« Quelle mémoire de l’Europe les réfugiés syriens garderont-ils ? » – Tribune dans La Croix – 11/12/2024

Éducation nationale Publié le 12 décembre 2024

Vingt-quatre ans de répression barbare et plus de 500 000 morts : la poussière retombe sur la chute du régime de Bachar Al Assad en Syrie. Après des manifestations massives dans plusieurs grandes villes, une aggravation de la crise économique, des divisions internes croissantes au sein de l’appareil d’État, et un soutien déclinant de ses alliés traditionnels, le régime a enfin perdu son emprise sur Damas. Contraint à l’exil par l’offensive fulgurante des groupes rebelles menés par les islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), le tyran libère enfin la Syrie. Il lui offre la possibilité de la paix. De la reconstruction. L’idée d’un lendemain.

Alors que la communauté internationale s’affaire à ses repositionnements stratégiques, les scènes de célébration se multiplient là-bas, comme ici. Paris, Genève, Londres, Berlin, Athènes : dans les villes qui les ont accueillis en temps de guerre, des milliers de Syriens se rassemblent pour chanter la nouvelle paix, la liberté, l’inéluctable victoire du peuple. Au cœur de cette joie, la perspective d’un retour des Syriens chez eux est partout exprimée. Mais dans cette traversée renversée, que remporteront-ils avec eux de l’accueil que nous leur avons réservé ?

Des politiques européennes durcies

Depuis le pic des arrivées de réfugiés syriens en 2015, les politiques européennes se sont considérablement durcies. Au-delà des offensives récentes de Giorgia Meloni ou de Viktor Orban visant à verrouiller les frontières européennes et nationales, les réfugiés syriens ont connu pendant dix ans un accueil dégradé, restrictif, décourageant. Dix ans d’obsession de certains pays européens pour réduire la protection censée leur être accordée : certaines régions syriennes sous contrôle gouvernemental – comme Damas, Lattaquié et Tartous – ont même été déclarées « sûres » par le Danemark, pays qui n’a d’ailleurs jamais qu’accordé un statut temporaire ou extrêmement complexe aux réfugiés syriens (1). Dix ans de démarches administratives sciemment désespérantes.

Dix ans de conditions d’hébergement, d’éducation, d’intégration, de soins et de subsistance laissant la plupart du temps à désirer. D’infrastructures d’accueil inadéquates, de camps surpeuplés et insalubres. Dix ans d’accords de la honte avec les pays tiers, comme la Turquie, ou le Liban, à qui l’Union européenne vient encore d’accorder un milliard d’euros pour empêcher le départ de réfugiés syriens vers Chypre, en dépit de nombreux témoignages de torture, de disparitions forcées et de persécutions politiques qui y prospèrent depuis des années (2). Dix ans de montée des mouvements populistes qui ont exacerbé la stigmatisation quotidienne des réfugiés. Dix ans de désinformation, de fantasmes et de méfiance. Dix ans d’incertitude constante liée à leur statut juridique et de fragilisation psychologique. Dix ans de déshumanisation.

Cette expérience a laissé des traces profondes chez les exilés syriens, témoins privilégiés de l’hypocrisie et des contradictions entre les valeurs affichées de liberté, d’égalité et de fraternité, et leur application concrète. Que feront-ils de cette mémoire ?

Les défis du retour des réfugiés syriens

Après cette décennie d’exil marqué par la violence, la précarité et l’hostilité, le retour de réfugiés en Syrie s’opère dans un contexte de transition politique et de reconstruction nationale fragiles. Ceux qui reviendront doivent faire face à des infrastructures dévastées, un chômage massif estimé à plus de 50 %, et une fragmentation sociale qui complexifie l’établissement d’un nouvel ordre politique. Au cœur de cette réédification, on peut s’interroger sur l’accueil qui leur sera fait sur place : eux qui ont déjà tant souffert, seront-ils perçus comme des déserteurs par ceux qui sont restés, affronteront-ils une seconde stigmatisation, retrouveront-ils leurs chez eux au milieu des ruines ?

