Tribune pour le Nouveau Magazine Littéraire

Éditos Presse Publié le 17 décembre 2017

La social-démocratie est morte ? Vive la social-démocratie ! Un appel à sauver et à cultiver son « jardin imparfait » face aux tentations libérales et populistes. À contre-courant.

Par Najat Vallaud-Belkacem

Contre les vents d’une époque que l’on dit promise au libéralisme ou au populisme et au risque de paraître ringarde aux esprits prétendument « modernes » si prompts à changer d’idée à la moindre brise, je le confesse volontiers : je suis, je reste sociale-démocrate. Oui, j’aime, aujourd’hui comme hier, aujourd’hui plus encore qu’hier sans doute, cette social-démocratie en péril, son histoire, son imperfection assumée, son refus de l’absolutisme comme du dogmatisme, son ambition de transformation sociale sans grand soir ni guillotine. J’aime ses hésitations, ses tâtonnements, ses erreurs même sur le chemin d’un progrès si difficile à définir. Les commentateurs la proclament morte ? Je veux la faire vivre.

Certes, je ne suis pas aveugle. Je vois bien que les partis sociaux-démocrates perdent les élections partout en Europe. Notre déroute française de 2017 m’habite depuis sept mois. Je cerne nos erreurs, nos divisions, nos renoncements. En silence jusque-là. Notre débâcle n’est pas qu’une affaire de pédagogie ratée ou de communication mal gérée. Elle ne s’explique pas non plus par la force des réseaux conservateurs. Elle a des causes plus profondes. Le divorce entre une large majorité de nos concitoyens et la gauche dans laquelle je me reconnais est indéniable. Nos idées sont devenues minoritaires, et il nous incombe à tous de chercher à comprendre pourquoi. De réfléchir. De sortir, donc, de la société du spectacle. Les innombrables batailles culturelles perdues, bien avant 2012, ont creusé une faille qu’aucune agence de communication, aucune synthèse interne et aucun plan média ne sauraient combler. Nous avons perdu la plupart de ces batailles faute de les avoir menées. Tout simplement. Nous nous sommes embourgeoisés.  Endormis. Nous avons cru que des principes pouvaient être acquis. Or, ce qui n’est pas défendu, ce qui n’est pas repensé constamment périt. Pour n’avoir par exemple, en matière éducative, pas su revendiquer l’égalité comme objectif éducatif et la réussite du plus grand nombre comme moyen, nous avons laissé prospérer l’idée selon laquelle l’égalité serait l’ennemie du mérite, l’élévation du niveau d’ensemble serait une « guerre à l’excellence » ; la prise en compte du besoin de l’élève, le règne de « l’enfant roi » ; la pédagogie active en petits groupes, favorisant l’expression orale et le travail coopératif, le « rejet de la transmission des savoirs », etc.

Lorsqu’une bataille culturelle est perdue, un préjugé s’installe, et ce que les scientifiques appellent le « biais de confirmation » joue à plein. Inverser un préjugé – chose qu’Einstein jugeait plus difficile à pulvériser qu’un atome – est une mission titanesque. Nous n’avions ni les concepts ni l’énergie pour la relever. Qui donc est responsable de cette inversion des rapports de force culturels en France et ailleurs ? Nous. À rester dans notre zone de confort intellectuel, à entonner sans cesse le refrain des certitudes, à préférer la rengaine des slogans à l’exigence de reformulation et à l’invention de nouveaux concepts, à préférer la com à la pensée tout simplement, nous avons nous-mêmes altéré l’éclat de nos idées, de nos mots, de nos principes. Comment expliquer par exemple que le rapport au travail soit devenu un totem de droite alors qu’il constitue le fondement de la gauche politique et syndicale ? Comment comprendre que, selon le Crédoc, plus de deux Français sur trois acquiescent à la culpabilisation de la pauvreté, si l’on ne saisit pas à quel point nous avons-nous mêmes vidé de leur substance les notions de solidarité ou de fraternité ?

Nous avons perdu. Devons-nous changer nos convictions ? Avons-nous échoué à cause de nos idéaux ou à cause de notre rapport distendu à ces idéaux ? Faut-il voir dans le Brexit, dans le populisme de gauche, dans les résurgences nationalistes ou séparatistes, ou encore dans la séduction grandissante d’un libéralisme débridé, autant de raisons de se convertir aux nouvelles pensées dominantes ? Faut-il accepter cette recomposition politique présentée comme inévitable entre un grand bloc libéral, une droite xénophobe, nationaliste, autoritaire, et une gauche populiste, souverainiste ? Je le refuse. On pourra tourner les choses comme on voudra, on a besoin, en France comme ailleurs, d’une autre voie. Une voie que l’on dira tortueuse, mais qui mène seule à un avenir vivable pour tous. Le débat qui est devant nous n’est pas inédit, il est inscrit dans l’histoire moderne du socialisme européen. Nos camarades allemands du SPD, en signant la charte de Bad Godesberg en 1959, avaient su se redéfinir en admettant les principes de la liberté économique tout en prônant une large redistribution des revenus. En France, le congrès d’Épinay en 1971 favorisait une nouvelle émergence socialiste qui aboutissait, dix ans plus tard, à l’élection de François Mitterrand. Aujourd’hui, alors que les gauches européennes se fracturent, qu’il s’agisse de l’Espagne, de la France ou de la Suède, il y a encore des expériences qui réussissent, comme au Portugal, pour nous rappeler qu’une plateforme des gauches dont les socialistes sont le pivot n’est nullement condamnée par l’histoire. Il n’y a pas de fatalité en politique.

