Par Najat Vallaud Belkacem, Présidente de France Terre d’Asile.
Quelles qu’en soient les raisons – conflits, pauvreté, dérèglement climatique – le plus souvent enchevêtrées d’ailleurs, les migrations forcées composent l’un des défis collectifs majeurs de notre siècle. Il en appelle à notre solidité autant qu’à notre imagination.
Or que préparons-nous pour définir une réponse digne et organisée ? De quelle politique migratoire, censée être “fondée sur la solidarité”, l’Union européenne peut-elle vraiment se targuer aujourd’hui ? Elle qui compte déjà les 30 000 morts dans ses mers depuis 10 ans comme autant de vies jetables et impleurables. Cette Europe qui organise la violence institutionnelle des parcours migratoires sur son sol. Cette Europe dont la “politique” migratoire est devenue, en quelques années, le pivot de son propre échec moral.
Car depuis des années nous détricotons les principes fondamentaux de la construction européenne. En vertu du combat contre un prétendu “appel d’air”, tous les moyens semblent désormais bons pour… externaliser notre politique migratoire : après des années d’accords de « coopération »avec des pays tiers -la Lybie, la Turquie…- contre monnaie sonnante et trébuchante pour qu’ils retiennent chez eux les demandeurs d’asile, voilà qu’il s’agit aujourd’hui d’aller toujours plus loin dans cette entreprise d’externalisation.
Externalisation de la demande d’asile d’abord. Le laboratoire de l’extrême droite qu’est devenue l’Italie de Meloni s’est parfaitement illustré sur ce point : pour que les modestes milliers de demandes d’asile issues des voies maritimes ne soient plus étudiées sur son sol, l’Italie pactise avec l’Albanie. Projet tué dans l’œuf puisque la justice italienne s’est empressée d’annuler les premiers transferts il y a quelques jours. En somme, le même destin que le “plan Rwanda” britannique, abandonné cet été, au prix inutile d’un petit milliard de dollars, ou le “plan Nauru” australien de 600 millions d’euros par an pour un transfert de 3 000 personnes détenues loin des regards. Pourtant ni les risques de violations des droits humains, ni le montant disproportionné des sommes engagées ne semblent freiner l’admiration morbide de certains de nos responsables politiques pour ces solutions-mirage[1].
Externalisation de l’expulsion, ensuite : les « hubs de retour » sont remis à l’agenda par l’Italie, la Hongrie et les Pays-Bas, trois pays dirigés par l’extrême-droite. Derrière cette novlangue, des centres situés dans des pays extérieurs à l’Union, où sont envoyées des personnes en situation irrégulière, et depuis lesquels le renvoi définitif vers leur pays d’origine est “géré”. Une personne afghane pourrait ainsi être envoyée au Kazakhstan, y être privée de liberté jusqu’à son renvoi hypothétique en Afghanistan. La Commission européenne avait pourtant écarté cette proposition en 2018, relevant que le droit de l’Union ne permet pas de transférer des personnes contre leur gré vers un pays avec lequel elles n’ont aucun lien. A cela s’ajoute le principe du non-refoulement qui interdit à un pays de renvoyer des personnes dans un pays où elles risquent de subir des traitements inhumains ou dégradants. La Convention européenne des droits de l’Homme exige enfin qu’une détention soit strictement limitée dans le temps, alors que les garanties restent sur ce point dangereusement imprécises dans ces “hubs”… Violer donc délibérément tous ces principes, pour quel objectif exactement ? Rien ne présage que les expulsions pourraient s’y faire en plus grand nombre, les blocages tels que la délivrance de laissez-passer n’étant pas davantage susceptibles d’être levés. Mais le veritable objectif recherché est là : soustraire aux regards des opinions publiques européennes l’existence de ces humains décidément indésirables.
Externalisation de notre maîtrise démocratique des enjeux migratoires, aussi. Car nous ne savons rien du prix, financier ou diplomatique, que nous aurions à concéder à ces pays-tiers pour que ces projets se concrétisent. Or le risque de participer à la déstabilisation politique mondiale via ces “partenariats migratoires” est immense. Ainsi, les financements versés par l’Union européenne à des régimes autoritaires comme la Libye contre rétention des migrants, se poursuivent en dépit des violences, viols, persécutions, actes de barbarie mille fois documentés, qu’ils y subissent. Nous installons certains de nos « partenaires » dans des rôles et des difficultés dont nous aurons un jour à payer le prix, que ce soit le Rwanda, l’un des pays les plus densément peuplés au monde et qui accueille déjà plus de 130 000 réfugiés du Burundi ou de la RDC voisine, ou encore l’Albanie, déjà fuie par ses propres habitants par manque de perspectives économiques. Pire, nous offrons à certains d’entre eux pas toujours bien intentionnés à notre égard la carte migratoire comme possible arsenal de déstabilisation et d’intimidation géopolitique, à l’image de ce que fait déjà la Biélorussie.
Ne voyons-nous pas, surtout, qu’il y a dans tout cela un terrible renoncement à penser le monde en dehors des éternels clous de la domination d’un continent sur un autre ? Car quelle est la vision des relations internationales sous-tendue par cette politique de délocalisation ? Est-ce vraiment le sens de l’Histoire que de cantonner les Suds au rôle de garde-frontières des Nords ? À l’heure où un partenariat équilibré entre continents est réclamé par toutes les sociétés civiles, où les BRICS s’organisent pour peser, et où les defis climatiques comme pandémiques réclament de la coopération mondiale plutôt que de la polarisation isolationniste, l’intelligence de notre stratégie migratoire est vitale.
Elle suppose de comprendre la migration comme un phénomène mondial et multiforme, qu’il nous revient d’anticiper et d’organiser dans le respect de nos principes fondamentaux et dans une ambition renouvelée de la communauté internationale. Il est temps pour la France de porter un message humaniste et réaliste, pour ne pas perpétuer ce système d’organisation des morts et des demi-vies dans le monde.
[1] Transferts de migrants dans des centres hors de l’UE : Bruno Retailleau « n’écarte aucune solution a priori » ; La France se rapproche de l’Italie sur la question migratoire
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