandeurs d’asile dont un peu plus de la moitié est déboutée. En France, cela fait des années que, chaque année, il y a 60.000 déboutés qui deviennent des étrangers en situation irrégulière – des «clandestins». Une partie d’entre eux finit par être régularisée. Cela fait des années que la France régularise environ 30.000 personnes chaque année – le ministre de l’Intérieur actuel a engagé une action dynamique pour réduire le nombre des régularisations. En pratique, ces personnes ne quittent pas le territoire français et pèsent sur nos systèmes sociaux. Je pense notamment à la question de l’Aide médicale d’État (AME), exclusivement réservée aux étrangers en situation irrégulière, au point que les spécialistes de la question considèrent que le meilleur indicateur de l’importance de l’immigration clandestine en France est le nombre de bénéficiaires de l’AME. Il est d’environ 400.000, que les spécialistes tendent à multiplier par 2 pour obtenir le nombre total de clandestins en France car ils ne font pas tous la démarche (pour diverses raisons) visant à obtenir cette aide. 

La procédure d’asile en France, ainsi, fonctionne à peu près correctement. Chaque année, ce sont désormais entre 60.000 et 70.000 personnes qui se voient reconnaître la qualité de réfugié, obtenant ainsi un titre de séjour valable dix ans, leur permettant de travailler et d’accéder à un logement. Certes, ce n’est pas simple, mais ils ont un statut qui les protège et leur ouvre des droits dans la société française. Vous auriez pu consacrer un livre à la question des déboutés qui interpelle davantage l’opinion politique française que celle des réfugiés.

N. V.-B. – Nous évoquons bien les déboutés dans le livre. Notamment pour expliquer qui ils sont, c’est-à-dire pas nécessairement les fraudeurs qu’en a fait le débat public : il y a parmi eux des gens qui pensaient légitimement être fondés à demander la protection. Le droit d’asile et le fait d’obtenir le statut de réfugié ça relève d’une part d’interprétation : qu’est-ce que « craindre avec raison de risquer… ? » Parmi les déboutés, certains pensaient sincèrement être légitimes à le demander. Il y a par exemple des gens qui fuyaient la montée des eaux et qui pensaient que, le changement climatique ayant rendu leur environnement invivable, on pourrait les accueillir ailleurs. Or dans les textes actuels le changement climatique n’est pas reconnu. Il ne s’agit pas forcément de gens mal intentionnés qui ont cherché à tricher. 

Au-delà, sur les reconduites à la frontière, ce qui me fatigue, ce sont les discours d’une grande fermeté et autres déploiements de muscles qui ne sont pas suivis d’effets dans la mise en œuvre des politiques publiques. Par exemple, on a considérablement augmenté le nombre de personnes mises sous obligation de quitter le territoire français (On est le pays d’Europe qui en distribue le plus) et leur durée de rétention dans les centres de rétention administrative, mais dans le même temps, on n’a pas augmenté les moyens des préfectures pour appliquer ces OQTF. En d’autres termes : qui trop embrasse mal étreint : ça ne sert à rien de désigner un si grand nombre d’indésirables qu’à la fin on n’arrive même pas à les reconduire. Il vaudrait bien mieux se concentrer sur ceux qui doivent vraiment être reconduits. Et les autres, les laisser vivre et permettre à l’économie qui en a tant besoin, de les absorber sereinement, régulièrement. Donc non, restreindre les possibilités de régularisation économique comme le fait actuellement le ministère de l’intérieur ce n’est surement pas une bonne idée. 

Comment expliquez-vous cette impuissance? 

N. V.-B. – C’est une impuissance construite, car il est très confortable d’utiliser ce sujet à l’envi, pour se scandaliser, mobiliser l’émotion contre le fait que les choses ne se passent pas comme elles le devraient, canaliser les passions négatives en leur trouvant un bouc émissaire. En verité les passions négatives en question devraient surtout s’interroger sur les responsabilités des pouvoirs publics dans cette désorganisation totale. 

