Retour vers le futur: le 10 mai 81…

Éditos Publié le 8 mai 2011

A l’invitation de la “Revue socialiste” j’ai pris ma plume, aux côtés des acteurs du 10 mai 81 et de quelques uns de ses héritiers, pour m’interroger sur le sens et les leçons de cet anniversaire que l’on célébrera mardi. Je vous livre ici le propos que j’y ai tenu et vous invite vivement à parcourir ce beau numéro, riche de témoignages précieux, et téléchargeable gratuitement sur le site Officiel de la Revue Socialiste.

« Retour vers le futur »

Le 10 mai 1981, je n’avais pas quatre ans, et je vivais au Maroc dans un milieu rural pauvre et isolé, dont on peut dire sans exagération au regard de ce qu’est devenue la circulation de l’information aujourd’hui, qu’il était coupé du monde. Autant dire que je n’ai aucun souvenir personnel de ce jour d’élection que chaque militant socialiste de plus de 30 ans a raconté mille fois, mêlant les souvenirs vrais d’une soirée en famille aux recompositions plus ou moins hasardeuses, pour tisser le récit de son engagement politique, et de son mythique moment-clé, ou point d’origine. Celui qui est passé à côté pour tel ou tel motif biographique, ou qui ne se souvient de rien – le malheureux – pourra toujours s’appuyer sur des bribes d’anecdotes de seconde main qui finissent, avec les années, par trouver une forme de cohérence, et donner un sens, un point d’ancrage affectif, sinon une explication sociologique à son parcours de militant.

Il se trouve que moi, je n’ai pas de « 10 mai 1981 », ni mes parents, ni ma famille, ni mes amis d’enfance… et que « l’état de grâce », par exemple, n’évoque rien d’autre qu’un glorieux chapitre de notre histoire politique, une formule, un concept, un mot valise passé dans le langage courant. Si mes chansons préférées, les films, les romans, et la culture télévisuelle m’ont bien appris à « devenir française » en préférant instinctivement la France de Mitterrand qui « changeait la vie », à celle de Giscard, je n’ai rien vécu de personnel dans tout cela, sur le plan politique.

Je peux bien avouer que j’ai longtemps vécu ce « trou » mémoriel comme une sorte d’insuffisance dans mon pedigree socialiste, et que j’ai si souvent esquivé le sujet que j’aurais sans doute fini par développer un sentiment d’imposture à cet égard si… je n’avais pas reçu un e-mail d’Alain Bergounioux me demandant une contribution personnelle sur le trentième anniversaire de l’élection de François Mitterrand pour la Revue Socialiste, aux côtés des acteurs majeurs et des figures les plus prestigieuses de mai 81 ! C’est à la fois un grand honneur qui m’est fait, et un sacré piège qui m’est tendu, il faut bien le dire. Hésitant entre le plaisir narcissique de l’essai critique frappé du sceau de la jeunesse et de son esprit forcément frondeur et espiègle, celui de la dissertation sage et un peu convenue de l’ancienne élève de Sciences-Po, ou celui de l’exercice prospectif – au risque d’être gratuit – sur l’avenir possible de l’héritage mitterrandien, je me suis interrogée le plus sérieusement possible sur ce que l’éclairage d’une « jeune génération d’élus socialistes » pourrait apporter à un tel ouvrage collectif. Après tout, nous sommes un peu entre nous ici, et j’ai préféré m’autoriser quelques chemins de traverse en élargissant un peu la réflexion à ce que représentent pour moi les années 80, et ce que la gauche d’aujourd’hui pourrait en retenir pour construire la décennie qui s’ouvre.

Je me suis rapidement rendu compte que l’abondante littérature critique, journalistique ou universitaire sur ces « années Mitterrand » a finalement trouvé bien peu d’écho dans ce qu’on pourrait appeler le sur-moi des jeunes générations militantes, aujourd’hui aux portes des responsabilités. Je ne crois pas, en réalité, qu’un seul de mes camarades trentenaires, moi comprise jusqu’à présent, ait jamais sérieusement imaginé contribuer à faire revenir la gauche en s’appuyant, comme nos aînés de 81, sur une vague d’espoir –et donc multiplier les invitations au rêve-, mais bien seulement en incarnant la seule force politique capable de répondre au désespoir profond des citoyens auxquels nous nous adressons chaque jour. C’est sans doute une erreur : l’un n’empêche forcément pas l’autre, et peut-être que cette date anniversaire du 10 mai, finalement, peut nous aider à penser les choses différemment.

