
Avec l’économiste Benjamin Michallet, spécialiste des déplacements forcés, la présidente de France Terre d’Asile veut tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle la France accueille la misère du monde. En 2024, notre pays n’a recueilli que 0,1 % des déplacés forcés dans le monde et reste loin de ses voisins européens.
LeJournal.info – Demandeurs d’asile, réfugiés, immigrés en général, légaux ou illégaux, on tend à tout confondre…
NVB : Dans nos imaginaires forgés par la submersion d’images de naufragés oui, en effet !
Et c’est un problème immense qui invisibilise la réalité de l’immigration faite de travailleurs qualifiés, d’investisseurs, d’artistes, d’étudiants, etc. et qui contribuent chaque jour et depuis des décennies à notre économie et notre société. On ne voit plus la question de l’immigration que sous un angle sécuritaire (comment on la contient, combien d’OQTF etc…) ce qui est absurde tant cela obère notre capacité à tirer parti de son potentiel notamment en termes d’innovation et de rayonnement international ou tout simplement de préservation de notre système de protection sociale à l’heure ou d’évidence notre nombre d’actifs ne suffira pas à maintenir le montant de nos retraites….
Pourtant la dynamique Bruno Retailleau confirme que les Français veulent plus de sécurité et moins d’immigration…
NVB : Bruno Retailleau est élu à la tête des Républicains avec 72 629 suffrages (0,11% des Français), donc impossible de dire que c’est le plébiscite d’un peuple ou même d’évoquer une véritable dynamique. Regardez le baromètre du lien social publié par IPSOS en avril dernier. Dans le top 5 de ce qui nuit au lien social, les Français citent la violence, le manque de respect pour l’autorité, le racisme, les inégalités sociales et l’intolérance. Les deux premiers n’ont pas grand-chose à voir avec l’immigration et les trois derniers sont plutôt favorables aux étrangers. Dans tous les baromètres, quand on voit que le niveau de l’immigration figure dans le top 4 des préoccupations des Français, c’est pour l’essentiel chez les sympathisants LR-UDI et RN. Pour les autres, on est de 12 à 24 points au-dessous de la moyenne…
La guerre, le climat, qui provoquent les demandes d’asile concernent, dites-vous, 117 millions de personnes ?
BM : Oui. Mais sur les 120 millions de personnes déplacées de force dans le monde, près de 60 % restent à l’intérieur de leur propre pays, tandis que la plupart des autres trouvent refuge dans les pays voisins, souvent eux-mêmes en développement. On cherche asile ailleurs lorsqu’on est contraint de fuir. La guerre, les conflits, les catastrophes climatiques ou naturelles mais également certaines menaces individualisées comme le fait d’être dans l’opposition politique ou d’avoir une orientation sexuelle condamnée par les autorités de son pays, peuvent contraindre les personnes à s’exiler. Tous ces motifs ne permettent pas l’obtention d’un statut de réfugié dans un pays étranger. Les fondements du droit international, la convention de Genève de 1951 et son protocole de 1967, et leur application en France sont stricts à ce sujet.
On compte aujourd’hui 60 guerres, 200 000 morts, 120 millions de déplacés, un quart de l’humanité dans des zones de conflit, comment on s’en sort ?
NVB : D’abord en n’ayant pas peur des chiffres et en regardant la situation avec objectivité. On l’a dit, la vaste majorité de ces 120 millions de déplacés le sont dans leur propre pays ou un pays voisin et pour l’essentiel dans les pays du sud. En d’autres termes, seule une minorité arrive en Europe.
Ensuite en donnant les moyens à l’Europe de faire entendre sa voix pour la stabilité et la paix, face aux Etats-Unis de Trump II, la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping. Bien sûr, les défis sont immenses et il y a beaucoup à faire mais l’Europe est la deuxième économie mondiale. Nous devons renforcer l’Europe politique pour renforcer notre poids international.
Enfin, il est crucial de considérer l’aide au développement comme un investissement pour la paix et la stabilité. La suspension des activités de l’USaid décidée par Donald Trump en janvier 2025 a déstabilisé l’organisation de très nombreux programmes avec des conséquences dont on peine encore à évaluer l’importance.
Ce sont les mêmes qui sont à la fois anti-demandeurs d’asile, anti-multilatéralisme et hostiles à l’aide publique au développement. Mais si vous coupez l’aide publique au développement, vous rompez la fragile stabilité apportée à des populations, vous prenez le risque de voir se développer de nouveaux conflits. Toutes ces questions indifférent les manipulateurs d’opinion qui se moquent de la cohérence. Dans un sondage récent d’IPSOS pour la Tribune, on constate que les sympathisants RN sont les moins préoccupés par les crises internationales (Ukraine, Proche-Orient…) ce qui traduit un manque de compréhension des mécanismes à l’œuvre derrière l’immigration forcée. Ce que nous disons c’est qu’il revient aux pouvoirs publics d’éclairer tous ces phénomènes pour que les citoyens les comprennent et rejettent les caricatures.
Et les réfugiés du climat ?
BM : Voilà l’un des grands défis qui attend l’humanité, d’autant que pour l’heure le terme « réfugié du climat » ou « réfugié climatique » n’existe pas juridiquement. Le changement climatique va d’abord affecter certaines régions très exposées à la montée des eaux qui, à l’exception des Pays-Bas, sont pour l’essentiel des pays du sud. Les premiers mouvements se feront à l’intérieur des pays eux-mêmes, puis vers les pays voisins. Ces déplacements de population risquent d’accroître encore la pression sur les ressources, le foncier, des mécanismes qui sont en réalité déjà à l’œuvre, nous devons nous y préparer et anticiper sérieusement ces réalités à venir.
