Gaël Faye, Prix Goncourt des Lycéens 2016 – Discours de Najat Vallaud-Belkacem

Éducation nationale Publié le 17 novembre 2016

Ce jeudi 17 novembre 2016 à l’issue des délibérations finales, les 13 lycéens délégués nationaux ont décerné à Gaël Faye, le Prix Goncourt des Lycéens pour son roman “Petit Pays”.
Retrouvez ici le discours de la ministre prononcé lors de la remise du Prix qui s’est tenue au Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en présence d’Alexandre Bompard, président de la Fnac, des auteurs Virginie Despentes et Tahar Ben Jelloun.

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Mesdames et messieurs les membres de l’académie Goncourt,
Monsieur le président de la Fnac, cher Alexandre Bompard,
Mesdames et messieurs les membres du jury,
Mesdames et messieurs,
Chers amis,

Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit : « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. »

Cela ferait, à n’en pas douter, un beau sujet de dissertation – et pour ne pas nourrir de rumeur infondée, ceci n’est pas l’annonce en exclusivité du sujet du bac de français !

Commencer en évoquant Kundera est l’occasion pour moi de rappeler l’importance du moment qui nous rassemble aujourd’hui.

C’est à cette complexité que nous invite le prix Goncourt des lycéens, et c’est elle qui s’exprime à travers les différents romans que vous avez retenu pour être les finalistes de ce prix.

Chacun à sa façon, à travers sa fiction, façonne un certain rapport au monde.

Ces œuvres se confrontent à la complexité de notre époque. Elles se confrontent au réel, de plus ou moins près, de façon plus ou moins explicite.

Elles articulent souvent la petite histoire et la grande, et l’écho des conflits résonne dans l’intimité.

Ces œuvres nous dépeignent les doutes et en même temps les espoirs que nous pouvons nourrir au cœur de cette période troublée. Et tout cela, à travers l’écriture et la lecture.

C’est une expérience bien étrange que celle de la lecture.

Ouvrir un livre, parcourir des pages, cela n’a l’air de rien. Et pourtant, voici que se déploie dans notre imaginaire un monde qui est à la fois celui de l’auteur et le nôtre.

Lire fait résonner profondément des enjeux dont on découvre qu’ils sont partagés.

Un roman nous unit au cœur d’une expérience qui n’appartient pourtant qu’à nous.

Ce n’est donc pas le moindre mystère de la lecture, activité individuelle, que d’être capable de nous rassembler, et ce prix Goncourt des lycéens donne vie de manière particulièrement marquante à cette communauté qui se tisse par un même amour pour la littérature, pour les mots, et pour ce qu’ils nous disent du monde.

Je remercie donc les enseignants de français et les professeurs documentalistes qui ont accompagné les élèves au fil de cette aventure, qui les ont guidé et soutenu tout au long du chemin.

J’en profite pour saluer l’engagement quotidien de nos professeurs de lettres et de nos professeurs des écoles qui contribuent jour après jour, année après année, à donner aux élèves la maîtrise de la langue française.

Je remercie aussi l’association Bruit de lire, qui organise les rencontres partout sur le territoire, avec l’aide du réseau Canopé.

 

Dans cette transmission du flambeau de la passion littéraire, je remercie la FNAC et son président Alexandre Bompard, qui a été la co-créatrice de ce prix Goncourt des lycéens, et qui lui donne un retentissement mérité.

Vous nous aidez aussi pour la distribution des ouvrages dans chacune des classes – car si je rappelais ce matin que l’école du numérique est en marche, je crois que pour décerner un prix, nous avons besoin d’effleurer les pages, de les annoter, de les corner.

Je veux enfin, évidemment, remercier très sincèrement l’Académie Goncourt, qui donne à nos lycéens la possibilité de vivre cette expérience unique : être juré d’un prix Goncourt.

Oui, Ce prix est l’occasion d’une expérience extraordinaire : celle de faire partir d’un jury de prix littéraire, et de découvrir que la lecture se prolonge par des débats, parfois vifs, autour de ces œuvres.

Comme le remarque le narrateur de Petit Pays, surpris au début que Mme Economopoulos lui demande de parler des livres qu’il lit, en discutant d’un roman, je cite, « on continue à savourer son livre, on prolonge l’histoire ».

Vous avez, donc chers élèves, prolongé l’histoire et continué à savourer ces romans. En toute indépendance, vous avez sélectionné des ouvrages. Vous avez ensuite longuement débattu.

Voici que l’on devient, tour à tour, avocat ou procureur, et chacun brandit son exemplaire, et lit à voix haute tel passage qui témoigne, selon lui, de la supériorité de tel ou tel roman.

Puis, peu à peu, au fil des échanges et des débats, au fil des votes, un consensus se dessine, un gagnant est désigné.

Et c’est un immense roman que Petit Pays de Gaël Faye, lauréat du prix Goncourt 2016 des lycéens.

