De l’École aujourd’hui – Discours à la Revue des Deux Mondes

Éducation nationale Publié le 29 septembre 2015

Ce lundi 28 septembre 2015, Najat Vallaud-Belkacem était l’invitée de la Revue des Deux Mondes.
Retrouvez ici le discours prononcé par la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Seul le prononcé fait foi.

Mesdames, messieurs,
Chers amis,

C’est un grand plaisir et un grand honneur pour moi d’être ici. En prenant ainsi la parole devant vous, je dois vous avouer mon émotion.

Je mesure, en cet instant précis, le chemin parcouru entre ma déclaration passée lors d’un entretien, où je disais me sentir parfois dans le monde politique comme une invitée dans un mariage où je ne connaîtrais personne, et la situation présente, où je suis sur le point de prononcer un discours. D’invitée, me voici, en quelque sorte, témoin.

Ce dont je voudrais témoigner ce n’est pas d’un mariage, mais c’est tout de même d’une relation. Une relation entre deux mondes, puisque l’occasion s’y prête si bien.

Cette relation, c’est celle d’un monde particulier, celui de l’éducation, avec un autre monde, celui de l’ensemble de la société. Entre eux se noue une relation tissée de convergences et de divergences.

Pour comprendre la nature même du rapport qui s’établit ainsi, il faut prendre le temps de répondre à une question simple dans sa formulation, complexe dans ses enjeux, et délicate dans sa réponse : « Qu’est-ce que l’école ? »

Je vous rassure tout de suite, en dépit du caractère général de cette interrogation, qui pourrait vous faire craindre de ne voir jamais arriver les plats, je m’en tiendrai à un discours d’une vingtaine de minutes.

Car je ne vais pas me lancer dans de grands propos abstraits, mais m’appuyer sur le sens étymologique de l’évidence, qui provient d’evidentia, en latin, visibilité.

Vous constaterez, soit dit en passant, que je n’ai aucune réticence à m’appuyer sur la richesse de cette langue pour faire avancer mon propos.

Je vous propose donc, très simplement, de tourner nos regards vers ce qui apparaît de prime abord s’agissant de l’école : un bâtiment, un lieu, et, plus particulièrement, un lieu habité.

L’école, c’est, d’abord, une « espèce d’espace » – comme aurait dit Pérec. Une espèce d’espace, qui en contient une multitude d’autres.

Il y a la salle de classe, bien sûr.

Chacun d’entre nous a en mémoire cette salle, son odeur, sa lumière, un professeur, particulièrement apprécié, un cours, durant lequel quelque chose s’est éveillé en nous.

Il y a la cour de récréation, où se nouent et se dénouent chaque jour les histoires de millions d’élèves.

La salle des professeurs, lieu d’échanges, de réconfort. On pense y venir corriger ses copies, et l’on se retrouve pris dans une discussion passionnante où se dessine déjà un projet futur.

La cantine, les couloirs, le gymnase, les bureaux. Autant d’espèces d’espaces qui se caractérisent par leur profonde humanité.

L’école – de la maternelle à la terminale – est donc un lieu vivant, un lieu vécu et en même temps profondément paradoxal.

Voici un lieu qui a pour vocation de préparer à la fois chaque élève au monde dans lequel il vit, et qui, en même temps, doit lui donner une distance afin de résister à la tyrannie de l’immédiateté, tout en lui permettant de se façonner un avenir.

Voici un lieu qui, tout en étant ancré dans notre société, dans nos villes, dans nos villages, dans nos campagnes, a aussi son autonomie, ses rituels, et constitue, à bien des égards, un microcosme singulier.

Voici un lieu qui va être pour longtemps le lieu de vie de millions d’élèves, et, en même temps, en dépit de cette longue durée, qui a vocation à n’être qu’une étape. L’école est un seuil qui se prolongerait sur des kilomètres, sans pourtant jamais se constituer en couloir.

Voici donc un lieu de transition, mais d’une transition qui s’accompagne de changements considérables ; un lieu de passage, mais d’un passage qui transforme considérablement et durablement l’être qui l’emprunte.

Un lieu dans lequel on grandit et qui nous grandit.

Un lieu qui a vocation à être le même pour tous, tout en tenant compte de la singularité de chacun.