L’État devrait donc prendre ses responsabilités en se donnant les moyens d’expulser les personnes sous OQTF. Mais le souhaitez-vous vraiment ?

N. V.-B. –  Je suis pour des règles claires : des OQTF focalisées sur des gens dont la situation le justifie, respectant les règles de droit, et bien sûr exécutées. Les pouvoirs publics devraient se demander pourquoi tant de leurs OQTF sont cassées par le juge ? Peut-être parce qu’elles n’étaient pas justifiées, et ne respectaient pas les règles de droit ? 

Votre association, France terre d’asile, n’est donc pas sans-frontiériste ?

N. V.-B. – Non. Nous comprenons la nécessité de frontières et nous sommes pour qu’on traite dignement les individus. Il n’ya aucune raison pour que ces deux choses-là soient opposées.  

P. S.- Vous reprochiez à un certain nombre de responsables politiques de se satisfaire de notre impuissance à éloigner les clandestins pour avoir une sorte de fonds de commerce politicien. Je ne partage absolument pas cette analyse et votre livre vaut mieux que ce raisonnement politicien. Pourquoi avons-nous des difficultés à éloigner les clandestins ? Il y a deux raisons. D’abord, un manque dans la puissance publique française : nous manquons de places de rétention. Cette réalité a conduit le précédent ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à donner des instructions aux préfets et services de police visant à ne diriger vers ces centres que des étrangers clandestins – en situation irrégulière – qui ont troublé l’ordre public. Gérald Darmanin a donc fait de nécessité raison, mais ce n’est pas satisfaisant. L’effort que conduit actuellement Bruno Retailleau consiste non seulement à augmenter la durée de la rétention pour des ressortissants étrangers particulièrement dangereux, mais consiste également à reprendre le plan de construction de centres de rétention. Mais c’est un plan immobilier qui, de fait, prend du temps.

Il y a une deuxième série de raisons qui explique, sans la justifier, une partie de l’impuissance de l’État : la mauvaise volonté des pays d’origine. Nous y sommes confrontés en permanence. Soit pour des raisons purement politiques – comme l’Algérie, qui est dans une posture où elle ne fait pas beaucoup d’efforts pour reprendre les clandestins de son pays pour des raisons de politique générale – soit parce que le fait d’être en situation irrégulière en France n’empêche pas de travailler, de gagner sa vie, et que les transferts de fonds des immigrés en général, dont les clandestins, vers les pays d’origine, représentent des sommes considérables. Au fond, les pays d’origine considèrent que ces personnes en situation irrégulière, en France, en Allemagne, en Belgique ou autre, posent problème aux pays de destination que nous sommes, tout en trouvant assez confortable de recevoir chaque année d’importants transferts de fonds. Pour illustrer ce propos, l’aide publique au développement en France, représente 10 milliards d’euros, environ. Les transferts de fonds des personnes immigrées – régulières ou irrégulières – monte à 12 milliards d’euros chaque année. Ces chiffres expliquent la mauvaise volonté d’un certain nombre de pays étrangers. Si vous y ajoutez la situation extraordinairement difficile de certains pays d’origine, comme l’Afghanistan ou la corne de l’Afrique, ravagée par des guerres civiles horribles (Soudan, Érythrée), on aboutit à un faisceau de raisons expliquant que la France ne parvienne pas à exécuter correctement ses mesures d’éloignement. La France prend chaque année environ 120.000 mesures d’éloignement pour n’en exécuter (en additionnant tout, retours forcés et volontaires) qu’environ 25.000. Ce n’est pas satisfaisant.

Mais n’y a-t-il pas aussi un intérêt économique pour la France à avoir des travailleurs sans papiers ? Quid des secteurs en tension ? 

