Entretien réalisé par Régis Guyon en juillet 2023.
Cet entretien a été réalisé pendant l’été 2023, dans le cadre de la préparation de l’ouvrage Policy learning from across the Mediterranean, coordonnée par Ronald G. Sultana, professeur à l’université de Malte. Malheureusement, du fait du décès soudain et prématuré de ce dernier en novembre 2023, l’ouvrage ne verra pas le jour. La revue Diversité a décidé de publier cet entretien, en hommage à ce collègue qui nous a quittés trop tôt, qui rend compte du parcours de Najat Vallaud-Belkacem comme ministre des Droits des femmes, puis de l’Éducation nationale en France entre 2012 et 2017.
Régis Guyon : Vous devenez ministre de l’Éducation nationale en août 2014. Vous étiez à cette époque membre du gouvernement depuis 2012 comme ministre des Droits des femmes et porte-parole. Vous avez eu l’expérience de collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale, notamment à l’occasion de l’ABCD de l’égalité. Quelles image ou représentation aviez-vous de ce ministère au moment de votre prise de poste ?
Najat Vallaud-Belkacem : J’ai envie de vous répondre en distinguant la question de l’éducation et celle du ministère de l’Éducation nationale. Je ne suis pas enseignante, je n’appartiens pas au ministère de l’Éducation nationale, je ne viens donc pas de l’intérieur de la maison. Néanmoins, le sujet de l’éducation m’anime depuis longtemps déjà et est assez central dans mon engagement politique, comme élève de l’éducation prioritaire, comme socialiste convaincue des vertus de l’émancipation individuelle et collective, comme élue locale à Lyon aussi. Le jour où je me vois proposer d’exercer ces responsabilités-là, ce n’est donc pas un sujet qui m’est étranger. Il n’en reste pas moins que c’est infiniment impressionnant. Chacun imagine bien la charge à la fois concrète et symbolique que ce ministère représente.
J’en ai, à vrai dire, eu plus qu’un aperçu depuis deux ans que je suis porte-parole du gouvernement. Cette fonction vous oblige à vous tenir en permanence informé de tout ce qui se fait dans tous les ministères, du détail des réformes qui y sont conduites, et en l’occurrence de la réforme des rythmes scolaires portée à l’époque par Vincent Peillon ainsi que de la loi de refondation de l’école. M’exprimant au nom du gouvernement dans la presse, je suis souvent amenée à prendre la parole sur ce sujet dans l’espace public, d’autant que c’est une période où l’ambition est grande pour l’école et les moyens qui vont avec aussi (souvenez-vous des 60 000 postes que le président Hollande s’est engagé à recréer…).
Enfin, j’ai une autre casquette à ce moment-là : celle de ministre des Droits des femmes. À ce titre, avec Vincent Peillon, puis Benoît Hamon, nous travaillerons sur la question de l’éducation à l’égalité filles-garçons. Un sujet formidablement enthousiasmant sur lequel un nombre très important d’enseignants, constatant le retour en force des stéréotypes de genre parmi leurs élèves – avec son lot de limitation des ambitions et de sexisme – nous demandait de monter en puissance, et c’est ainsi que nous en viendrons en effet à concevoir de nouveaux outils, une nouvelle façon de procéder, qu’on a appelés les ABCD de l’égalité. Il s’agissait à la fois de contenus et ressources utiles aux professeurs pour évoquer ces questions-là avec leurs élèves, mais aussi d’exercices destinés à évaluer leurs propres interactions avec eux et la façon dont ces dernières pouvaient, par leurs attentes distinctes, conforter les stéréotypes en question. Enfin des formations qui leur étaient destinées pour mieux y répondre. Quelques mois plus tard, une fois que la polémique était là2, que Vincent Peillon avait quitté entre-temps le ministère, c’est avec Benoît Hamon qu’on gérera la crise, et pour nous la nécessité de calmer les esprits. C’est ce moment, pas simple, où nous décidons de saisir l’inspection générale pour qu’elle rende un rapport sur le fonctionnement de cette expérimentation, assorti de préconisations. À l’issue de ces travaux, nous avons décidé de cesser de parler d’expérimentation (terme que les oppositions avaient réussi à charger d’une connotation très négative – « nos enfants ne sont pas des cobayes ! ») et de faire passer le dispositif dans le droit commun, en particulier en inscrivant cette égalité filles-garçons dans les projets d’école, en intégrant les formations dans le tronc commun des écoles supérieures du professorat, et en développant les matériaux pédagogiques mis à disposition des enseignants.