La tâche sera difficile car la social-démocratie, dans son essence même, entre en contradiction avec l’immédiateté et l’univocité dont les citoyens semblent de plus en plus friands. Elle est à mes yeux ce « jardin imparfait » qu’évoque Montaigne, un jardin en redéfinition et en reconstruction permanentes, un jardin qui n’est jamais achevé et que chaque génération cultive avec ses propres outils, selon ses propres codes. Elle est une chose profondément humaine, loin de tous les absolutismes totalitaires que cherchent à incarner des hommes seuls. Il faut accepter, je crois, de s’engager groupés dans la quête de l’égalité, de l’abolition des privilèges sans grand soir ni big-bang, sans savoir où le chemin que nous dessinons d’une main malhabile nous mènera.

Nous sommes utopistes et réalistes. Si le sens étymologique de l’utopie ne nous égare pas, et que c’est précisément ce qui n’existe en aucun lieu, alors nous devons accepter que nous ne savons pas où se trouve l’utopie socialiste, sans pour autant renoncer à la chercher, à la reformuler, à la réinventer sans cesse. Ma conviction est qu’elle n’est pas dans le ciel des idées, ni dans un passé idéalisé, et encore moins dans un avenir avorté, mais dans les femmes et les hommes qui chercheront à l’atteindre. Elle est une idée directrice au sens où l’entendait Kant.

Ce n’est pas un cycle électoral de cinq, dix ou même vingt ans qui s’achève sous nos yeux, mais une ère idéologique et culturelle de près de cinquante ans allant de la préparation du congrès d’Épinay à cette époque post-Solférino. On tourne la page de trois générations d’acteurs politiques. Si nous voulons donner une chance à la refondation en profondeur de la social-démocratie, et non pas simplement repousser l’échéance d’un terminus ultime d’un appareil partisan, ne nous laissons pas enfermer dans le confessionnal beaucoup trop étroit du quinquennat de François Hollande.

En 1971, François Mitterrand ouvrait un chemin nouveau en resserrant les rangs autour d’une ligne politique célèbre, celle de la rupture avec l’ordre établi. Celui qui ne consentait pas à cette ligne de rupture, disait-il, ne pouvait pas être adhérent du Parti socialiste. Plus jamais par la suite nous n’avons exprimé cette exigence de clarté et de radicalité dans ce que nous sommes, ce que nous défendons et ce que nous voulons, sans fléchir d’une manière ou d’une autre devant la puissance supposée de l’opinion dominante, sans nous laisser dévier par des vents de l’histoire que nous jugions contraires à telle ou telle de nos convictions. À nous aujourd’hui de redéfinir précisément ce avec quoi nous voulons rompre : la perspective d’un monde devenu inhabitable du fait d’un mode de croissance qui épuise les ressources de la planète et invivable du fait de l’explosion des injustices et des inégalités jusqu’à l’insoutenable. Le moment est venu de renouer avec ce geste politique, non pas en nous retournant sur nous mêmes ou en jouant aux gardiens de musée, mais en tendant la main à la génération qui vient, celle qui inventera le socialisme de demain. Un geste dont la réussite passera par deux ambitions intimement liées : rebâtir un grand récit qui donnera du sens à notre histoire et à notre futur, et ouvrir la social-démocratie aux contributions des intellectuels, artistes et militants culturels, ainsi qu’aux mouvements sociaux dont nous nous sommes trop longtemps tenus à l’écart.

C’est ainsi que nous regagnerons ces batailles culturelles que nous avons perdues, et, au passage, c’est ainsi que nous préparerons l’avenir, car, à titre personnel, je n’ose imaginer un monde dans lequel, face aux grands défis qui s’annoncent autour de l’intelligence artificielle, de l’homme augmenté ou des sciences prédictives, les seules réponses politiques apportées seraient celles du tout-libéralisme, du tout-populisme ou encore du tout-« a-politisme » dans lequel l’opportunisme l’emporte sur le rêve d’une société émancipatrice. Plus juste. Plus solidaire.

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