La décennie des années 80 n’est sans doute pas le grand cauchemar décrit par François Cusset dans son essai pamphlétaire de 2006 sur la « mythologie » de cette période de l’histoire récente, mais elle n’en reste pas moins comme l’ont analysé depuis de nombreux intellectuels critiques et historiens des idées, le moment de triomphe dans le monde, en Europe et en France aussi, du libéralisme économique sans bornes, du virage à droite des idéologies politiques, du retour de la réaction morale et de l’emprise du religieux, du réflexe identitaire, du racisme, du nationalisme et du renoncement généralisé aux utopies progressistes des années 70 dans un vaste mouvement que d’autres ont aussi appelé « le retour à l’ordre ».

Je ne crois pas que la gauche au pouvoir en France soit responsable de tout cela, bien sûr, elle est, plus que d’autres partis sociaux-démocrates, demeurée fidèle tant qu’elle l’a pu à ses valeurs, mais elle a été, pour le moins, une contemporaine impuissante à détourner le vent de l’histoire.

Entre la gauche d’avant 1981, et celle d’aujourd’hui, c’est notre capacité, sinon même notre volonté politique d’incarner le changement que nous avons perdue en route. Cette espérance-là, pourtant, est plus vivante que jamais au sein des classes populaires qui souffrent le plus, sans trouver de débouché politique. Enfin presque… et quel changement ! Car la date de référence, celle qui nous oblige à un retour critique sur les années passées, ce serait plutôt… le 10e anniversaire du 21 avril 2002. C’est le moment de mon engagement militant au sein du Parti Socialiste. Rappelons qu’en 1981, le Front National ne comptait pas 500 adhérents, et que son candidat n’avait pas pu réunir le nombre suffisant de signatures d’élus pour se présenter à l’élection présidentielle. Dès les élections municipales de 1983, son ascension électorale débutait pour atteindre, à l’heure où j’écris ces lignes, la première place des intentions de vote au premier tour de la prochaine élection présidentielle. Comment ne pas y penser lorsqu’on me demande ce que sont devenues les espérances populaires de mai 1981 ?

Ces deux événements, la suite l’a montré, ne sont pas des accidents : ils ont un sens politique. Par deux fois, comme dans un miroir inversé, un désir profond de changement s’est exprimé sans que nous soyons en mesure d’y répondre, sauf peut-être dans les premiers temps de la campagne de Ségolène Royal en 2007, avant que nous perdions la bataille médiatique du storytelling autour de la « rupture », revendiquée par Nicolas Sarkozy, un comble ! Après trois défaites successives à la Présidentielle, et d’innombrables victoires aux élections locales, nous savons désormais que nous n’incarnons plus la rupture, le changement, une nouvelle donne. C’est un fait devant lequel, à quelques encablures d’une nouvelle élection présidentielle, les socialistes ne doivent pas, et d’ailleurs ne veulent pas se résigner : le désir de changement est une aspiration en tant que telle, à laquelle il faut répondre en acceptant de prendre des risques, y compris avec l’opinion dominante. N’oublions pas que ce fut la ligne politique explicitement adoptée par François Mitterrand dès 1971 au Congrès d’Epinay avec ces mots « Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » Avec la conquête de la responsabilité et de la crédibilité gestionnaire, nous n’avons certes pas perdu notre âme, ni notre identité qui a toujours été d’exercer le pouvoir et d’en accepter les contraintes, mais nous avons certainement changé notre rapport au progrès, à la critique sociale et à l’émancipation pour adopter un point de vue globalement plus conservateur ou résigné qu’avant sur le monde et sur la société. Non seulement nous ne sommes plus toujours aux côtés des forces sociales et des mouvements minoritaires qui sont à l’œuvre dans la société, mais bien souvent, nous ne savons plus suffisamment les écouter, les comprendre, les accompagner. C’est pourtant cette capacité à prendre en compte un certain nombre de revendications spécifiques en les rendant légitimes dans la sphère politique, républicaine puis gouvernementale, que nous avons su emporter l’adhésion et l’enthousiasme en 1981, que nous avons pu tenir, ensuite, nos engagements et que la société s’en est trouvé changée. On sait ce que les grandes mesures phares des débuts du premier septennat doivent aux combats menés par les militants associatifs et syndicaux contestant « l’ordre établi » avec l’abolition de la peine de mort, les droits des homosexuels, des femmes ou des étrangers, la défense des libertés publiques ou le relèvement des salaires, etc. ; on sait aussi combien la coupure avec les intellectuels qui avaient pensé et soutenu le rapprochement avec le PS a été douloureuse, et lourde de conséquences pour la suite. On peut penser à Michel Foucault ou Gilles Deleuze, à Pierre Bourdieu en 1995, ou aujourd’hui à un Didier Eribon. Les efforts sont-là, je le sais et je les constate dans mes fonctions de Secrétaire Nationale, pour dialoguer avec les sciences sociales, mais il n’en reste pas moins que nous avons beaucoup de mal à opérer un retournement de notre pensée lorsqu’il s’agit de s’engager clairement pour des revendications spécifiques contre de grandes abstractions qui nous servent de lignes de défense pour préserver un système de valeurs  attaquées de toutes parts, mais aussi à bien des égards stérilisantes comme « la République », « la Laïcité », « la Mondialisation », « le Communautarisme » etc.

