Najat Vallaud-Belkacem : « Les inégalités de genre amputent le PIB mondial de 15% » – Interview dans Causette

Droits des femmes ONE Publié le 16 septembre 2022

Pour notre hors-série Femmes et argent, le changement c’est maintenant !, en kiosque aujourd’hui même, nous avons interrogé Najat Vallaud-Belkacem sur la question, cruciale, de la précarité des femmes. L’ancienne ministre des Droits des Femmes et directrice générale de l’ONG ONE n’a pas mâché ses mots. Voici son interview en intégralité.

Causette : Les femmes sont davantage touchées par la pauvreté et la précarité. À cela plusieurs causes et parmi elles, des salaires plus faibles au niveau mondial ?

Najat Vallaud-Belkacem : C’est clair. Dans les pays en développement, la plupart des femmes effectuent des travaux non rémunérés tout au long de leur vie. Et quand elles travaillent, elles sont le plus souvent cantonnées dans les secteurs informels et mal rémunérés. Elles sont très nombreuses à
travailler la terre et, pourtant, elles ne possèdent que 3% des terrains agricoles. De manière générale, les difficultés et les injustices dont sont victimes les filles et les femmes sont exacerbées dans ces pays, et ce, à tous les niveaux : abandon de l’école avant 10 ans, mariages forcés, violences conjugales, absence de droit à l’héritage, décès lors de l’accouchement, difficultés d’accès aux services financiers… Les obstacles structurels, sociaux, économiques et politiques sont nombreux et hélas généralement cumulatifs.
Mais même dans un pays comme le nôtre, les différences sexuées de revenu et de taux d’activité existent. Sans revenir sur les différences moyennes de salaires entre femmes et hommes, dont on a compris désormais qu’elles s’expliquaient par l’absence de véritable mixité des métiers (les femmes étant plus présentes dans les métiers les moins bien payés) autant que par les différences de déroulement de carrière (interruptions de carrière liées à l’arrivée des enfants…) et les plafonds de verre persistants, je suis toujours frappée par ce qu’il se passe quand un territoire se paupérise au moment d’une crise économique de grande ampleur. Généralement, ce sont les femmes qui vont se retirer du marché du travail, comme si lorsqu’il n’y a plus de boulot pour tout le monde, la répartition sexuée des rôles revenait au galop. Durant la crise du Covid-19, une femme avait près de deux fois plus de risques de perdre son emploi qu’un homme… Ce qui est fou, c’est qu’à la sortie du premier confinement, des économistes avaient estimé que si des mesures correctrices sur l’inégalité de genre au travail n’étaient pas prises au plus vite, le manque à gagner pour l’économie mondiale serait de quelque 1 000 milliards de dollars…

70% des 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté aujourd’hui sont des femmes.

L’ONG ONE s’est-elle penchée sur cette précarité qui touche les femmes, qui passe également par un mauvais accès à la santé ?

