« Nous n’avons pas le droit d’échouer » – Entretien dans Mediapart

Presse Populismes Publié le 18 juillet 2024

L’ancienne ministre socialiste exhorte la gauche à trouver une candidature commune au poste de premier ministre, capable de rassembler son camp tout en construisant des majorités au-delà de ses rangs. « L’échec est un luxe que nos électeurs ne peuvent se permettre », dit-elle à Mediapart.

Najat Vallaud-Belkacem est conseillère régionale socialiste en Auvergne-Rhône-Alpes et présidente de l’association France terre d’asile. Elle a été porte-parole du gouvernement, ministre des droits des femmes, de la jeunesse, des sports et de la ville, puis ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche sous la présidence de François Hollande (2012-2017).

Dans un entretien à Mediapart, elle appelle la gauche à se montrer « à la hauteur du moment », en s’accordant au plus vite sur la construction d’une équipe gouvernementale. Elle imagine aussi les contours d’une méthode de gouvernement et souligne la nécessité, selon elle, de construire des « compromis » au-delà des rangs du Nouveau Front populaire (NFP).

Mediapart : Neuf jours après sa victoire aux élections législatives, le NFP semble à l’arrêt dans son chemin vers le pouvoir. Que vous inspirent les blocages actuels à gauche ?

Najat Vallaud-Belkacem : Le NFP est au tout début de son histoire. C’est un bloc politique au stade embryonnaire de son évolution : ne le jugeons pas comme si nous avions dix ans d’existence et d’expérience. Chaque pas est un premier pas. Une telle négociation est forcément une histoire longue, avec ses péripéties. L’erreur consiste justement à toutes les commenter. Le fait de négocier quelques jours pour trouver un premier ministre qui rassemble des partis aux identités différentes n’a rien d’anormal.

Évidemment, le grand déballage public n’est pas quelque chose de plaisant, en particulier pour les électeurs du Nouveau Front populaire qui ont donné un élan immense à cette aventure. Mais il faut garder la tête froide. Les discussions ont suffisamment avancé pour ne pas trébucher sur un mouvement d’humeur solitaire et des injonctions publiques. Après l’espoir suscité, ceux qui prendront l’initiative de la rupture seront comptables devant l’histoire. Il ne peut pas y avoir de succès individuel dans un champ de ruines à gauche.

Que dites-vous à vos ami·es de gauche, qui se déchirent publiquement depuis deux jours ?

Je leur dis que toute la classe politique et une bonne partie des médias travaillent à la perte du NFP, à sa disparition. Pour l’instant, ce n’est pas un boulevard que nous avons devant nous, c’est un mur. Ne l’oublions jamais. La situation est grave, la gauche doit faire preuve de sérieux et prendre ses responsabilités pour gouverner. Les Français nous regardent. Et en particulier ceux qui ont besoin de nous, les classes populaires, ceux qui ont un besoin vital de mesures sociales et fiscales, de renforcement des services publics, de gain immédiat de pouvoir d’achat.

Nous devons réparer les injustices du macronisme et alléger la souffrance sociale qui contribue tant aux fractures de notre pays. Nous n’avons pas le droit d’échouer ou de laisser revivre artificiellement un macronisme moribond. Sa politique et sa pratique du pouvoir ont été clairement rejetées. Chacun au NFP doit être à la hauteur du moment que nous vivons. L’échec est un luxe que nos électeurs ne peuvent pas se permettre. 

Le nom de Laurence Tubiana a été proposé par les socialistes, les écologistes et les communistes. Pour La France insoumise (LFI), ce serait faire un pas vers une alliance avec le camp présidentiel. Comment trancher ce débat ?  

Laurence Tubiana est une femme de grande qualité. Mais, au-delà du nom, ce qui compte, c’est ce que nous souhaitons faire ensemble. Ma boussole, ce sont les Français les plus modestes, ceux qui sont privés d’emploi ou de soins, ceux qui sont victimes des inégalités, des discriminations. C’est pour elles et pour eux qu’il nous faut un gouvernement emmené par le Nouveau Front populaire, avec une stratégie assumée de réponse aux attentes de justice des milieux populaires.

Pour gouverner dans l’intérêt du pays, il faut une équipe gouvernementale, pas un homme ou une femme providentielle, et une volonté de trouver des majorités larges, autour des priorités issues du programme sans s’y limiter. Ce gouvernement devra compter sur quelques alliés dans le camp républicain et sur le soutien sans participation de certains autres.

Pour trouver des majorités, il faudra avancer sans sectarisme autour de textes de loi, que nous devrons négocier avec les forces républicaines. Il n’y a pas trente-six solutions. Le vote massif des Français contre l’extrême droite, tout comme la réalité des rapports de forces à l’Assemblée, exige de rassembler. Fidélité aux engagements pris, rassemblement de la gauche et capacité de compromis au-delà : c’est la seule boussole qui doit guider le choix des personnes. Le reste n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

La deuxième des conditions que vous posez, à savoir le rassemblement de la gauche, paraît mal embarquée aujourd’hui. Il y a un programme commun mais des histoires, des sensibilités et des stratégies largement divergentes. Est-il vraiment possible d’entretenir la dynamique unitaire des dernières semaines ? 

La gauche a toujours été plurielle et a toujours dû se rassembler pour gouverner. Qui peut penser qu’entre Blum et Thorez, ou entre Mitterrand et Marchais, les choses étaient plus simples qu’aujourd’hui ? La différence, c’est que les compromis se faisaient au sein de grands partis de masse, et qu’ils doivent désormais s’élaborer entre de petits partis morcelés. Mais au fond, le débat est toujours le même. Voulons-nous gouverner ensemble ? Nous en avons toujours été capables dans notre histoire, quand les circonstances l’exigeaient. La recherche d’une pureté hégémonique à gauche a toujours été vouée à l’échec, parce que les milieux populaires savent qu’un pas en faveur de leurs intérêts vaut toujours mieux que mille programmes.

L’aventure vaut-elle vraiment le coup, alors que la droite et l’extrême droite menacent de censurer immédiatement tout gouvernement qui compterait des Insoumis, voire des écologistes ?

Oui, il faut y aller ! La gauche doit montrer sa capacité à gouverner, à apaiser, en se dépassant, car c’est ce que ses électeurs, et une majorité de Français, attendent d’elle dans le moment présent. On a besoin de tourner la page du macronisme. Qui prendra le risque d’une dissolution dans un an, alors que les causes du vote Rassemblement national n’auront pas été traitées ? Les gens viennent de se mobiliser massivement contre la perspective d’une extrême droite au pouvoir parce qu’ils ont parfaitement compris en quoi leur vie pouvait douloureusement basculer du jour au lendemain. On a vu le gouffre de très près. Si certains font le choix de la politique du pire, c’est à tous ces électeurs-là qu’il faudra rendre des comptes.

Sans majorité absolue, dans un contexte budgétaire particulièrement contraint, est-il vraiment possible de changer la vie des gens, même en quelques semaines ?

L’urgence de l’urgence, c’est la question sociale et fiscale. Il faut, dans ces deux dimensions, aller chercher tout ce qui peut être réalisé par décret. Je pense notamment à l’augmentation du Smic. Mais parce que la question des recettes, elle, passera par la loi, il y a besoin d’un travail de négociation avec d’autres forces républicaines pour s’assurer des appuis plus larges.

Entretien dans Mediapart, le 16 juillet 2024.