C’est pourquoi, lorsque l’on aborde l’école, on ne peut accepter les réponses toutes simples, les positions tranchées, binaires : instruction ou éducation, humanités ou insertion professionnelle, égalité ou excellence. Comme si le « et », cette conjonction de coordination si précieuse, n’avait jamais existé.

Aborder l’école, c’est tenir compte de sa nature profonde : elle est le lieu d’un devenir, avec tout ce que le terme suppose de singularités et de facettes multiples.

Le premier devenir, c’est le développement de ces savoirs que l’on réunit sous l’appellation de fondamentaux.

Ceci vous explique pourquoi la refonte des programmes leur accorde une attention particulière. Ils sont, leur nom l’indique bien, fondamentaux. Dès lors, j’ai du mal à comprendre que l’on puisse nous accuser de les négliger.

Alors, je tiens à m’excuser de m’attarder un peu longuement sur ce qui n’est qu’une facette du devenir de l’élève, mais je tiens à profiter de ce moment précieux que vous m’offrez, pour apporter quelques précisions, quelques nuances, que le rythme effréné de l’appareil médiatique a eu tendance à estomper.

Oui, je l’affirme devant vous, je souhaite, et je pense que c’est un souhait largement partagé, que tous nos élèves sachent lire, écrire et compter.

La réorganisation de la scolarité en différents cycles s’accompagne des mentions suivantes : le cycle 2, de la CP à la CE2, est celui de « l’apprentissage des fondamentaux » ; le cycle 3, de la CM1 à la 6e est celui de la « consolidation » ; enfin, le cycle 4, de la 5e à la 3e est celui des « approfondissements ».

La terminologie elle-même souligne à quel point les fondamentaux sont au cœur de l’école, et ce non seulement en primaire, mais aussi en aval, au collège et, en amont, dès la maternelle.

Au cours de celle-ci, une attention particulière est portée à la mobilisation du langage dans toutes ses dimensions, afin d’éveiller chez l’élève une véritable conscience de la relation entre les sons et l’écriture, sur laquelle se fonde l’acquisition des fondamentaux au cours du primaire.

Dans tous les cycles, l’importance des fondamentaux est assumée et s’accompagne d’une mise en œuvre concrète.

Et puisque certains de nos détracteurs paraissent avoir quelques difficultés de lecture, qu’il me soit permis de citer ici des passages des programmes, comme cette phrase, située au début du projet de programme du cycle 2 : « Au cycle 2, la langue française constitue l’objet d’apprentissage central. »

Alors, me direz-vous, peut-être n’est-ce qu’un leurre, et que nous ne la mettons en évidence que pour l’abandonner aussitôt après le CE2 ?

Mais voici que le cycle 3 affirme également avoir pour objectif « de stabiliser et d’affermir pour tous les élèves les apprentissages fondamentaux engagés dans le cycle 2. »

Sur quoi alors se fondent les débats, les attaques et les arguties ? Moins sur les fondamentaux que sur les moyens de les enseigner. Tel est le cœur du problème, face auquel deux attitudes se font jour.

La première cultive la nostalgie d’une école fantasmée. Ce que prônent de telles visions, qui ne cessent de favoriser de faux débats, c’est une illusion. Celle-ci n’aura qu’une conséquence, bien réelle celle-ci : l’accroissement des inégalités.

La seconde attitude s’appuie sur la conscience que le monde a changé, évolué, et que l’on ne peut plus apprendre aujourd’hui comme on apprenait autrefois.

Comment prétendre faire autrement ?

L’école n’est pas une conception passée, mais une réalité présente. Il est de notre devoir de nous y adapter, pour qu’elle continue à exercer la mission qui est la sienne depuis toujours : faire grandir l’élève qui y entre, afin que ce dernier puisse, lorsqu’il en sort, affronter les défis et les enjeux d’aujourd’hui et de demain.

C’est pourquoi les fondamentaux sont abordés dans une dynamique d’ensemble, que ne vienne pas sous-tendre l’idée qu’il y aurait d’un côté les savoirs de base, destinés à tous, et ceux qui viendraient en complément, et qui seraient finalement l’apanage des élèves issus des classes sociales les plus favorisées.

Oui, je suis persuadée que l’apprentissage des fondamentaux ne se réduit pas aux heures qui y sont explicitement consacrées, mais qu’il est mis en jeu dans toutes les situations offertes par l’école.

Donc si l’on me demande si je considère, par exemple, que des élèves travaillant sur une pièce de théâtre travaillent aussi leurs fondamentaux, je répondrais oui !

