LE CHOIX DES AUTRES
(Publié dans « Quand l’enfance nous raconte », fondation Jean Jaurès, éditions de l’aube. Septembre 2024)
Il est des sujets qui semblent évidents sur le papier et qui, confrontés aux nuances de nos vies, le sont tout de suite moins.
Est-ce, oui ou non, une bonne chose que d’œuvrer en faveur de la mixité sociale et scolaire à l’école? Les arguments rétifs, après tout, ne manquent pas : du côté des familles en recherche d’entre-soi, de celles empêtrées dans leurs difficultés et des enseignants. Pour les premières, il s’agit d’extraire leur enfant de la masse pour lui donner toutes les chances dans ce monde de folle compétition exacerbée par les lunaires réformes Parcoursup et autres. Pour les deuxièmes, on voudrait éviter à son enfant l’expérience cuisante d’une prétendue ouverture à la diversité sociale qui n’existerait que sur le papier et serait donc susceptible de dégrader encore l’estime de soi. Enfin, pour les derniers, l’objectif est d’avoir des bonnes classes pour se reposer des « élèves perturbateurs et décrocheurs » et éprouver le sentiment de faire le programme dans les temps, pour de vrai.
Ce sont tous ces freins intériorisés que le gouvernement précédent s’est délecté à caresser dans le sens du poil lorsqu’il gardait ostensiblement le silence sur cette cruelle absence de mixité sociale dans nos établissements, qui est pourtant le nœud des échecs(1) de notre système scolaire: ou lorsqu’il retirait son maroquin au monstre qui semble s’y intéresser de prop près, mais aussi lorsqu’il avait les yeux de Chime pour le privé, pourtant devenu à bien des égards le concurrent déloyal du public qu’il assèche de ses classes aisées ou moyennes, le laissant se débrouiller avec la difficulté scolaire et sociale — soit qu’il inventait une réforme pour rendre obligatoire une scolarité de maternelle, qui, de fait, concernerait déjà 97 % de la population, avec pour effet principal d’imposer aux collectivités locales de financer l’enseignement privé dès l’âge de 3 ans ; soit qui vantait carrément les mérites du privé le plus excluant, le plus synonyme d’entre-soi, au détriment du public. Enfin, lorsqu’il annonçait un nouveau type de séparatisme encore plus assumé, avec les classes de niveau dans tous les collèges — sauf ceux du privé, bien sûr, qui, lui, fait bien ce qu’il veut…
Alors quel est donc cet idéal au nom duquel certains, dont je fais partie, continuent de creuser les voies et les moyens pour obtenir malgré tout cette mixité sociale et scolaire? S’agit-il simplement de ce que les détracteurs devenus si bruyants appellent le « monde bisounours du vivre-ensemble » ? Et d’ailleurs faut-il, parce qu’ils le qualifient ainsi, renoncer à ce projet de vivre-ensemble? À combien de mots, de concepts, d’idéaux avons-nous renoncé ces dernières décennies à gauche? Et qu’y avons-nous gagné, si ce n’est de voir notre puissance narrative s’étioler petit à petit ?
Puissance narrative, oui : il ne s’agit pas là d’un gros mot, le projet politique commence par se mettre en mots, il doit se comprendre aisément, sinon pourquoi, comment ? Que voulons-nous pour cette société, pour nos enfants, pour le monde que nous leur laissons ? Nous ne voulons sûrement pas d’une société du mépris, de murs dressés, de guerre et de compétition effrénée, surtout lorsque les armes pour la remporter sont toujours aux mains des mêmes. Nous voulons une société de paix, d’interdépendance, de lien, organisée de telle sorte que si nous ne savions pas dans quelle position sociale nos enfants y voyaient le jour, elle leur serait néanmoins douce, en tout état de cause. Le fameux voile d’ignorance de Rawls.
En matière d’éducation et de reconnaissance des mérites, la société d’aujourd’hui ne répond pas à cette requête. Qui peut encore croire à cette fable alors que le taux de résilience socioscolaire (c’est-à-dire le nombre d’élèves défavorisés qui obtiennent de très bons résultats), qui était déjà infiniment faible (10 %) depuis plusieurs années, est carrément tombé à 7 % dans le dernier rapport PISA — tout simplement parce que les élèves défavorisés n’ont qu’une chance sur six d’être scolarisés dans un lycée très performant ?