RG : Le 26 août 2014, vous êtes donc nommée ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et vous découvrez de l’intérieur le ministère et son fonctionnement. Quels ont été vos étonnements à votre arrivée ?
NV-B : Oui, tout cela se produit dans des circonstances un peu particulières. J’arrive une semaine avant la rentrée scolaire et dans un contexte chauffé à blanc par les opposants à la réforme des rythmes scolaires – puisque c’est la rentrée où elle se mettait en œuvre, y compris avec des maires qui, pour l’empêcher de s’appliquer, s’enchaînent aux grilles de leurs écoles… Un climat donc relativement tendu, beaucoup de sujets sur le feu qui happent toute votre attention. Et puis la dimension très institutionnelle de la fonction qui capte tout de même une partie de votre énergie. Rencontrer dès les tout premiers jours tout ce qui se fait d’interlocuteurs du ministère, notamment les syndicats, et bien sûr dans un ordre protocolaire très précis pour ne froisser personne. Les écouter des heures durant et se faire la réflexion à la fin de la journée que le sujet dont il aura au fond été assez peu fait mention spontanément… c’est celui des élèves…
RG : Et vous avez pu vous appuyer sur un cabinet qui vous a suivie du ministère des Droits des femmes.
NV-B : J’avais la chance d’avoir un cabinet très fonctionnel. J’ai amené avec moi une partie de mon équipe, et c’était une bonne chose parce que l’on se pratiquait et on s’entendait bien. Mais j’ai aussi récupéré une partie du cabinet qui était auprès de Vincent Peillon et Benoît Hamon depuis 2012, Bernard Lejeune ou Agathe Cagé, par exemple. Que mon équipe puisse connaître le fonctionnement de ce ministère, mais aussi mon fonctionnement à moi. Et franchement, ça s’est très bien passé. J’ai eu trois directeurs de cabinet différents, non pas parce que je voulais m’en séparer, mais parce qu’ils ont pu obtenir des opportunités intéressantes. J’ai donc travaillé avec Bertrand Gaume pour commencer, qui était le directeur de cabinet de Benoît Hamon et que j’ai gardé pour assurer une forme de continuité, puis avec Bernard Lejeune, et enfin avec Olivier Noblecourt. Florence Robine comme DGESCO (directrice générale de l’enseignement scolaire) complétait cet écosystème. C’était la première fois que ce ministère avait à sa tête politique et administrative, deux femmes…
RG : Comment travaillez-vous avec les académies, avec les territoires ? Car on pense souvent que l’Éducation nationale est un système très centralisé où tout se décide depuis Paris. Certes, c’est un élément important dans le fonctionnement du système éducatif, mais cela n’enlève rien aux acteurs locaux de se saisir de telle ou telle politique publique et de l’adapter au contexte. Sans compter qu’à chaque échelle du système s’organise un jeu d’acteurs qui peut être facilitant ou tout aussi bloquant. Comment, comme ministre, avez-vous appréhendé cet aspect de la fonction ?