Et j’ajouterai même qu’ils travaillent très spécifiquement une compétence essentielle, qui porte, dans certains écrits spécialisés, le doux nom de « compétences inférentielles », qui mettent en jeu, pour le dire plus simplement, la compréhension de l’implicite d’un texte, de ses sous-entendus et des intentions des personnages.

Car pour jouer, il faut comprendre un texte. Le faire sien.

Cela suppose déjà d’enrichir son vocabulaire. Par exemple si vous prenez Quai Ouest de Koltès, vous trouverez une écriture au lyrisme évident, et une première partie qui débute avec une citation de Victor Hugo, ce qui offre aussi l’occasion de réfléchir sur la relation des écritures contemporaines et de celles du passé.

Comprendre, cela suppose aussi de saisir les enjeux d’un dialogue, où, bien souvent, les personnages ne disent pas ce qu’ils veulent dire, ou le disent autrement : le théâtre ne cesse de confronter des gens qui voudraient bien dire « je t’aime », et qui finissent par s’entretuer.

Le jardinier de l’Electre de Giraudoux l’exprime encore bien mieux que moi :

« C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est-à-dire en somme de l’innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. »

Et à ceux qui m’accusent de détruire les fondamentaux, je dis qu’ils restent au cœur de l’école de la République.

A ce premier devenir s’ajoute un second devenir de l’élève : celui lié aux arts, à la culture, à tout ce qui en l’être humain marque une prise d’autonomie progressive vis-à-vis de sa soumission à la seule nature.

Bien sûr, l’école n’est pas le seul lieu où s’opère une découverte des arts et de la culture. Les amis, la famille, les expériences hors de l’école sont fondamentales.

Mais si l’on se dit que l’art et la culture n’ont pas à être enseignés, ce qui se passe est fort simple. Chacun reste cloisonné, enfermé dans sa condition sociale d’origine.

Et l’on observe alors, en particulier s’agissant de la connaissance des œuvres du passé, un phénomène marquant.

Il y a, d’un côté, ceux dont les parents vont spontanément les amener sur les rives de ce continent inexploré, et puis il y aura les autres. Tous les autres.

Car, soyons honnêtes, tout est fait, bien souvent, dans notre société contemporaine, pour masquer l’importance d’une connaissance d’ensemble de la culture et des arts.

C’est tout l’enjeu de l’Éducation Artistique et Culturelle que d’opposer à la logique du cloisonnement une logique d’ouverture, de ne pas accepter la fermeture, le renfermement de chacun sur soi, mais de créer des passages, de dévoiler des chemins, là où l’on ne voyait qu’un mur.

L’un de ces murs, c’est celui qui oppose artificiellement culture populaire et culture d’élite, connaissance des arts du passé, et immersion, voire soumission, aux seules formes du présent.

C’est un mur qu’il convient d’abattre, car il repose sur un mensonge grave. Celui de laisser penser que dans les formes artistiques actuelles, des plus exigeantes à celles qui touchent un large public, il n’y a pas, chez ceux qui les font, une profonde connaissance et, bien souvent, une intimité avec les œuvres passées, avec des écrits qui remontent parfois à l’antiquité.

Il est important de rappeler à chacun, que derrière ce qu’il voit sur un écran, ce qu’il entend à la radio, ce qui le conduit à passer des nuits blanches à regarder des séries palpitantes, il y d’innombrables affinités avec le passé.

La culture et l’art, ne sont pas des mondes disparus, mais ce sont, parfois, aux yeux des élèves, des mondes engloutis, dont ils ne perçoivent que la partie émergée.

Les mises en scène des œuvres du passé dévoilent que Racine et Corneille ne sont pas seulement de leur époque, mais aussi nos contemporains.

La complexité de la composition d’un tableau de Greuze affleure dans le cadrage cinématographique.

Et dans la ligne mélodique d’une partition passée, se dévoilent des architectures sonores qui parcourent les succès d’aujourd’hui.

Il n’y a pas, entre le présent et le passé, une opposition, une fracture, mais une alliance féconde à dévoiler et qui donne tout son sens aux enseignements de l’école.

Cette ouverture sur l’art dans toute sa diversité doit se prolonger jusque dans les différentes réactions qu’il peut susciter.

Oui, il est intéressant ce moment où face au même spectacle, l’autre pleure, quand nous avons eu peine à ne pas nous endormir.

