La confiance perdue dans les expert·e·s

Questions de société Populismes Publié le 6 novembre 2019

Je m’exprime aujourd’hui en tant qu’ancienne Ministre, pour comprendre le rapport que j’ai pu entretenir avec les différentes expertises dans la prise de décision et l’élaboration de politiques publiques. Je m’exprime aussi en tant que directrice de collection chez Fayard, où j’essaie de convaincre des scientifiques, des chercheurs et des personnalités académiques d’élaborer ainsi que de partager un point de vue engagé sur les sujets qu’ils ou elles maîtrisent en tant qu’expert·e·s. Enfin, je m’exprime en tant que Directrice d’études internationales chez Ipsos.

D’abord, commençons avec quelques chiffres qui nous permettront de relativiser un peu l’ampleur de la crise de confiance dans les experts que traversent nos sociétés. Nous avons mené une étude il y a quelques mois auprès de 20 000 personnes à travers 23 pays dans le monde sur le niveau de confiance globale des citoyens dans un certain nombre d’institutions et de professions.

https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-09/global-trust-in-professions-trust-worthiness-index-2019.pdf

Les résultats sont sans appel : les scientifiques arrivent très largement en tête des personnes en qui les citoyens placent leur confiance, avec 60% de réponses positives. Viennent ensuite les médecins et les enseignants avec respectivement 56% et 52% des personnes qui leur font confiance. Ensuite, toutes les professions et fonctions tombent sous la barre des 50% avec l’armée (43%) ou la police (38%). Mais il faut noter que les deux dernières catégories, tout en bas de tableau, ce sont les membres de gouvernements et les politiques en général, avec moins de 10% de la population qui leur accorde de la confiance. Au milieu, on retrouve les journalistes ou les sondeurs avec environ 20% de réponses positives.

Il y a donc une crise de confiance très grave dans nos démocraties, mais elle ne porte pas spécifiquement sur l’expertise, du moins lorsque cette dernière est perçue comme étant de nature scientifique. 

On peut avoir les plus grands doutes, en revanche, sur le degré de confiance des citoyens dans leur capacité à exercer leur influence positive puisqu’il n’y a plus personne dans la société pour faire la médiation des savoirs. 

La preuve en est que lorsqu’on regarde d’autres études mondiales conçues sur le même modèle mais à propos de grands sujets de société et d’intérêt général, on remarque que les attentes et les responsabilités continuent très largement de porter sur les responsables publiques et politiques.

Si l’on prend deux domaines dans lesquels l’expertise scientifique est fondamentale, comme la santé ou l’environnement à l’échelle globale, on voit qu’une grande majorité de personnes considère qu’ils sont eux-mêmes, en tant que citoyens, au premier rang des acteurs du changement. Viennent ensuite, dans l’ordre, les gouvernements et politiciens, les collectivités locales, puis les scientifiques : c’est vrai tant pour ce qui concerne la responsabilité des problèmes que pour ce qui concerne le niveau de confiance pour les surmonter.

Il n’en reste pas moins que les grandes tendances des opinions à l’échelle internationale sont inquiétantes lorsqu’on regarde la confiance qui est accordée, globalement aux élites, dont les experts de toutes catégories font partie.

Cette tendance à la défiance, qui finit par toucher l’ensemble des institutions de nos démocraties libérales, est particulièrement marquée chez les jeunes. Nous l’observons dans les différentes études réalisées par les instituts de sondages et de recherche.

Cette défiance, nous l’observons aussi, d’une certaine façon, dans les urnes, notamment lorsqu’on analyse les conditions d’accession au pouvoir des forces que l’on regroupe sous le terme de populistes. Elles peuvent avoir des formes et des identités politiques différentes, mais toutes se nourrissent de cette défiance à l’égard des élites, des institutions et plus encore celles qui produisent du savoir, de la connaissance, de la science et ce que la société peut s’accorder à considérer comme la vérité.

Oui, nous avons globalement un problème avec le statut de la connaissance dans nos sociétés, et c’est ce qui est au cœur de la crise de nos démocraties.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai choisi l’engament qui est le mien aujourd’hui, aussi bien chez Ipsos depuis deux ans, que dans l’édition d’essais de chercheurs, et plus globalement dans la vie des idées au service du changement politique et social. Parce que tout le monde est touché, y compris nous en France, par cette crise profonde du rapport entre la connaissance, le savoir, la raison, l’esprit critique et l’exercice d’un pouvoir politique efficace, crédible et légitime dans lequel une majorité a confiance.

Car le fait est que l’articulation du travail entre les élites politiques et les experts au sens large du terme ne parvient plus à régler les problèmes de manière satisfaisante : le chômage, les crises financières, les phénomènes migratoires, le réchauffement climatique ou plus généralement les questions environnementales ne sont pas sous contrôle.