P. S.- En 2007, Nicolas Sarkozy a transcrit dans les faits une forte inspiration politique : l’immigration choisie, c’est-à-dire encourager la venue en France des étudiants étrangers – c’est une bonne chose d’accueillir des étudiants qui ensuite seront des cadres dans leur pays d’origine et entretiendront de bonnes relations avec la France – et l’immigration de travail. Contrairement à ce que l’on pense, l’échec de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2012 ne s’est pas traduit par l’abandon de cette politique : aucun des gouvernements qui se sont succédé n’a remis en cause la volonté de Nicolas Sarkozy d’encourager l’immigration des étudiants et des travailleurs. Deux chiffres l’illustrent. En 2000, la France distribuait environ 13.000 titres de séjour pour des motifs économiques. L’année dernière, environ 55.000. L’immigration choisie est donc devenue une réalité. S’agissant de l’immigration des étudiants, on est passé de 45.000 à plus de 100.000 l’année dernière. C’est là aussi un succès. 

Cette politique est-elle toujours adaptée à la situation de la France ?

P. S.- Oui pour les étudiants, mais je suis plus réservé sur l’immigration de travail. Dans un pays qui compte aujourd’hui 400.000 chômeurs étrangers, où le taux de chômage est nettement supérieur à la moyenne de ses voisins européens, la première question à se poser – c’est ainsi que raisonne Bruno Retailleau au vu des instructions qu’il a envoyées aux préfets avec la ministre du Travail – est de savoir si, avant de faire appel à une main-d’œuvre étrangère venue de l’étranger, nous pouvons exploiter le potentiel de travail sur notre territoire parmi les chômeurs (étrangers ou Français). 

Est-il satisfaisant de faire venir de la main-d’œuvre étrangère venue d’ailleurs quand on a un problème structurel de chômage en France ?

N. V.-B.- Pour revenir sur les raisons pour lesquelles on peine à exécuter les OQTF et les mauvaises volontés des pays d’origine, c’est vrai, mais c’est ainsi que va le monde : tous les pays, nous aussi, cherchent à tirer profit d’une situation de non-coopération. Quelque part, nous, en Europe, nous tirons profit du fait de pouvoir attirer à nous des médecins étrangers dont nous n’avons pas payé la formation. Nous manquons de médecins et sommes heureux de pouvoir accueillir dans notre hôpital public des médecins qui viennent d’Afrique ou du Maghreb alors que ce sont leurs pays d’origine qui ont payé leur formation. Ils arrivent prêts à l’emploi et nous les payons moins bien que nos médecins nationaux. Chaque pays cherche à tirer sur la corde d’une façon ou d’une autre sans respecter des règles équitables. C’est ainsi que certains pays d’origine voient en effet un intérêt à bénéficier de transferts de fonds d’étrangers travaillant au Nord. Ces transferts sont considérables et représentent plus que l’aide publique au développement mondiale. Mais ce qu’il faut surtout lire là, c’est que cette mobilité humaine a donc aussi des effets extremement interessants. Par exemple, ces transferts de fondspermettent de soutenir le développement de pays très vulnerables. Or je vous rappelle que c’est dans notre intérêt que ces pays se développent pour ne pas en faire des nids de violence, de conflits, de potentielles persécutions qui transforment les gens en déplacés forcés, voire de nids de terrorismes et d’idéologies dangereuses.

Mais est-ce que cela les tire vraiment vers le haut ? On leur prend des médecins et des cerveaux, on vide ces pays des personnes les plus dynamiques de leur pays…

N. V.-B.- C’est un sujet, même si la recherche des dernières années donne à voir quelque chose de très intéressant : les pays d’où partent de nombreux médecins ou infirmières ont vu ces dernières années l’appétence pour ces études-là augmenter (sans doute nourrie par le rêve d’une expatriation possible), et donc recupéré pour leur propre societé beaucoup de soignants qui, in fine, ne partiront pas tous. De manière générale il nous faut penser les intérêts des pays de départ, des pays d’arrivée, des personnes qui partent… Il faut une réflexion mondiale plutôt que de laisser chaque pays dans la concurrence non coopérative avec les autres et finir systématiquement avec du nivellement par le bas .