La société n’y répond pas, et ce serait faire injure au moindre lecteur un peu curieux des questions éducatives que de ressortir à nouveau les chiffres démontrant l’ampleur et la gravité du déterminisme social dans notre parcours et dans la réussite scolaire. Or il se trouve que contrairement à d’autres périodes de notre histoire, et à d’autres pays d’aujourd’hui, il est devenu difficile, voire impossible, de réussir sa vie professionnelle, son statut social, sa place dans la collectivité, sans avoir validé ce fameux parcours éducatif. On en pense ce qu’on voudra, mais c’est comme cela, sinon pourquoi diable les familles qui maîtrisent parfaitement les codes s’échineraient-elles ainsi à faire réussir leurs enfants à l’école ? À se plier en quatre pour les relever quand ils trébuchent — car oui, tâtonner, trébucher, voire décrocher, n’est pas réservé aux pauvres, la seule chose qui le soit, c’est l’absence d’un droit à la seconde chance ? À faire jouer toutes les connexions possibles pour qu’un diplôme soit, in fine, obtenu ?
La société éducative n’est pas douce aux enfants des milieux ouvriers populaires et immigrés. Elle prétend traiter chacun de la même façon, bien sûr, Liberté, Égalité, Fraternité au fronton des écoles, mais comment expliquer, par exemple, cet écart de performances entre les élèves immigrés et les autres de 52 points en France, contre une moyenne de 41 points dans l’OCDE ?
Comment expliquer, dans les établissements de Seine-Saint-Denis, pourvoyeurs d’une intense mobilisation de professeurs et d’enseignants ces derniers mois, l’extrême sous-dotation des établissements par rapport à d’autres territoires plus favorisés ? Qu’un enseignant sur deux n’y soit pas remplacé dans le secondaire, tandis que le taux de remplacement est de 78 % au niveau national ? Comment expliquer qu’on y investisse si peu dans la rénovation des infrastructures scolaires, avec un État qui ne compense les investissements du département qu’à hauteur de 8,8 %, soit bien en deçà de la moyenne nationale, qui est de 15 % alors que le département est à la fois parmi les plus pauvres et les plus actifs en matière d’éducation?
Elle n’est pas douce et la plus efficace des façons qu’elle a trouvée pour ne pas l’être, c’est de concentrer ces élèves-là entre eux, à part des autres, de faire de leur condition sociale, qui ne devrait être qu’une caractéristique parmi d’autres de leur personnalité et de leur complexité, un plancher duquel ils ont le plus grand mal à se décoller pour s’envoler. Pourquoi? Mais parce qu’on ne se décolle pas de ce qui est conforté par les pairs qui vous entourent, qui tous vous ressemblent et qui eux non plus n’ont ni les moyens, ni les modèles pour rêver en grand. On ne se décolle pas du découragement des professeurs si jeunes, épuisés d’être autant assistants sociaux qu’enseignants, et qui finissent par ajuster leurs exigences et ambitions scolaires à la baisse — les élèves des établissements les plus défavorisés maîtrisent seulement 35 % des compétences requises à la sortie du collège quand leurs homologues scolarisés dans les établissements les plus favorisés les maîtrisent à 80 %. On ne se décolle pas de la réputation repoussoir de son établissement scolaire que ceux qui ont eu les moyens de le faire se sont empressés de fuir, laissant derrière eux des jeunes être convaincus que le meilleur ne peut être pour eux. Et demain, avec les classes de niveau qui auront servi au précédent Premier ministre à se construire un personnage de ferme réformateur à bon compte, nonobstant les dégâts qu’elles commettront sur leur passage, on ne se décolle pas non plus de cette impression d’être la classe des cancres, à tout jamais. Faut-il ne pas avoir vu un enfant, un adolescent fonctionner de près pour mésestimer à ce point l’impact sur sa perception personnelle, sur sa projection dans l’avenir, sur sa confiance dans les institutions scolaires, sur son appétence pour l’effort, lorsqu’on vous lance dans la vie avec de tels messages de la part des pouvoirs publics. Sans parler des injures à jet continu entendues sur les plateaux des chaînes d’infos. Ce qui se joue dans l’existence d’établissements ségrégués (en haut et en bas), ce n’est pas seulement la géographie, mais bien le choix conscient d’acteurs de se défaire des autres. Le choix aussi de pouvoirs publics de séparer les meilleurs des moins bons avec la conscience avérée que ce faisant on rend les meilleurs encore meilleurs et les moins bons encore moins bons. S’en défaisant, les laissant entre eux, on en fait des gens qu’on a encore moins envie de fréquenter. On crée donc des indésirables.
Elle n’est pas douce pour les mal lotis, notre société éducative, et les effets en sont catastrophiques. Pour les enfants concernés et leurs familles, bien sûr. Pour la société, évidemment – quelle est cette société où des cohortes d’individus ne se connaissent pas, se regardent en chiens de faïence, ne nourrissent au mieux qu’une malsaine curiosité les uns à l’égard des autres, et au pire que dédain des gagnants du système et ressentiment des perdants dans un monde amené à être de plus en plus violent ? À quoi conduit-elle sérieusement ? Pour notre rayonnement et notre économie – quelle excellence éducative atteindre lorsque, dans cette école du tri, tant de cerveaux sont laissés en friche ? Pour notre démocratie – comment s’étonner que tant de gens, dans les classes populaires, finissent, écœurés, par voter avec les pieds ?