La complexité de nos sociétés globalisées, interdépendantes et numérisées, est telle que les grands récits explicatifs, mais aussi les scénarios prédictifs, et donc les capacités collectives d’intervention sont très fragilisées et sont  en conséquent perçues à juste titre comme inefficaces.

C’est un paradoxe car si l’expertise se base sur une objectivation de la réalité, des indicateurs quantitatifs mesurables, c’est-à-dire « la transformation du monde en chiffres » comme dirait le physicien Pablo Jensen, ou encore « la gouvernance par les nombres » comme dirait le juriste Professeur au Collège de France, Alain Supiot, alors… nous devrions être au summum de l’efficacité des experts. Et pourtant, l’impression domine que nous n’avons jamais été aussi aveugles, collectivement, sur le monde social, économique, démocratique et environnemental qui nous entoure, échouant à prévoir quoi que ce soit, échouant surtout à engager un changement dans la bonne voie.

En effet, comme jamais dans l’histoire de l’humanité, nous sommes aujourd’hui dans une société de données. Et c’est la raison pour laquelle, avec beaucoup d’autres, notamment des économistes et de sociologues, je pense qu’il est urgent à la fois de mieux tenir compte des comportements humains réels plutôt que de considérer que nous serions de simples « atomes sociaux » obéissant à des règles entièrement rationnelles, mais aussi et surtout que nous changions la nature des indicateurs que nous mesurons et dont nous nous servons pour comprendre le monde et le changer (PIB versus développement humain, par exemple).

La crise que nous traversons, aux multiples facettes est aussi une crise de la donnée, de sa captation, de sa propriété, de son interprétation et, bien sûr, de ses usages pervertis par des intérêts privés qui peuvent sérieusement porter atteinte à nos systèmes d’information, de communication, de médiation et donc, à nos démocraties.

C’est le cas avec ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « fake news ».

Là aussi, nous avons étudié les opinions mondiales, et là aussi nous constatons que nous avons un élément important de la crise de confiance dans les experts et dans le savoir.

Dans une étude réalisée l’année dernière, la tendance est claire: nous sommes une large majorité à penser que le problème, c’est les autres.

En clair, nous nous méfions de tout et de tout le monde, et forts d’un accès apparemment illimité à de très nombreuses sources d’informations, nous pensons être les meilleurs experts de notre réel.

  • 65% des personnes interrogées pensent que les autres vivent dans leur propre bulle sur Internet, mais seulement 34% admettent eux-mêmes vivre dans la leur.
  • 59% sont convaincus qu’ils comprennent mieux les réalités sociales telles que les niveaux d’immigration et les taux de criminalité qu’une personne moyenne
  • 60% des personnes interrogées estiment voir très ou assez souvent des organes de presse dire délibérément quelque chose qui n‘est pas vrai.

Dans le fond, je crois que si nous constatons aujourd’hui une crise de confiance qui touche à la fois les sphères de l’expertise et celle la politique, c’est sans doute en partie parce que nous avons laissé s’installer la confusion entre les deux.

https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2018-09/fake_news_fr.pdf

Je pense, en particulier, que la démolition en règle de la vocation politique au profit de ce qu’on appelle en France la « société civile » et qui est une forme d’appel à l’exercice du pouvoir par les experts et les savants, est profondément délétère.

Il faudrait en revenir, à ce propos, à la conception très classique du débat tel qu’il a été posé par Max Weber dans ses conférence célèbres de 1917 et 1919 sur les natures et les rôles respectifs du savant et du politique. Il disait : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre, sans manquer à la vocation de l’un et de l’autre ».

La vocation de l’expert est de comprendre le monde, la vocation du politique est d’agir sur lui.

Travailler ensemble ne veut pas dire se confondre : je pense qu’il faut réhabiliter le rôle de chacun si nous voulons restaurer la confiance en l’un et en l’autre.

Cet article est une retranscription des propos que j’ai tenus lors de mon intervention pendant les Journées de l’Economie à Lyon, le 6 novembre 2019. Je tiens à remercier Daniel Agacinski, Yann Algan, Agnès Benassi-Quéré et Jézabel Couppey-Soubeyran pour leurs propos riches en idées ainsi qu’Antoine Reverchon pour ses qualités de modérateur. Plus d’infos sur l’événement ici:http://www.journeeseconomie.org/index.php?arc=a6&num=670&fbclid=IwAR0qIGPXhPbTaWcPybCtADQ8RLuhmkMyMlkdWqBD1rKB8t6_tedC4i8Q6jE