NV-B : Tout dépend des sujets : il est des politiques pour lesquelles l’imbrication du local et du national est une condition de l’efficacité. Voyez par exemple ce que j’ai engagé sur la mixité sociale dans les collèges à partir de 2016 : une impulsion et un pilotage national, mais une vraie souplesse laissée au niveau local pour dessiner sa solution propre. Au fond, ce dosage venait de la conscience que si la mixité scolaire ne se décrète pas nationalement, faire reposer cette politique sur la seule initiative locale ne permet pas d’aller beaucoup plus loin, car c’était laisser les acteurs engagés se démener seuls face à des problématiques ou des oppositions qui peuvent vite les dépasser. Le dynamisme pédagogique des équipes éducatives ne pouvait pas suffire à modifier la composition sociale de l’établissement sans une action sur l’affectation des élèves qui relève des services académiques. Les évolutions des procédures de recrutement devaient être accompagnées d’une réflexion sur la sectorisation ou la mobilité qui relèvent des élus locaux. Ces derniers ne peuvent assumer seuls dans la durée des choix politiques aussi fondamentaux ni entraîner l’adhésion de toutes les familles, sans accompagnement ni soutien des chefs d’établissement et des services du rectorat… Bref, on a là l’exemple évident de cette imbrication décisive et indispensable du national et du local.
Puis il est des sujets sur lesquels on se méprend. On croit par exemple que les programmes ou pratiques pédagogiques peuvent se décider au sommet de la pyramide et se retrouver ensuite bon an mal an de façon uniforme dans le quotidien des classes. C’est beaucoup plus complexe que cela et c’est une grande leçon de modestie que prend en réalité chaque ministre de l’Éducation. Un exemple : lorsque j’étais ministre, j’ai fait adopter une réforme du collège introduisant des changements dans l’organisation de ce dernier. Mes opposants de l’époque prenaient alors un malin plaisir à mettre en exergue des enseignants ou établissements qui résistaient à la mise en place de cette réforme. Quelques années plus tard, on est à la rentrée 2019. Je ne suis plus en fonction, et Jean-Michel Blanquer avait annoncé depuis deux ans déjà l’annulation de la réforme, et en particulier les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI). Mes enfants faisant leur rentrée dans le collège du quartier cette année-là, j’assiste, depuis le fond de la salle, à la réunion de présentation de l’établissement. Eh bien, quelle n’a pas été ma surprise d’entendre l’équipe de direction décrire par le menu détail tout ce que ladite réforme du collège contenait ! La réforme que l’actuel locataire de Grenelle était censé avoir effacée d’un coup de plume… Vanité des grandes déclarations si déconnectées des réalités.
De manière plus générale, le terrain donne toute son amplitude (ou sa vacuité) à la décision nationale. C’est particulièrement vrai en matière éducative, je trouve : de la même façon que l’on connaît l’effet maître, ou l’effet « chef d’établissement » dans un collège ou un lycée, il y a un effet recteur dans une politique académique qui va beaucoup dépendre de l’engagement et des équipes de ce dernier… Il ne faut donc pas s’étonner de ne pas retrouver cette uniformité totale que certains appellent de leurs vœux.
RG : J’allais ajouter que quand il y a de la résistance, c’est qu’il y a de la vie et de la vitalité – ce n’est pas juste des personnes aigries, résignées qui refusent de bouger par principe. C’est aussi un signe de bonne santé des acteurs du système et qu’il y a un attachement à une certaine conception du métier.
NV-B : Bien sûr. On peut d’ailleurs parfaitement comprendre l’irritation à voir ses pratiques professionnelles ou l’organisation de son cadre de travail régulièrement remises en question ou changées. Qui plus est par une autorité politique qu’en fonction de son propre système de valeurs on va juger plus ou moins légitime, plus ou moins bien intentionnée. C’est cela qui rend les réformes éducatives toujours compliquées. Et nourrit une forme de malaise latent.