P. S.- L’aide publique au développement a besoin d’être profondément révisée : nous avons pendant des années consacré des sommes importantes pour accorder des prêts à des pays comme la Chine ou la Turquie, au détriment des dons que nous aurions pu faire à des pays d’origine de l’immigration en France, comme les pays du Sahel. Je regrette ce choix car la Chine et la Turquie sont aujourd’hui des concurrents économiques pour la France – éventuellement des partenaires à certains égards – qui n’ont pas besoin d’aide au développement. Ceux qui en ont besoin, ce sont un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne. Pour éviter l’immigration de masse, cette «déferlante» décrite par Stephen Smith, qui viendrait submerger les pays européens, on doit réorienter notre politique d’aide publique au développement. Cela n’a pas été fait au cours des dix dernières années. Mais comme je le disais, la question des déboutés interpelle fortement l’opinion publique. Ce que ne comprennent pas nos citoyens, c’est que l’on puisse venir en France sous couvert d’une demande d’asile, pour ensuite s’y maintenir, une fois débouté, comme si de rien n’était. Ne devrait-on donc pas, Madame la Ministre, changer notre procédure de demande d’asile, en les externalisant, comme le prévoit le pacte européen sur l’immigration et l’asile (adopté il y a un an et demi) ? 

N. V.-B. – Je soutiens ce qui facilite la trajectoire des personnes fuyant une situation intenable. Je suis favorable à ce qu’une Afghane qui fuit l’Afghanistan puisse demander l’asile depuis l’Iran ou le Pakistan voisin. Sauf que nous n’avons pas forcément d’ambassade ou de consulat ouverts sur place (nous n’en avons pas en Afghanistan évidemment, mais même en Iran ou au Pakistan, ce n’est pas évident). Il y a un an et demi, nous avons mené une campagne en soutien des Afghanes pour demander au gouvernement de faciliter leur trajectoire, de sorte que les instances consulaires, en particulier au Pakistan, puissent accepter leur demande de façon fluide sans leur demander des papiers qu’elles n’ont pas et qu’elles puissent prendre l’avion une fois le visa humanitaire obtenu pour rejoindre l’Europe plutôt que les trajets par la Libye et le désert – mais on a fait chou blanc. Pour cette raison, il ne faut pas de dissonance cognitive entre nos discours et nos actes. Si l’on pense que le mieux est que les gens n’empruntent pas de chemins si périlleux pour demander l’asile, alors il faut augmenter les voies légales de demande depuis le pays de départ ou les pays voisins.

P. S.- On l’a fait ! S’agissant des voies légales, nous avons augmenté le nombre d’étudiants étrangers !

N. V-B.- Moi je parle des demandes humanitaires.

P. S.- On est d’accord, mais ce n’était pas ma question.

N. V.-B.- J’y viens, mais je souhaite qu’ils puissent demander l’asile en toute sécurité aussi près de chez eux que possible. 

Cela épargnerait, en effet, beaucoup de vies humaines.

N. V.-B.- Absolument. Il n’en reste pas moins que pour un certain nombre d’entre d’eux, ils n’ont d’autre choix que de fuir. Lorsqu’ils savent que les autorités vont les arrêter le lendemain matin avec leurs enfants, ils ne vont pas aller à l’ambassade de France dans leur pays. Lorsqu’ils savent, par exemple en Iran, qu’ils vont traverser un conflit intense, ils ne vont pas rester en Iran… Donc, ils continuent de fuir. Pour souvent parler à des demandeurs d’asile et des réfugiés, si vous les interrogez sur leurs préférences, ils préféreraient rester dans un pays voisin du leur. Il faut le comprendre, le débat public l’occulte totalement. Si vous demandez par exemple aux gens qui ont fui la Syrie, vous remarquerez qu’ils auraient préféré rester en Jordanie ou au Liban : ils auraient ainsi pu espérer revoir les leurs ou pleurer leurs morts. Ils n’avaient pas pour intention particulière de rejoindre la lointaine Europe ou le Nord. Mais ils le font soit car leur vie continue d’être menacée dans le pays voisin soit car il s’agit de pays où ils n’ont pas la possibilité de vivre autrement qu’en camp, et qui peut souhaiter ça pour ses enfants ? 