N. V.-B. : ONE s’efforce en effet depuis plusieurs années de donner à voir combien la « pauvreté est sexiste », intitulé de la campagne que nous avons lancée en 2015. Le manque de données dans de nombreux pays en développement est un sérieux obstacle et nous réclamons en permanence qu’il en soit produit davantage, mais nous savons déjà un certain nombre de choses : 70% des 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté aujourd’hui sont des femmes. Les femmes et les filles concernées par l’extrême pauvreté subissent une double peine : le dénuement au quotidien, la faim, mais aussi l’absence d’opportunités liées à un accès limité à l’éducation, aux services sociaux, à l’entrepreneuriat, à la propriété foncière…
Prenons par exemple un sujet qui me tient à cœur : l’éducation. En Afrique, environ une fille sur dix ne va pas à l’école durant ses règles, voire peut se retrouver en situation de décrochage scolaire une fois pubère du fait du manque de sanitaires adaptés. Au Mali, seulement 38% des filles ont achevé leur cycle primaire et au Burkina Faso, seulement 1% ont terminé leurs études secondaires. Pendant la crise du Covid, de nombreuses écoles ont fermé et des millions d’enfants ont été déscolarisés dans les pays en développement. On sait que parmi eux, 20 millions de filles risquent de ne jamais retourner à l’école – notamment parce qu’elles ont été victimes de mariages forcés et que les grossesses ont augmenté.
Ces inégalités révoltantes se retrouvent dans tous les domaines de la société : la majorité des personnes qui ne possèdent pas de compte bancaire au niveau mondial sont des femmes et, toujours au niveau mondial, 2,7 milliards d’entre elles ne sont légalement toujours pas autorisées à exercer les mêmes fonctions que les hommes. Enfin oui, les femmes n’ont souvent pas accès à des soins de santé essentiels à cause des barrières économiques, socioculturelles ou physiologiques. C’est ainsi que les jeunes femmes ont deux fois plus de risques de vivre avec le VIH que les hommes, les femmes enceintes sont particulièrement vulnérables au paludisme et 11 millions d’entre elles en Afrique subsaharienne l’ont contracté en 2019 avec des conséquences catastrophiques. 94% des décès pendant la grossesse ou l’accouchement ont lieu dans les pays en développement, et deux tiers en Afrique subsaharienne. Le Covid est venu nous rappeler la fragilité de systèmes de santé branlants dès lors qu’une crise vient les engorger. Et les femmes en sont toujours les premières victimes.

C’est aussi pour cela que les travailleurs et travailleuses du care sont si mal rémunérés : pourquoi payer ce qui relève – par extension – du champ domestique ?

Dans votre livre La Société des vulnérables, vous dénoncez l’exploitation des femmes (elles sont majoritaires) qui exercent les métiers du care. Pourquoi ce secteur est-il ordinairement déprécié ?

N. V.-B. : Les métiers du care sont intrinsèquement dévalorisés parce qu’assurés en majorité par les femmes. Ils sont vus comme une extension naturelle de leur générosité, de leur instinct maternel, de leur propension à prendre soin des autres. En bref, ces métiers sont considérés comme une continuation du champ domestique, domaine de compétence supposé des femmes, et non comme des professions à part entière. C’est une dérive culturelle de nos sociétés, malheureusement profondément ancrée dans nos perceptions collectives, et qui conduit à un manque cruel de valorisation de ces fonctions. C’est aussi pour cela que les travailleurs et travailleuses du care sont si mal rémunérés : pourquoi payer ce qui relève – par extension – du champ domestique ?
La féminisation d’une profession conduit d’ailleurs bien souvent à sa précarisation : je pense notamment aux métiers de magistrat et d’avocat, qui subissent une véritable dépréciation financière et sociale tandis que davantage de femmes rejoignent leurs rangs. Tout cela est assez insupportable quand on y pense. J’ai bien aimé les réflexions qui foisonnaient durant le premier confinement, quand on avait décidé de s’intéresser enfin à l’utilité sociale des métiers et d’en faire le premier critère de fixation des rémunérations. Il ne tient qu’à nous de continuer à porter ce combat-là, qui est archi central aussi bien pour notre économie, notre organisation sociale, que pour la légitimité de notre démocratie.

Le pouvoir de nommer les choses, de créer un récit est également celui de transformer et d’impacter le réel. Celui qui contrôle la narration impose de fait ses décisions.

La société patriarcale produirait donc inévitablement une plus grande
précarité des femmes ?