Pour autant, attention, ça ne doit pas disqualifier l’idée même de réforme ou conduire à considérer que les seuls à savoir ce qui est bon pour l’institution, ce sont les enseignants eux-mêmes. Car ce dont il est question ici, c’est ce que l’organisation de notre système scolaire et la façon dont on y enseigne font à nos enfants. La réussite qu’elle leur permet ou pas, avec plus ou moins d’esprit de justice et de remise en cause des rentes, les compétences et la confiance qu’elle développe ou pas en eux, le système de valeurs qu’elle installe dans les générations qui viennent, etc. C’est donc bel et bien une question qui intéresse toute la société et il est naturel que se dessine un projet, démocratiquement tranché en la matière.
Les enseignants ont évidemment une expertise qui doit toujours se retrouver au cœur de la réflexion avant toute réforme, et par exemple, me concernant, pas une seule de mes réformes n’a été imaginée sans s’appuyer au préalable sur des constats et des innovations testées par des établissements et des enseignants. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les enseignants eux-mêmes sont évidemment divers : ils n’ont ni les mêmes pratiques ni les mêmes convictions sur ce qu’est une bonne pratique. Il y a ceux qui seront convaincus du bien-fondé de telle réforme, et ceux qui seront vent debout contre. Donc les voir comme une masse homogène est totalement absurde. Et attendre qu’ils soient unanimement en faveur d’une réforme pédagogique, quelle qu’elle soit, est totalement illusoire.
RG : Pendant votre mandat de ministre, une série d’événements vont avoir un impact important sur le pays et sur l’école ; les attentats de janvier et de novembre 2015, sans oublier ceux de Nice, de Saint-Étienne-du-Rouvray. Comment, comme ministre, avez-vous organisé ce qui va devenir « la mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » ?
NV-B : C’est une période terrible que je ressens complètement dans ma chair. Comme citoyenne et comme responsable politique. Mais aussi comme ministre de l’Éducation nationale. Car très vite, l’opinion publique se tourne vers l’école républicaine. Celle qu’ont fréquentée les frères Kouachi, auteurs des attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo. Celle qui connaît ici ou là des contestations des minutes de silence qu’on organise le lendemain. Celle qui est sur toutes les lèvres le jour de la grande manifestation du 11 janvier : on est des millions dans les rues de Paris, et à chaque pas on m’interpelle pour me dire : maintenant, c’est à l’école que ça se joue. C’était à la fois une mise en accusation sévère, voire injuste, de l’école sur le mode « mais qu’est-ce que vous avez raté pour nous créer autant de petits terroristes ? » ; et en même temps, une espérance anxieuse qu’on puisse changer les choses, en finir avec le séparatisme en partant de là et une charge très lourde transférée sur les épaules de l’école et des enseignants. Bien sûr, l’école a toute son importance, mais ça ne peut pas reposer que sur elle. L’école est au cœur d’une cité, et, avec elle, c’est toute la société qui doit se mettre autour de la table. C’est le sens que j’ai voulu donner à cette mobilisation de l’école pour les valeurs de la République. Nous avons donc organisé de grandes réunions publiques partout sur les territoires où tous les acteurs impliqués étaient conviés, les parents d’élèves, les collectivités locales, l’éducation populaire pour échanger sur ce que pourrait être une école qui porte et transmet les valeurs de la République. Et quand j’y repense, on a vraiment été dépassé par le succès : plus de 1 300 réunions, 80 000 participants…, alors que l’exposition médiatique de ces réunions publiques était très faible. Étrange d’ailleurs, car les échanges, les affrontements ou les tensions étaient particulièrement intéressants à capturer. C’était une opportunité rare de s’expliquer les uns les autres, de lever les malentendus et les préjugés, de construire ensemble pour une fois… Et finalement, de toutes ces réunions publiques, onze mesures ont été retenues, comme la mise en place de l’enseignement moral et civique, la création de la réserve citoyenne, ou la cérémonie du diplôme du brevet pour les collégiens, les formations des enseignants à la laïcité, les mesures inédites contre le décrochage scolaire, etc3. Donc oui, un moment très important et avec, je crois, des résultats au-delà des émotions et des questions de sécurisation des établissements qui ont été importantes aussi, mais ont parfois occulté le reste.
