Par Najat Vallaud Belkacem, Ancienne ministre.
Le procès très fortement médiatisé de Dominique Pélicot, accusé avec 51 autres hommes d’avoir violé sa femme Gisèle Pélicot a tout d’une affaire “hors norme” d’un point de vue criminalistique. Mais paradoxalement, il révèle aussi la normalité glaçante de nos rapports sociaux. A rebours d’un sentiment de responsabilité collective qui s’est exprimé en marge du procès, notamment à travers des marches de soutien à la victime partout en France, une partie des hommes, la plus vocale, persiste et signe dans la mécanique d’autodéfense. En exposant sur la scène publique non seulement la profondeur de la violence des hommes mais encore l’étendue de leur déni face à elle, le procès Mazan aura décidément été le miroir intégral de notre dysfonctionnement social.
Car en effet, alors qu’ils ont été filmés et recrutés sur le salon virtuel dénommé “À son insu”, la plupart des accusés des viols de Mazan prétendent avoir été piégés, inversent la responsabilité, voire se construisent en victimes. Pire, ils questionnent l’intentionnalité de leur acte de viol pour venir légitimer l’abaissement de leur peine. En somme, ils deviendraient victimes parce qu’ils n’auraient pas eu conscience ni connaissance de leur méfait. Parce qu’il y aurait “viol et viol”. Voilà ce que ce procès dit de nous : toujours organisée sur la disponibilité constante du corps des femmes au service des hommes, notre société façonne encore des violeurs qui ne savent pas qu’ils violent.
Car en effet, le président de la cour criminelle du Vaucluse préfère en l’espèce parler de “scènes de sexe” plutôt que de “viols”. Requalification prétextée, en dépit des preuves matérielles irréfutables, au nom de la présomption d’innocence. Dans le cas de suspects pour meurtre, le terme “meurtre” est employé sans qu’il remette pourtant en cause ce principe fondamental. Le déni masculin est tel qu’il veut d’abord protéger les auteurs avant de qualifier le crime dont a pourtant été évidemment victime Gisèle Pélicot, de façonrépétée, pendant 10 ans, et avec l’exact même mode opératoire. Voilà ce que ce procès dit de nous : tellement empreints d’histoire patriarcale et de réflexes sexistes, nous parvenons à vouloir taire même le mot qui qualifie les faits.
Car en effet, alors que Mazan nous apprend qu’il n’y a pas de profil type d’auteur de violences sexistes et sexuelles, c’est le hashtag #NotAllMen qui supplante toute réflexion sur le rôle des hommes dans la perpétuation des violences de genre. Toujours le réflexe pavlovien de désolidarisation masculine d’avec les hommes agresseurs sans remettre en question la culture du viol grâce à laquelle ces derniers se permettent d’agir. Pourtant si l’affaire des viols de Mazan révèle bien quelque chose, c’est le caractère profondément ordinaire et disséminé des violeurs : qu’ils soient pompiers, infirmiers, journalistes, étudiants, chauffeurs routiers, gardiens de prison, retraités, conseiller municipal, bénévole associatif, qu’ils aient 26 ou 73 ans. Ils sont des maris, des pères, des fils, des frères, des amis, des voisins. Les violeurs sont insérés socialement. Le viol n’est pas une exception. Il n’est pas un bug du système. Il est le système. Voilà ce que ce procès dit de nous : nous avons fondé le viol sur le mythe du monstre, à mille lieues des statistiques pourtant connues de tous. Nous détournons le regard devant les profils des vrais violeurs, pas ceux des contes, les vrais : les “bons pères de famille”.
Car en effet, où sont nos alliés ? Pourquoi un tel silence de ceux qui ne se retrouvent pas dans ce hashtag #NotAllMen ? Qui, parmi nos responsables politiques masculins, a soutenu Gisèle Pélicot, vraiment soutenu? Qui se forme à la spécificité des violences de genre, qui fait et assume un travail d’introspection, de déconstruction de ce qu’il y a de violent dans les masculinités ? Qui a exprimé une “volonté de changer” ? Qui s’interroge sur l’érotisation de la soumission, de l’humiliation, de l’appropriation des femmes dans notre culture ? Qui vient remettre en question nos modèles de représentation ? Qui propose un modèle alternatif ? Voilà ce que ce procès dit de nous : attachés ou indifférents au système de privilèges de genre encore criant, les hommes ayant pris la parole sur le sujet se comptent sur les doigts d’une main. Ce n’est pourtant pas compliqué, on en compte par centaines qui se vautrent dans l’instrumentalisation si opportune du combat courageux et malheureux des Iraniennes pour mieux s’en prendre aux féministes d’ici.
En levant le huis clos, Gisèle Pélicot a ouvert le dialogue. Soyons à la hauteur, répondons-y. Engageons réellement le travail de prévention à l’école à travers une éducation à la vie sexuelle et affective digne de ce nom, qui déconstruise les stéréotypes, apprenne le respect de l’autre et de son corps, sensibilise à la réalité des violences sexuelles notamment celles commises sur les enfants, dispense un vrai programme d’égalité. Poursuivons le travail engagé auprès des auteurs à travers les stages de responsabilisation, les centres de prise en charge et la justice restaurative pour éviter la récidive, pour questionner la socialisation masculine et les privilèges sociaux comme autant de terrains favorables à l’adoption des comportements violents à l’égard des femmes et des enfants. Apprenons à mieux parler des femmes dans le débat public, formons obligatoirement nos journalistes, nos juges, nos avocats, nos politiques et nos régulateurs à utiliser les bons termes, à ne plus parler ou laisser parler de « crime passionnel » pour un féminicide, ni de « baiser volé » ou de « main sur un jean » pour une agression sexuelle, à ne pas minimiser le vécu des femmes, à leur éviter une victimationsecondaire dans leurs parcours judiciaires. Cessons de rétrograder ce qui est désormais un secrétariat d’Etat chargé de l’Egalité, et qui devrait être un ministère de plein exercice. Là où l’Etat consacre aujourd’hui 172 millions d’euros à la cause (soit, pour ce qui concerne par exemple la ligne d’écoute des victimes de violences sexuelles, 20 centimes par femme accompagnée …) engageons un budget nécessaire, chiffré et minimal de 2,6 milliards d’euros. La loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, c’était il y a 10 ans. Parce que c’est bien d’une transformation profonde de notre societé entière que nous avons, besoin, n’hesitons pas à remettre cent fois l’ouvrage sur le métier.
Voilà ce que ce procès doit dire de nous : ça y est, nous voulons changer.
À retrouver dans La Tribune, le 24/11/2024.
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