La question qui se pose à nous est donc comment aider davantage les pays voisins des zones d’où partent les demandeurs d’asile en masse. On peut l’anticiper : on sait que le conflit au Soudan va pousser des gens à partir du pays pour demander l’asile. Comment aider les pays alentour avec l’injection de financements importants pour permettre des investissements économiques, des opportunités d’emploi tant pour les nouveaux venus que la population locale afin d’éviter une concurrence et donc des tensions entre eux …? Qu’on puisse prendre en compte véritablement les personnes, leurs réalités et leurs préférences, voilà qui aiderait à résoudre un problème mille fois mieux que de se contenter de les déshumaniser et de dresser des murs. Mais il restera toujours des gens qui continueront leur chemin pour diverses raisons et on ne peut pas le leur interdire. Souvenez-vous comme est née la Convention de 1951 : des juifs allemands qui face à la folie hitlérienne ont fui vers les pays voisins, supplié pour y obtenir l’asile, ne l’ont pas eu et ont fini dans des camps d’extermination. Genève c’était pour dire « plus jamais ça ! ». 

Mais un demandeur d’asile qui n’aurait pas fait sa demande à la frontière et arriverait sur le territoirepourrait-il être automatiquement débouté ?

P. S.- Ce ne serait pas conforme à la Convention de Genève. Mais restons sur l’exemple d’un Soudanais, peut-être passé par l’Égypte, le désert de Libye, puis est arrivé en Italie. Aujourd’hui, en l’absence de procédure d’examen des demandes d’asile à la frontière, il fait une demande d’asile et sera probablement débouté. Il se retrouve clandestin en Italie, puis, la directive retour faisant obstacle à son retour au Soudan, il n’a plus comme solution que de rester en Italie ou de partir vers les pays voisins. L’expérience prouve qu’il part vers un certain nombre de pays voisins. La question renvoie donc à la vision que nous avons d’une Europe souveraine. Nous nous appelons Union européenne et avons créé entre nous un espace de libre circulation, nous avons signé entre nous des accords sur les demandeurs d’asile (les accords de Dublin, que je considère comme irremplaçables à ce stade) mais il nous reste à déterminer si nous avons suffisamment de volonté politique au niveau des 27 États de l’Union européenne pour décider qu’à notre frontière extérieure, en tant que pays souverains – pas à la frontière entre la France et l’Italie, entre la France et l’Allemagne, mais à la frontière maritime de l’Italie, à la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie -, nous ferons fonctionner nos procédures de demande d’asile. Examiner la situation des intéressés en ce lieu suppose – et c’est ce qu’ont décidé les pays européens – de créer des structures d’hébergement, car les intéressés devront être hébergés pendant l’examen de leur demande d’asile. L’immense avantage de cette formule est que l’intéressé se verra soit opposer une réponse positive, auquel cas il entrera sur le territoire européen avec le statut de réfugié, soit il se verra opposer une réponse négative, en toute connaissance de cause, et l’État européen concerné organisera son éloignement. C’est ce que prévoit le pacte européen. 

N. V.-B.- C’est attrayant sur le papier, mais il y a un monde entre celui-ci et la réalité. Nous avons déjà connu ces mécanismes de rétention à la frontière, dans les hotspots mis en place en Grèce ou en Italie au début de l’arrivée des Syriens il y a quelques années. Ils se sont avérés être de véritables centres de détention avec des conditions absolument indignes d’insalubrité, de deshumanisation et d’instruction expéditive des situations. La Grèce a été plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme pour les conditions dans ces centres.