La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde…
BM : C’est vrai et d’ailleurs elle ne le fait pas et ne l’a jamais fait. Avec 130 000 dépôts de demande d’asile en 2024 et un taux de protection de 55%, il s’agit d’une goutte d’eau, 0,1% des déplacés forcés en 2024, et la France est loin de ses voisins européens. On a 13 000 demandes pour 1 million d’habitant à Chypre, 6 500 en Autriche, 6 200 en Grèce, 4 000 en Allemagne, ou encore 3 800 au Luxembourg, 3500 en Bulgarie et 3400 pour la Slovénie et la Suisse selon le rapport 2024 sur la situation de l’asile de l’agence de l’union européenne (EUAA). Quand on fait le calcul, la France est en-dessous des 2 500 demandes pour 1 million d’habitants en 2023 et des 2 000 demandes en 2024. In fine, en 2024 la France a reconnu une forme de protection internationale à 1000 personnes pour 1 million d’habitants.
Il faut élargir la focale. Sur la base des chiffres de l’agence européenne des statistiques (EUROSTAT) en 2023, la France a délivré 4 920 premiers titres de séjour pour 1 million d’habitants contre 6 307 pour nos voisins Belges, 6 600 pour les Italiens, 7 960 en Allemagne et même 11 350 en Espagne.
Il y a des abus, de faux demandeurs d’asile…
NVB : Qui sont les 45% déboutés de l’asile, ceux à qui on l’a refusé ? D’abord, notre taux de protection n’est pas le plus élevé d’Europe, et même s’il existe des variations dans le profil des demandeurs d’un pays à l’autre, on ne peut exclure que certains demandeurs n’ont pas été protégés alors qu’ils auraient dû l’être. Viennent ensuite les personnes qui ont introduit une demande d’asile car elles ont des craintes fondées (changement climatique par exemple) mais qui ne sont pas légalement recevables pour se voir reconnaître une forme de protection internationale par la France.
Enfin, il y a sans doute des abus, des personnes qui utilisent la demande d’asile pour bénéficier d’un récépissé qui leur permet de se maintenir légalement sur le territoire le temps de la procédure. On dispose de trop peu de statistiques fiables pour s’avancer sérieusement sur le sujet. C’est un problème car nous devons être en mesure de quantifier et qualifier ce défi du contournement de l’asile pour mettre en face une réponse adéquate qui n’est probablement pas cette idée de forteresse impénétrable qui coûte des centaines de millions d’euros pour … tout au plus, 58 000 personnes en 2024. De quoi parle-t-on ? Pour bien se figurer les choses on parle par exemple de la figure de Souleymane rendue célèbre par un récent film…
Le problème est de n’offrir aucune alternative à ceux qui veulent à tout prix rejoindre l’Europe pour des raisons économiques sinon celle de prendre la route des passeurs. Ces chemins d’exil coûtent des milliers d’euros et le risque de mort est réel, tout comme la probabilité de tomber entre les mains de réseaux de traite d’êtres humains.
Que fait l’Europe ?
NVB : Elle est engagée depuis 15 ans dans une dynamique problématique dont le dernier pacte adopté n’est qu’une illustration de plus. Beaucoup se sont concentrés sur les quelques mécanismes de solidarité que ce pacte installe entre États dans la prise en charge des demandeurs d’asile. Mais il installe aussi des procédures expéditives aux frontières et un recours accru à la détention. Depuis des années maintenant, l’idée est d’externaliser toujours plus, de repousser les demandeurs d’asile vers ces centres fermés aux frontières de l’Europe, les hotspots, véritables prisons régulièrement dénoncées. Puis encore plus loin, avec les pactes conclus avec la Turquie, la Libye ou la Tunisie – des pays peu connus pour leur respect des droits de l’homme – pour qu’ils retiennent ces réfugiés comme bon leur plaira, y compris dans le désert sans eau, ou au prix de violations de droits humains de plus en plus documentées. Jusqu’à l’idée de les renvoyer dans des pays tiers contre monnaie sonnante et trébuchante, comme l’Angleterre a voulu le faire au Rwanda, ou l’Italie avec l’Albanie… démarche que la Commission vient de valider. Se débarrasser de cette « charge », voilà désormais le maître-mot. La seule éclaircie fut l’accueil de 4 millions d’Ukrainiens qui montra que quand on veut, on peut. Pour rappel ce qu’on a appelé à foison la « crise des réfugiés » de 2015, qui conduisit à tant de crispations, c’était à peine 1,5 million de Syriens, dont 10 ans après, avec l’ouverture des salles de torture de Bachar el Assad, on comprend mieux ce qu’ils fuyaient. Les citoyens finissent par l’oublier mais l’Europe ça n’a pas toujours été ça, elle avait que d’autres ambitions initiales.
Que préconisez-vous ?
NVB : Au niveau international ne jamais abandonner les politiques d’aide au développement qui, avec la paix et la défense des droits de l’Homme, sont l’une des clés incontournables pour espérer en finir un jour avec les déplacements forcés. En France, nous devons nous saisir de la question de l’immigration laissée entre les mains de groupes identitaires et réactionnaires pour mettre en œuvre une politique ambitieuse au service de nos intérêts économiques et diplomatiques, conformément à ce qu’on est en droit d’attendre d’une véritable politique publique. Et cela passe par la bonne compréhension des différences entre migration forcée et migration volontaire, une étape indispensable pour nous affranchir d’une « migration scepticisme » contre-productive pour nos économies et notre cohésion sociale.
Article à retrouver ici.
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