Pendant leur exil, nombreux ont été confrontés à des cultures, des systèmes de valeurs différents, un rapport nouveau à la puissance publique. Certains ont appris de nouvelles langues, un nouveau métier, changé leur vision du monde. Comment une telle hybridité pourrait-elle être perçue dans une Syrie encore enfermée dans ses fractures idéologiques et sociales ? Sur la route du retour, les perspectives sont aussi nombreuses que les défis.

Les relations entre Europe et Syrie

De ce fait, et par la centralité géopolitique que la Syrie occupe depuis des années, il y a des raisons de penser que son avenir reste dépendant de l’intervention et de l’ingérence des forces étrangères : le Conseil de sécurité de l’ONU s’est déjà réuni lundi 9 décembre pour des discussions à huis clos, Bachar Al Assad a obtenu l’asile politique en Russie, les États-Unis ont échangé avec les groupes rebelles par le biais des Turcs.

La mémoire de l’accueil des réfugiés va pourtant être décisive dans le positionnement des populations envers ces influences extérieures en pleine reconfiguration. Leur retour soulève en particulier des interrogations sur les relations futures entre la Syrie et l’Europe. Les pays européens continuent d’être des acteurs déterminants dans la région, que ce soit par le biais de l’aide humanitaire ou des sanctions économiques. Après avoir imposé des politiques restrictives et inhumaines aux réfugiés, quel rôle pourront-ils jouer dans leur retour ?

La reconstruction de la Syrie

Enfin, une fois de retour chez eux et dans les années de reconstruction à venir, certains Syriens accéderont à des responsabilités locales, nationales, politiques, économiques : à quels principes répondront-ils pour exercer leur pouvoir ? N’ayant connu depuis des décennies que la dictature là-bas, on peut espérer qu’ils la rejetteront de tout leur être.

Mais pendant leur asile ici, fait de solitude, d’errance, de froid, de rue et d’inhospitalité, ont-ils vraiment eu l’occasion d’adhérer à un modèle alternatif, de croire aux valeurs démocratiques dont nous nous enorgueillissons ? Comment ne pas craindre que l’Europe n’aura in fine laissé qu’un legs de défiance politique qui perdurera au-delà des frontières et finira, dans un retour de boomerang, par nous fragiliser ?

Ces dynamiques exhortent donc à une profonde réflexion sur le façonnement et les effets durables de nos politiques migratoires, pour l’instant pourtant totalement absents des débats. La très contestable stratégie d’accueil et d’intégration des réfugiés syriens non seulement révèle les failles d’une Europe toujours plus court-termiste, renfermée, sectaire ; toujours moins humaniste, responsable et juste. Souvenons-nous par exemple que notre gouvernement s’apprêtait juste avant sa censure à supprimer, en plein hiver, 6 500 places d’hébergement (3) pour les demandeurs d’asile, c’est-à-dire concrètement à en renvoyer tout autant à la rue…

Mais surtout elle nous invite comme rarement à voir que les politiques migratoires ne sont pas de simples règlements temporaires : elles laissent des empreintes durables, tant sur ceux qui les subissent que sur ceux qui les conçoivent. Les réfugiés syriens, en tant que témoins directs des brutalités du régime, des souffrances de l’exil, des contradictions des politiques d’accueil européennes, incarnent la mémoire vivante de la dimension humanitaire de cette guerre, une mémoire départie de toute posture idéologique ou géopolitique. À ce titre, il faut impérativement l’intégrer à la discussion : ce qui est en jeu, c’est tout l’engagement de la solidarité internationale, au service d’un avenir plus inclusif et plus humain.

https://www.la-croix.com/a-vif/najat-vallaud-belkacem-quelle-memoire-de-l-europe-les-refugies-syriens-garderont-ils-20241211