Si vous allez à porte de la Chapelle, les gens sont aussi dans des conditions indignes… 

N. V.-B.- On est d’accord ! Mais restons un instant sur ces camps à la frontière : pourquoi cela ne peut pas bien se passer?Parce que ce sont des camps tout simplement ! c’est-à-dire des lieux ou vous concentrez massivement des arrivées, hommes, femmes, enfants, dans des conditions rarement respectables alors qu’il vaudrait bien mieux les disperser entre les pays européens pour que le traitement de leur dossier soit digne et sérieux, comme les 4 millions d’Ukrainiens. Quand ces derniers sont arrivés, on leur a appliqué un régime différent des autres, la directive Protection temporaire. On les a laissés choisir le pays d’Europe dans lequel ils préféraient se rendre. D’habitude on ne laisse pas ce choix aux demandeurs d’asile : le protocole de Dublin prévoit que si l’on est entré en Italie, c’est en Italie que la demande doit être instruite et si vous rejoignez ensuite la France, vous resterez sous des tentes porte de la Chapelle, car l’État français n’instruira pas votre dossier pendant 18 mois. Ce régime est débile et totalement dysfonctionnel. Au lieu de cela, lorsqu’on a laissé choisir les Ukrainiens le pays dans lequel ils souhaitaient aller, l’expérience in vivo a été extrêmement intéressante. On a vu qu’il n’y avait pas un appel d’air pour notre pays, loin du récit selon lequel on serait trop attractif en raison de notre système social. On a accueilli 4 à 5 fois moins d’Ukrainiens proportionnellement à notre population comparé à ce que l’on imaginait par rapport à nos voisins. Ils ont d’abord privilégié la proximité géographique : la Pologne, qui n’a pas un système social plus intéressant que le français. Donc ce qui prime est d’abord d’être près de chez eux –  il faut donc aider les gens à le faire lorsque c’est leur préférence -, ensuite l’affinité culturelle, de langue, ce qui explique la popularité de l’Allemagne… Il faut, à l’égard des demandeurs d’asile, avoir des raisonnements qui se mettent à leur place pour faciliter la vie de tout le monde sans systématiquement jeter l’opprobre sur eux en voyant en eux des fraudeurs. Le problème est que l’on a transformé les demandeurs d’asile en gens suspectés de tricher en permanence. On l’a vu avec les Syriens quasiment toute cette décennie. C’est autour d’eux que le populisme a fait florès, on disait être envahis par des gens qui seraient des terroristes en puissance, qui fuyaient pour de mauvaises raisons. La plupart des terroristes que notre pays a connu avecCharlie ou le Bataclan, malheureusement, venaient de nos pays à nous, et pas des Syriens qui eux-mêmes fuyaient la folie barbare ou islamiste de Bachar al-Assad ou de Daesch.

P. S.- En 2015, une partie des terroristes sont passés par la Grèce. C’est parfaitement documenté. 

N. V.-B.- Dix ans plus tard, avec la chute du régime de Bacharal-Assad et l’ouverture de ses prisons et des ses atroces salles de torture, on comprend mieux ce que fuyaient ces 1,5 million de personnes. Et combien elles étaient parfaitement légitimes à demander l’asile. 

Mais il n’y a pas eu que des Syriens, l’appel d’air a été réel d’où le changement radical de politique en Allemagneaujourd’hui : fermeture des frontières, suppression des subventions aux associations qui vont chercher les migrants en mer…

N. V.-B.- Mais l’Allemagne a tout simplement pâti du manque de solidarité des autres pays européens : sur les 1 500 000 Syriens, elle en a accueilli quasiment 1 million. Le manque de coopération des autres pays européens autour d’elle a créé une sorte d’acmé, si facile ensuite à exploiter pour les hostiles. C’est ce qu’il ne faut plus reproduire. On espère que le pacte Asile et immigration permettra davantage de coopération entre les pays. Mais maintenir les demandeurs d’asile loin de soi à tout prix, soit en les concentrant dans les pays d’entrée, soit dans des pays extérieurs comme la Turquie, la Libye ou la Tunisie à qui on demande de « retenir les indésirables » en fermant les yeux sur la façon dont ils le font,  non, ce n’est jamais une bonne idée. C’est comme ça que l’Italie s’est retrouvée si débordée à tout gérer seule, qu’elle a vu le populisme l’emporter. Quant aux pays extérieurs avec lesquelles l’Europe a dealé cela contre monnaie sonnante et trébuchante, ça leur a donné une arme incroyable contre nousqui vulnérabilise au quotidien les citoyens européens. Régulièrement, la Turquie, pour obtenir ce qu’elle veut de l’Union européenne, fait du chantage au « lâchage de vanne migratoire »…

