« Sans un récit alternatif attractif, un “migration-scepticisme” s’installe », entretien dans l’Obs

Réfugiés À la une Publié le 26 mai 2025

Dans « Réfugiés. Ce qu’on ne nous dit pas », vous entendez démonter les préjugés et fantasmes concernant les demandeurs d’asile. Quels sont-ils et pourquoi ont-ils autant d’échos ?

Nous étions atterrés par le débat public sur l’immigration et les confusions volontairement entretenues entre des sujets qui n’ont rien à voir: mélanger dans un même sac, pour mieux grossir les chiffres, des étudiants internationaux, des travailleurs étrangers, des mariages mixtes et des demandeurs d’asile; appeler cet ensemble « migrants» et apposer dessus l’unique image d’exilés hagards sur des bateaux de fortune… voilà qui finit, sans surprise, par nourrir l’anxiété collective. Que les tenants du « grand remplacement» s’adonnent à cette grande confusion n’a rien d’étonnant. Mais les pouvoirs publics, eux, devraient avoir une parole et des politiques plus claires et assumées pour permettre aux citoyens de faire la part des choses.

Vous avez donc décidé de vous concentrer sur les demandeurs d’asile…

BENJAMIN MICHALLET Oui, parce que cette image cristallise les angoisses et donne l’impression d’arrivées non maîtrisées. Mais cela vient aussi du mélange des chiffres.

En réalité, 75% des exilés forcés restent dans des pays du Sud voisins, seuls 25% vont vers le nord. La France n’est pas parmi les premiers pays d’accueil: 130 000 demandes d’asile l’an dernier, dont 55% refu-sées. Le statut de réfugié n’est donc pas facile à obtenir.

N. VALLAUD-BELKACEM Il n’en reste pas moins que ces déplacés forcés, du fait des guerres ou des bouleversements climatiques, vont se multiplier. Comment anticiper?

Réguler sans brader notre humanité trop habituée aux 40000 morts recensés [depuis 2000, NDLR/ en Méditerranée? Un sursaut s’im-pose, car partout cette question non traitée, laissée aux seuls tenants du repli, nourrit l’arrivée au pouvoir d’un populisme qui ne se contente jamais de ne dévorer que les seuls étrangers.

L’asile et l’immigration, écrivez-vous, n’ont pas grand-chose à voir…

B. MICHALLET Les politiques migratoires servent l’intérêt des Etats d’accueil, leur démographie, leur marché du travail, leur recherche… Elles justifient donc des régulations et des critères d’ac-ceptation. L’asile, lui, est là pour bénéficier aux individus. Ceux qui lui appliquent les mêmes raisonnements qu’aux politiques migratoires – déplorant que les demandeurs d’asile n’aient pas le bon niveau de diplôme ou de langue, etc. embrouillent à dessein les esprits. Cette grande confusion lese nos sociétés elles-mêmes: totalement obnubilés par cette « migration imposée », on finit par oublier d’avoir de l’ambition pour celle que l’on régule. A tous, on n’offre plus qu’un accueil restrictif, crispé, régressif, quand notre pays gagnerait tant à miser sur l’apport précieux de la matière grise, de la force de travail, des solutions pour maintenir notre modèle social, venues d’ailleurs.

Pour vous, l’Europe ne va pas dans le bon sens. Vous dénoncez le « Pacte asile » de la Commission européenne et les « hot spots »…

N. VALLAUD-BELKACEM Ce pacte n’est pas rassurant: s’il prévoit une solidarité entre Etats pour les demandeurs d’asile, il instaure aussi des procédures expéditives aux frontières et davantage de détention.

Depuis quinze ans, la tendance est à l’externalisation, en repoussant les demandeurs d’asile vers des centres fermés aux frontières de l’Europe, souvent dénoncés comme de véritables prisons, puis encore plus loin via des accords avec la Turquie, la Libye ou la Tunisie, où les droits humains sont piétinés chaque jour.

Certains pays vont jusqu’à vouloir renvoyer les demandeurs d’asile à des pays tiers, comme l’Angleterre avec le Rwanda ou l’Italie avec l’Albanie. Se débarrasser de cette « charge » est devenu la priorité.

L’accueil des 4 millions d’Ukrainiens a prouvé que l’Europe pouvait agir autrement. La « crise des réfugiés » de 2015 concernait seulement 1,5 million de Syriens, dont on comprend mieux aujourd’hui, en voyant les salles de torture de Bachar al-Assad, ce qu’ils fuyaient.

Notre livre rappelle que l’Europe a eu d’autres ambitions à son origine et qu’il ne tient qu’à nous d’en retrouver le sens.

Allocation, logement… quel coût représente un demandeur d’asile pour la collectivité ?

B. MICHALLET Il peut accéder à un hébergement et reçoit une allocation journalière de 6,80 euros, uniquement par carte électronique, ce qui complique ses achats quotidiens. Leur coût doit être mis en balance avec ce qu’ils rapportent, car ils consomment et réinjectent l’argent dans l’économie; toutes les études montrent un impact nul ou positif. Il faut plus de transparence sur ces données, notamment parce que ces politiques relèvent du ministère de l’Intérieur, peu habitué à partager ses statistiques. Notre livre s’appuie donc sur la recherche internationale pour éclairer les impacts sur l’emploi, la croissance, la criminalité ou les tensions sociales.

Vous préconisez que les demandeurs d’asile soient plus vite intégrés à l’économie…

N. VALLAUD-BELKACEM Oui, ils rapportent surtout si on les accompagne bien. La France fait partie des pays de l’UE qui ne facilitent pas l’accès au marché du travail des demandeurs d’asile, obligeant à de longs mois d’inactivité, ce qui complique leur intégration et pèse sur les finances publiques. Malgré les lois annuelles sur l’immigration, cet accès rapide au travail ou aux cours de français n’est toujours pas réglé, c’est totalement contrepro-ductif. Plusieurs études en Europe du Nord montrent les effets positifs d’un bon accompagnement, notamment sur la réussite scolaire des enfants et la baisse de la délinquance juvénile. Voilà qui devrait interpeller les pouvoirs publics.

La gauche peut-elle regagner la bataille culturelle sur ce sujet?

B. MICHALLET Lemanque de transparence sur les politiques publiques alimente l’idée d’une concurrence entre Français et étrangers menant à des conclusions simplistes, comme « l’appel d’air », jamais prouvées.

Pourtant, la question des déserts médicaux montre la complexité du sujet: de nombreux Français en souffrent, et ce sont souvent des étrangers qui y remédient en venant exercer comme professionnels de santé.

N. VALLAUD-BELKACEM L’appétence pour des sociétés enrichies par la diversité et l’accueil digne est plus forte qu’on ne le pense, mais les partis humanistes ne la valorisent pas assez. Lors des législatives de 2017, une étude internationale a montré que les références positives à l’immigration étaient très rares dans les programmes politiques. Tant que les progressistes resteront sur la défensive, ils peineront à proposer un récit alternatif attractif. Sans ce contre-récit, un « migration-scepticisme» s’installe, comme pour le climat. Il est essentiel de redonner de la voix sur ce sujet.

https://www.nouvelobs.com/politique/20250521.OBS104136/sans-un-recit-alternatif-attractif-un-migration-scepticisme-s-installe-entretien-avec-najat-vallaud-belkacem-et-benjamin-michallet.html