RG : La mixité sociale à l’école, que vous avez évoquée tout à l’heure, fait aussi partie des mesures issues de cette mobilisation. Pouvez-vous nous rappeler comment les expérimentations ont été impulsées par votre cabinet ? Et comment, encore une fois, vous avez composé avec les acteurs locaux, puisque, sur ce sujet comme sur bien d’autres, il n’est pas possible de faire autrement ?
NV-B : Oui, j’avoue que l’égalité des opportunités de réussite était au cœur de mes réflexions et de mes actions depuis ma prise de fonctions : j’avais déjà engagé la réforme de l’éducation prioritaire, l’adoption d’une allocation progressive des moyens attribués aux établissements pour mieux prendre en compte les difficultés de certains, la lutte contre la pauvreté à l’école, une meilleure attractivité des académies déficitaires en professeurs aussi, notamment avec le concours exceptionnel pour la Seine-Saint-Denis…
Restait le sujet de la mixité sociale en effet : la loi de refondation de l’école de 2013 avait inscrit dans le code de l’éducation ce sujet en indiquant que les collectivités locales devaient favoriser dans le cadre de leurs compétences la mixité sociale en matière d’éducation. Mais c’est tout, la loi ne disait rien de plus, et, soyons honnêtes, il ne s’était pas passé grand-chose sur cette question entre 2013 et 2015. Je décide d’en faire effectivement une priorité en 2015, dans la foulée, justement, de ce qu’on vient de se dire sur la prise de conscience globale du poids de la ségrégation scolaire (ségrégation subie par les uns, mais aussi ségrégation voulue par les autres, c’est notamment la question de l’enseignement privé). Il me fallait imaginer quelque chose de différent par rapport aux réponses apportées jusque-là en la matière : pour résumer, on s’appuyait finalement uniquement sur la sectorisation, avec des pouvoirs publics qui oscillaient entre deux solutions : rigidifier ou assouplir la carte scolaire. Et les deux ont montré leurs insuffisances et même, s’agissant de l’assouplissement, son caractère contreproductif. En fait, ces deux solutions, rigidifier ou assouplir, avaient un point commun : elles venaient toutes les deux du haut. Eh bien, la nouveauté que j’installerai sera de partir du bas. Parce que les territoires ne se ressemblent pas, les solutions devaient être multiples, variables selon les contextes et les géographies.
On va donc commencer par identifier des territoires pilotes. Au début, on pensait avoir cinq territoires intéressés. Avec l’appui des équipes académiques, on va travailler avec les départements, qui ont la compétence des collèges, pour établir des diagnostics, comprendre les phénomènes d’évitement entre collèges publics ou avec les collèges privés, décortiquer la géographie et les possibles et enfin dessiner des solutions adaptées, dans la dentelle. Finalement, à la fin de cet énorme travail, nous n’avons pas cinq, mais vingt-deux territoires volontaires ! Il y a aussi une dimension scientifique à notre démarche : on a donc mis en place un comité de pilotage scientifique chargé du suivi et de l’évaluation des expérimentations et de comprendre ce qui marche ou pas.
Ces expérimentations (faites par exemple de regroupements d’élèves de secteurs différents dans un même collège, de redécoupage de secteurs, de fermeture d’établissement, ou de création d’attractivité spécifique pour certains établissements jusqu’alors délaissés…) ont été conçues pour partir du territoire, mais dans un cadre national, car l’objectif était bien, une fois tout cela évalué, de changer d’échelle et de passer à l’ensemble du pays4. Ce qui est terrible, c’est qu’après 2017, il ne s’est strictement rien passé. Certains territoires particulièrement engagés ont poursuivi l’expérimentation, même s’ils n’étaient plus aussi soutenus par le ministère. Et les résultats sont là, on peut s’en féliciter. D’autres, qui étaient dans la dynamique, avec l’absence d’impulsion et de soutien au niveau national, ont cédé face aux résistances des familles et ont décidé de ne pas poursuivre l’effort. Et surtout, le ministère n’est pas allé chercher de nouveaux territoires comme prévu initialement.