P. S.- Je suis allé sur l’île grecque de Lesbos pour visiter un centre qui n’est pas un centre de détention. À 3 km se trouvent les côtes turques, que l’on peut voir. Les personnes accueillies sont placées dans un centre d’accueil et d’examen des situations. À l’intérieur se trouvent des locaux de détention pour les personnes qui se voient refuser soit l’asile soit leur demande de titre de séjour. Les autres sont libres d’aller à l’intérieur de l’île, avec l’obligation de revenir le soir, à 19h. Il y a une école et un hôpital à l’intérieur du centre. La Grèce a fait beaucoup de progrès dans ce domaine. Je plaide donc non pas pour que l’on passe des accords avec la Turquie ou la Tunisie, desquels on deviendrait dépendant (sans garanties sur le futur des régimes en question), mais pour que les pays européens portent la solution inscrite dans le pacte européen sur l’asile et l’immigration consistant à développer la procédure d’asile à la frontière. C’est la solution qui n’a pas été frontalement critiquée par Madame la Ministre ; j’en déduis qu’elle est d’accord avec elle. Cela n’empêche pas d’autres politiques, cela n’empêche pas la France de relocaliser à partir du Liban, chaque année, un certain nombre de réfugiés syriens, parce que le Liban est un pays traditionnellement proche de la France.

N. V.-B.- Mais on ne le fait pas aujourd’hui ! Les chiffres de ce qu’on appelle la « réinstallation » sont parfaitementdérisoires !

P. S.- Pas suffisamment. La vraie solution est la demande d’asile à la frontière qui conviendra complètement à une immense majorité de Français, qui ont du respect pour les hommes et les femmes que vous décrivez dans votre livre, les réfugiés, mais qui ne comprennent pas que les personnes qui n’ont pas obtenu cette qualité – et je ne les qualifie ni de fraudeur ni de tricheur, mais ils ne remplissent pas les conditions pour obtenir la qualité de réfugié – ne soient pas reconduites avec efficacité dans leur pays. Puisque c’est difficile de le faire, il nous faut mettre en place une procédure qui ne leur permette pas de pénétrer sur le territoire européen.

Il subsiste un débat sur les associations qui vont chercher les migrants en mer : font-elles de l’humanitaire ou le jeu des passeurs et trafics de migrants ?

N. V.-B.- L’idée que quelqu’un puisse, dans le débat public, s’en prendre, en l’occurrence, à SOS Méditerranée, qui va sauver des gens de la noyade, est incompréhensible. Ça me scandalise. On parle de marins, généralement, qui vont se confronter à des situations absolument traumatisantes, puisqu’il y a des gens qu’ils arrivent à sauver, et d’autres qu’ils voient s’échouer au fond. Et c’est à eux, qui sauvent ce qu’il nous reste d’humanité qu’on ose s’en prendre ? 

P. S.- Je ne le dis pas pour France terre d’asile, mais il existe des associations subventionnées sur fonds publics et je n’accepte pas qu’elles fassent tout, en France, pour multiplier les obstacles contentieux pour faire échec à notre politique d’éloignement.

N. V.-B.- C’est faux, c’est un mythe ! Acceptez donc que les chercheurs documentent cette question-là aussi, puisque vous travaillez au ministère de l’Intérieur ! Ces discussions n’auront aucun sens tant qu’on ne les appuiera pas sur des réalités objectivement avérées.