Oui, cela vaut la peine d’être discuté, analysé, et débattu.

L’Art n’est pas un consensus mou. Nos plus belles amitiés ne sont-elles pas scandées par ces échanges vigoureux, à la sortie d’un cinéma, d’un théâtre ou d’un musée, où nous tentons de comprendre pourquoi l’autre n’a pas été touché autant que nous le sommes ?

C’est, je pense, quelque chose dont nous avons tous fait l’expérience.

C’est quelque chose qui nous nourrit, jusque dans ce qui nous dérange.

Refuser de travailler les différences et nos diversités jusque dans l’appréhension de l’art, c’est s’empêcher au fond de pratiquer ce qui fonde notre république : l’art du débat.

Et j’en viens au troisième devenir de l’élève : son devenir citoyen, qui conduit l’élève depuis le cercle familial jusque dans une société républicaine, avec ses droits, ses devoirs et ses valeurs.

Je ne m’attarderai pas ici sur les contenus des enseignements spécifiques, sur le parcours citoyen ou sur l’enseignement moral et civique. J’imagine que nous aurons l’occasion d’en reparler. Je suis en effet bien consciente des difficultés et des défis qui nous attendent.

Mais il me semble que sur la citoyenneté, sur la République, il faut prendre conscience d’une chose. L’école est très souvent, pour des millions d’enfants, leur première expérience de la République. Voici qu’en franchissant le seuil de l’école, ce qui n’était qu’une idée, voire même ce qui n’avait jamais été mentionné, prend forme, et s’incarne.

Et l’un des meilleurs moyens de former un sentiment d’appartenance commune, c’est aussi de nous montrer à la hauteur de nos valeurs, à la hauteur de notre devise. L’école de la République a un devoir d’exemplarité.

Pour cette raison, une école de la République se doit d’être juste.

Les inégalités économiques et sociales, il est de notre devoir de les amoindrir, afin que ces déterminismes ne s’érigent pas en fatalité.

Alors, bien sûr, on peut être tenté de se dire que cela ne doit peser qu’à la marge, mais que finalement, si un élève échoue, c’est aussi qu’il ne veut pas, qu’il ne fait pas les efforts nécessaires.

Oui, le travail est important. Mon propre parcours m’en a convaincue. Mais c’est s’aveugler que de considérer ces inégalités comme des variables négligeables.

En sixième, 20% d’élèves ont une compréhension défaillante de l’écrit. C’est beaucoup. L’écart entre les élèves des Réseaux d’Education Prioritaires et d’environ 8 points. C’est considérable.

Mais si nous prenons l’écart entre les enfants de cadres et les enfants d’ouvriers, nous atteignons 15 points.

Alors, cela veut-il dire que les enfants d’ouvrier n’ont pas bien travaillé, ne sont pas méritants ? Cette affirmation est bien sûr absurde car cette différence n’apparaît pas au moment de la sixième. Elle n’apparaît même pas à l’entrée au CP. Elle apparaît avant même que l’élève n’ait franchit le seuil de l’école.

A l’entrée en maternelle, un enfant issu d’une famille aisée a un vocabulaire trois plus riche que ceux des familles à faible revenu. Et l’école, loin de réduire cette inégalité initiale, l’accentue.

Alors bien sûr, il y a des exceptions, des parcours exemplaires. Je ne le nie pas. Je tiens juste à souligner que les efforts à fournir pour les élèves les plus défavorisés sont trois fois plus conséquents, pour aboutir à un résultat équivalent.

Ne pas chercher à réduire les inégalités consiste « à faire courir un 110 mètre haies à certains élèves, et un 100 mètres à d’autres. »

Les connaisseurs auront reconnu une image que j’emprunte, en cette période de coupe du monde de rugby, à monsieur Philippe Saint-André. Elle est parlante. Mais je vais être plus claire encore.

Un enfant rentre chez lui. Il a un endroit au calme pour travailler et des professeurs particuliers. Un autre enfant rentre chez lui. Il fait ses devoirs dans le salon d’un deux pièces, au milieu de ses frères et sœurs. Il doit d’ailleurs s’occuper d’eux, car ses parents rentrent tard le soir du travail.

Si l’on vous dit, voilà des conditions équitables, seriez-vous d’accord ? bien sûr que non et moi non plus.