Mais comble de l’absurdité, elle fait du mal aussi aux enfants bien nés et très bien lotis : à quoi ressemble un adulte qui a passé toutes ses classes dans un univers feutré d’entre-soi et de récit médiatique lui expliquant que tout le mérite de sa « réussite scolaire et donc sociale » lui revient ? À quoi ressemble cet enfant devenu adulte exerçant des responsabilités économiques ou politiques ? À un atrophié de la relation sociale, un déconnecté de son monde. À quelqu’un capable d’expliquer aux classes populaires qu’il faudrait tout de même veiller à mieux gérer leur argent et cesser d’acheter des écrans plats, ou traverser la rue pour trouver un job. À quelqu’un expliquant que « Dieu, merci, ses enfants ne sont pas dans l’enseignement professionnel, parce que ce sont de très bons élèves » en plein milieu d’une interview qu’il venait charitablement donner pour valoriser l’enseignement professionnel à la radio; à quelqu’un s’étonnant que des collégiens portent des baskets pour aller en cours… Eh oui, parce que, voyez-vous, la fréquentation de l’altérité, ça ne grandit pas que les horizons de ceux d’en bas, mais aussi les compétences de ceux d’en haut, l’intelligence humaine, sociale, charnelle. La capacité à penser hors des cadres et des clous, à se réinventer, à surprendre, à continuer d’apprendre. À évoluer dans un monde de singularités et d’ouverture.
On ne se perd pas dans l’altérité, au contraire, on s’y trouve : c’est le champ de vision large qui aide à forger sa personnalité, comme les voyages forgent la jeunesse. Sauf, bien sûr, à se comporter comme ces expatriés qui restent entre eux et ne font même l’effort d’apprendre la langue du pays dans lequel ils sont. Mais au fait, si c’est pour se comporter ainsi, quelle légitimité à réclamer en permanence des immigrés de plus ou moins fraîche date qu’ils fassent l’effort de s’intégrer dans notre pays ?
Oui, d’accord, rétorqueront les aquabonistes habituels, mais Dieu qu’il est difficile de changer les pratiques et cette préférence de court terme pour l’inégalité quels qu’en soient les dégâts à moyen et long terme ! Un dossier bien trop miné pour commencer à l’ouvrir, pensez donc ! Rallumer la guerre scolaire ? Et puis quoi encore ?
Eh bien, pourtant si, il est possible de transformer la donne, de faire de la mixité entre établissements et qu’élèves, parents et professeurs y trouvent leur compte. Tout cela est raconté dans ce livre(2) qu’avec François Dubet nous avons publié en mars 2024 et qui revient sur les expérimentations lancées en 2015 dans 56 collèges de France pour mieux mélanger les élèves et sur les conclusions de l’évaluation scientifique qui les a accompagnées. Cette dernière est formidable, progression académique, climat scolaire apaisé, amélioration du bien-être et des compétences psychosociales des élèves…
Des lois ont été proposées par les groupes de gauche au Parlement pour étendre ces expérimentations à tous les territoires de France, se fixer de réels objectifs nationaux en la matière, embarquer le privé qui n’a aucune raison de rester à l’écart de ce qui apparaît aujourd’hui de salubrité publique. On sait ce qu’il faut faire, on sait comment le faire, ne manque plus que l’essentiel : la volonté de le faire.
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(1) Elle est clairement derrière l’ensemble des préoccupations qui touchent à l’école : les résultats scolaires;
Ce qui les rend insuffisants, c’est précisément cette ségrégation (voir à ce propos la dernière enquête PISA), nos élèves socialement bien lotis rivalisent avec les élèves coréens ou finlandais, nos élèves défavorisés avec ceux du Cambodge ou du Kazakhstan. C’est évidemment cet énorme écart-là qui tire notre moyenne à la baisse, mais aussi l’orientation et les mécanismes d’autocensure qui l’accompagnent, les conditions de travail des enseignants en fonction du lieu où ils sont affectés, la cohésion sociale et notre capacité à faire vivre les valeurs de la République… Lutter contre la ségrégation permet de s’attaquer à bien des maux dont souffre notre système scolaire, et à travers lui la société. Une école enfin mixte permet d’embarquer tout le monde dans la nécessaire évolution des pratiques professionnelles — car on n’enseigne pas à des groupes hétérogènes comme à des groupes homogènes — et de l’organisation des établissements : avec plus de didactisme, de formation continue des enseignants, d’organisation cohérente des équipes à l’échelle de l’établissement. Le sens du progrès pour une école enfin inclusive tournée vers la réussite et le bien-être de tous les élèves.
(2) Najat Vallaud Belkacem et François Dubet, Le ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, Paris, Seuil, 2024.
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