Lorsque je regarde donc cette décennie d’après la victoire historique, je vois moins les désillusions du tournant de la rigueur économique dont je pense que nous pouvons tirer les leçons pour aujourd’hui, que l’éloignement progressif des socialistes avec les conditions d’émergence d’un projet de rupture dont je suis moins certaine que nous ayons pris conscience. Je suis pourtant convaincue que nous allons devoir renouer avec un sens critique et une audace réformiste qui se sont émoussés sur beaucoup de sujets pour espérer susciter à nouveau quelque espoir, chez les intellectuels ou les entrepreneurs comme chez les ouvriers, dans les classes favorisées par la mondialisation comme dans celles qui ont été sacrifiées sur l’autel du néolibéralisme, des délocalisations et de la brutale accélération des changements technologiques.

La domination, l’oppression et la discrimination sont toujours à l’œuvre avec un degré de violence à l’encontre des individus qui ne cesse de croître un peu partout dans la société française suscitant la révolte, la colère, l’abstention ou la résignation à se tourner vers les extrémismes de tous ordres. Nous ne pouvons plus nous bercer d’aucune illusion, les slogans et les recettes anciennes n’y suffiront pas : c’est vers de nouveaux horizons, pas forcément naturels pour ma génération, que nous allons devons devoir tourner nos regards. Oui, il faut sans aucun doute abandonner quelques-unes de nos certitudes et regarder le monde tel qu’il est, mais l’accepter tel qu’il est en renonçant à le changer, non, certainement pas. Il me semble que c’est bien ce refus obstiné de plier devant le cours des choses qui a « changé la vie » en mai 1981 : c’est avec ce geste radical qui fait l’essence de la politique que nous devons renouer.

Retrouvez également le lien de l’article Le Monde consacré à ce numéro : 10 mai 1981 : les leçons d une victoire

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2 commentaires sur Retour vers le futur: le 10 mai 81…

  1. henri

    Bonjour,

    Bonne analyse, d’un trait continu du passé vers aujourd’hui et demain,

    La conclusion résume bien le problème du PS
    et son éloignement des attentes ,

    la retraite universelle, pour ne citer que cela, est un bien mauvais exemple , en 80/81 on parlait de conquêtes sociales et solidaires, de travail pour tous, pas de RMI , de temps libre et de culture, pas d’adaptations … de changements…et d’innovations imaginées en 60/70….de collectifs, pas d’invidualités… et d’un programme commun

    Il faudra écouter, rassembler, et bien plus qu’oser changer

    c’est bien de l’écrire

  2. henri

    Bonjour,

    Bonne analyse, d’un trait continu du passé vers aujourd’hui et demain,

    La conclusion résume bien le problème du PS
    et son éloignement des attentes ,

    la retraite universelle, pour ne citer que cela, est un bien mauvais exemple , en 80/81 on parlait de conquêtes sociales et solidaires, de travail pour tous, pas de RMI , de temps libre et de culture, pas d’adaptations … de changements…et d’innovations imaginées en 60/70….de collectifs, pas d’invidualités

    Il faudra écouter, rassembler, et bien plus qu’oser changer

    c’est bien de l’écrire

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