N. V.-B. : Oui. Parce que même dans les sociétés où les droits des femmes sont les plus développés, le patriarcat comme force culturelle continue d’imposer une hiérarchie entre hommes et femmes avec, en premier lieu, celle de la parole. Le pouvoir de nommer les choses, de créer un récit est également celui de transformer et d’impacter le réel. Celui qui contrôle la narration impose de fait ses décisions. Je suis par exemple convaincue que, à l’échelle du monde, si nous n’avons pas réussi à adopter suffisamment tôt et sérieusement les mesures nécessaires face au changement climatique, c’est parce que les femmes n’ont pas eu voix au chapitre dans ce récit-là non plus. Car de fait, ce sont encore les femmes qui sont les plus impactées par la dégradation de notre environnement, les plus exposées à l’insécurité alimentaire et hydrique, à la pauvreté et à la violence qui en résultent. Lors des phases de reconstruction consécutives aux catastrophes naturelles, ce sont elles qui vont plus encore qu’à l’ordinaire apporter leur contribution sous forme de travaux non rémunérés, ce qui a un impact négatif sur leur capacité à obtenir un emploi générateur de revenus ou à poursuivre leur cursus scolaire… Et pourtant, elles sont aussi les principales actrices du changement parce que précisément les plus au contact de la terre, de l’approvisionnement en eau et en combustible pour le chauffage et la cuisine, de l’alimentation des familles, de la gestion de la santé, etc. Tant qu’elles ne sont pas invitées dans les cercles de pouvoir et de décision, tant qu’elles n’ont pas un accès équitable aux ressources, elles resteront des invisibles toujours plus touchées par la précarité.

La démocratie du care permettrait précisément de rendre toute leur place aux absents de la parole publique, aux vulnérables, aux invisibles.

Une « démocratie du care » pourrait pallier en partie la précarité de ces femmes, dites-vous dans ce livre. De quelle manière ?

N. V.-B. : La démocratie du care, pour laquelle nous plaidons avec Sandra Laugier [philosophe et coautrice, avec Najat Vallaud-Belkacem, de La Société des vulnérables, ndlr], permettrait précisément de rendre toute leur place aux absents de la parole publique, aux vulnérables, aux invisibles. Parce que les meilleures décisions politiques sont toujours prises en tenant compte de la voix de tous. Au fond, une démocratie du care serait tout simplement une façon différente de gouverner et d’envisager le rôle des citoyens. Nous devons nous rappeler qu’historiquement, ce sont nos capacités relationnelles qui nous ont permis de survivre et d’évoluer. Conscients de nos interdépendances, nous pourrions mettre en place une gouvernance où la voix de chacun est entendue, avec des citoyens actifs et mobilisés qui veillent sur le collectif. Sur le fond, une démocratie du care, c’est des pouvoirs publics dont les décisions se soucient véritablement de l’essentiel : notre bien-être individuel et collectif, la préservation de notre environnement, le développement de nos communs… Si l’ONG ONE est d’abord impliquée dans les problèmes de santé, elle milite également pour l’autonomie financière des femmes et pour une plus grande facilité d’accès à l’entrepreneuriat…

Quelles sont les solutions que vous préconisez ?

N. V.-B. : La participation des femmes à la vie économique est extrêmement importante, bien sûr, parce que les ressources financières leur permettront d’améliorer leur niveau de vie. Mais aussi parce qu’elles leur permettront de se battre pour leurs droits. Dans les plaidoyers qui sont les nôtres, auprès des bailleurs de fonds et des institutions internationales qui soutiennent les pays en développement, nous insistons donc systématiquement sur la nécessité de veiller à ce que les récipiendaires mènent des politiques favorables à l’égalité et soutiennent notamment l’autonomisation économique des femmes. Dans ces pays, cela passera souvent par le soutien à l’entrepreneuriat. Donc par un accès au crédit facilité, mais aussi la levée des barrières législatives qui existent encore dans certains d’entre eux. Les incubateurs et les fonds d’investissement locaux doivent également être encouragés… Les sujets de mobilisation ne manquent pas. Mais le jeu en vaut la chandelle. Les inégalités de genre amputent le PIB mondial de 15%. Alors est-ce qu’on va vraiment attendre 150 ans pour réaliser l’égalité professionnelle entre femmes hommes ? C’est la question qui est posée à notre monde.

Interview d’Isabelle Motrot, publiée le 14 septembre 2022 dans le magazine Causette.