Un roman où se tisse sans cesse l’enfance, la petite histoire familiale, et la grande histoire, violente, qui peu à peu vient s’insinuer en elle, la contaminer.

Ce sont ces amis qui tout à coup se pensent par rapport à leurs ethnies.

Ce sont les proches qui meurent, la mère qui devient folle.

C’est la violence qui s’empare du narrateur, jusqu’au moment où le feu cesse d’être une métaphore, pour devenir la réalité de ce taxi brûlé où un corps agonise.

C’est le coup d’état voilé derrière la musique classique, la voix chaleureuse qui appelle pourtant au meurtre.

Ce sont ces temps où la neutralité est impossible, où c’est eux et nous. Ce sont peu à peu ces moments de bonheur – ce saut dans la piscine du haut d’un immense plongeoir – qui prennent le contours flou des rêves quand ils sont confrontés à la violence présente.

Il y a, évidemment, beaucoup à dire de cette œuvre – L’esprit du roman est bien l’esprit de complexité. Et cette œuvre nous dit beaucoup.

Elle nous parle aussi de la découverte des livres, et nous dit que oui, un livre peut changer la vie.

Elle nous parle de ces bibliothèques que nous avons la chance d’avoir et que nous devrions davantage apprécier.

Elle nous dit l’espoir au milieu des carnages, et dessine un chemin au cœur du chaos.

Elle nous dit, en étant récompensé, aussi beaucoup de chose, sur l’ambition, l’engagement, et l’audace des lycéens.

Elle nous dit beaucoup de leur goût pour la littérature.

Un livre engendre toujours en nous des échos singuliers, et je veux ici évoquer ceux que votre roman a suscités en moi.

Je voudrais, simplement, faire, deux citations.

La première, c’est, je cite : « La guerre, c’était peut-être ça, ne rien comprendre. » La seconde, un peu plus longue, je cite toujours, avec quelques coupes :

« J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. A considérer que, dorénavant, il y aurait nous d’un côté, et, de l’autre, des ennemis […]. J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé […] de voir l’autre comme un danger […].

Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur. »

Ces lignes ont fait écho pour moi, à une mission d’étude et de recherche sur l’enseignement, en France, des crimes de masse et des génocides, que j’ai confiée à l’historien Vincent Duclert.

Il y a là une résonnance, qui dit l’urgence d’affronter les violences passées, par la pensée comme par la lecture, par la recherche comme par l’art, pour ne pas s’aveugler sur les enjeux présents.

Et puisque vous débutez votre roman par une allusion au nez de Cyrano, qui, comme chacun sait, à la fin de l’envoi, touche, permettez-moi de vous dire que votre roman, quand on l’achève, nous touche profondément, et, davantage encore nous marque.

Et puis il y a, dans ce moment qui nous rassemble, une autre chose que je trouve marquante.

Toutes les œuvres que vous avez retenues, mesdames et messieurs les membres du jury, laissent affleurer entre les lignes, ou dès leur titre, les débats et les tensions contemporaines autour de l’identité. Mais elle y apporte aussi, par leur existence, des éléments de réponse.

Oui, être français, c’est peut-être cela : c’est partager cette conviction profonde en la force de la parole et des mots ; cette foi dans l’écriture et dans la littérature ; cette mauvaise foi qui nous conduit à défendre l’indéfendable, juste parce que c’est un auteur que l’on a passionnément aimé étant enfant et que ses défauts ont été estompés par nos émerveillements de jeunes lecteurs.

C’est en France que l’on aime regarder, en arrivant chez des amis, les ouvrages rangés sur leurs étagères, plutôt que la décoration intérieure.

Oui, du plus dérisoire au plus noble, du plus anecdotique au plus essentiel, il y a chez nous une certaine façon d’habiter la langue.

C’est là quelque chose qui nous réunit depuis longtemps déjà, et qui nous rassemble encore aujourd’hui.

Et c’est précisément cet attachement à la langue française et à la littérature que contribue à nourrir l’Ecole de la République, et que je m’attache à défendre et à développer. La maîtrise de l’écriture, de la lecture, et de l’oralité, est essentielle au citoyen, essentielle à la personne, essentielle pour chacune et chacun d’entre nous.

Aussi, au moment de conclure ce discours, je veux, une dernière fois, très sincèrement, tous vous remercier.

Vous nous donnez l’occasion de partager ce soir l’amour du livre.

Vous nous ramenez à l’essentiel et à ce qui nous unit, dans une période où se font ressentir parfois vivement la tentation du repli et du chacun pour soi.

Oui, les chemins que nous parcourons au fil des pages peuvent être sombres, douloureux, et empreints de violence ; ils valent la peine d’être parcourus, si nous voulons ensemble affronter la complexité du monde qui nous entoure.

Je vous remercie.

Najat Vallaud-Belkacem
Ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche


Photos © Philippe Devernay / MENESR

 

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