Les résultats de ces expérimentations, on les connaît maintenant : loin du mythe selon lequel en favorisant la mixité sociale on entraîne le nivellement par le bas des résultats scolaires, on voit que les élèves favorisés n’ont pas vu leurs résultats académiques baisser. On voit par contre une amélioration nette du climat scolaire, une plus grande confiance en eux-mêmes des élèves, un sentiment de solidarité nourri, une capacité renforcée à se projeter dans l’avenir, à trouver leur place dans la société, une baisse drastique des atteintes à la laïcité… bref, il n’y a pas photo. À partir de ces constats, on avait tous les arguments pour agir enfin résolument, compléter la loi de refondation de l’école, en indiquant par exemple que l’école ne doit pas seulement favoriser, mais garantir la mixité. On aurait pu convoquer un débat parlementaire sur le sujet, créer un observatoire chargé de suivre l’ensemble des territoires, se donner des objectifs nationaux. C’est cette politique publique nationale, pilotée, de la mixité dont nous avons besoin aujourd’hui.
RG : Pour vous, en 2023, quels seraient les défis qu’il faudrait prendre à bras-le-corps si vous étiez amenée à revenir à ces responsabilités ?
NV-B : Pour moi, c’est précisément la mixité socioculturelle des établissements, l’enjeu majeur. Ou plutôt son absence. Elle est derrière l’ensemble des préoccupations qui touchent à l’école : les résultats scolaires (car ce qui les rend insuffisants, c’est précisément cette ségrégation, voir toutes les enquêtes PISA [Programme international pour le suivi des acquis des élèves]), l’orientation, les conditions de travail des enseignants, mais aussi la cohésion sociale et notre capacité à faire vivre les valeurs de la République. Lutter contre la ségrégation permet de s’attaquer à bien des maux dont souffre notre système scolaire, et à travers lui la société. Et puis une école enfin mixte permet d’embarquer tout le monde dans la nécessaire évolution des pratiques professionnelles – car on n’enseigne pas à des groupes hétérogènes comme à des groupes homogènes – et de l’organisation des établissements. Parce qu’elle convoque et engage tout le fonctionnement du système éducatif, elle ne peut être menée ni à moyens constants ni en silo : il faut se donner les moyens de coordonner les démarches à toutes les échelles du système éducatif, avec tous les acteurs.
RG : Finalement, quelle leçon gardez-vous de votre expérience de ministre ?
NV-B : De manière générale, je dirais qu’il faudrait en finir avec cette idée que l’école est irréformable. Je pense tout simplement que ce n’est pas vrai. Il revient aux hommes et femmes politiques de créer les conditions de la réforme. Il n’est pas vrai non plus que ce ministère serait un paquebot ingouvernable : je ne crois pas une seconde au fameux mythe du mammouth que serait l’Éducation nationale, cette façon de considérer que l’administration centrale et déconcentrée de l’Éducation nationale serait lourde, incapable de se bouger… Au contraire, je la trouve extrêmement agile et capable de soulever des montagnes.
Mais bien souvent en France, la qualité du débat public sur l’école pose problème. Les médias ne s’intéressent pas à l’école ou quand ils s’intéressent à elle, c’est à l’occasion d’événements ou de polémiques – qu’ils vont souvent alimenter – qui vont faire du bruit, mais en passant à côté des réalisations de l’école et des vrais défis qui se posent à elle. D’une certaine manière, il y a un enjeu de formation des journalistes qui, en dehors des quelques journalistes spécialisés, ne connaissent pas l’école. De même, il me semble essentiel de donner un peu moins de place aux polémistes et un peu plus aux chercheurs en sciences de l’éducation dans le débat public, alors que bien souvent ces derniers sont ignorés ou même dénigrés. On gagnerait toutes et tous à avoir un débat public apaisé et de qualité sur l’école.
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