C’est pourquoi la refondation de l’école met en place des dispositifs pour vaincre ces inégalités : ce sont, entre autres, les Réseaux d’Education Prioritaires, la préscolarisation des enfants de moins de trois ans et la réforme de l’allocation des moyens.

Car il faut arrêter d’opposer égalité et excellence. Prétendre qu’il faut nécessairement choisir entre les deux, est une affirmation dangereuse et mensongère.

Mensongère car toutes les études menées par le PISA montrent que ni la ségrégation sociale ni la ségrégation scolaire, n’ont jamais favorisé l’élévation du niveau, bien au contraire.

Je crois, pour ma part, à une exigence généralisée.

Oui, permettre, par exemple, à plus d’élèves de pratiquer deux langues, dans le monde où nous vivons, est nécessaire.

Et la seule excuse que l’on peut donner à certains dispositifs, si l’on veut parler clairement, n’est pas un attachement profond aux humanités, mais à des privilèges et à l’entre-soi.

Je pense que l’Ecole ne peut pas tout, mais qu’elle peut beaucoup. Et que ce qu’elle doit offrir, ce sont les conditions de la réussite de chacun. Et afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté, je préciserai : des réussites de chacun.

Je ne prétends pas amener 100 % d’élèves de primaire à l’ENS Ulm. Mais pour une raison simple. C’est que chacun peut avoir sa conception de la réussite, s’épanouir dans des domaines divers.

Je lutterai donc toujours contre cette idée pernicieuse qui est que la réussite collective entraîne une déchéance individuelle. C’est difficile.

Car l’on touche ici à des ressorts très intimes, très profonds. On touche à la peur.

La peur de l’avenir. Elle est très largement partagée.

La peur des parents pour le futur de leurs enfants. C’est une peur que je peux très bien comprendre.

Celle des élèves eux-mêmes. Tous ont le sentiment de ne pouvoir concilier leur réussite personnelle et le bien commun.

Malgré cette peur, il faut remettre, au cœur de l’école républicaine, ses valeurs.

Celles de liberté, d’égalité, de fraternité. Et rappeler ainsi qu’une devise ce n’est pas que des mots.

C’est pourquoi le devenir citoyen passe par une transmission pédagogique, mais aussi à travers des rencontres.

Les rencontres ce sont celles que l’enseignant organise en faisant appel aux volontaires de la réserve citoyenne de l’éducation nationale.

Mais cette rencontre doit aussi celle de l’école avec les familles, afin de faire en sorte qu’il n’y ait pas, comme c’est encore trop souvent le cas, un mur invisible, et pourtant infranchissable, qui sépare l’école de la maison.

Ce n’est pas toujours évident. Des réticences existent des deux côtés. C’est pourtant un enjeu fondamental que cette relation entre deux mondes, celui de l’école et celui de la société civile.

Car nous sommes soucieux de forger ainsi, pour l’élève, un devenir cohérent, d’un monde à l’autre.

Ce souci apparaît, dans la refondation de l’école, à travers plusieurs évolutions essentielles.

La première a été de favoriser une cohérence et une continuité d’ensemble.

Cette continuité d’ensemble est assurée par la substitution, à la logique annuelle, d’une logique de cycle sur trois années.

Le cycle renoue avec le devenir. A trop penser l’école uniquement année après année, on s’empêche d’envisager l’acquisition des savoirs et des connaissances sur un temps long, plus respectueux de la diversité des temps d’apprentissage.

Ceci devrait d’ailleurs permettre de diminuer le nombre de redoublement, dont toutes les études tendant à montrer l’inefficacité.

Où ailleurs, qu’à l’école, l’échec conduisait-il à une répétition ? Certes, l’on comprend bien la logique qui y préside, et si tant de personnes y semblent encore attachées, c’est que cette logique apparaît, au premier abord, pleine de bon sens.

Quand on n’y arrive pas, on recommence. Soit.

Mais dans la vie, s’il est vrai, et bien des parcours le prouvent, qu’un échec peut ensuite nourrir des réussites futures, à quel moment cela entraîne-t-il un retour en arrière ? Le droit à l’erreur va dans le sens du devenir de la personne, il n’engendre pas le retour à l’identique de l’année écoulée.

Favoriser la continuité, c’est aussi permettre aux enseignants de tenir compte des spécificités de chacun.

Cette prise en compte, j’en suis bien consciente, ne peut s’effectuer qu’à travers des dispositifs adaptés. Et c’est bien pour le cela que la refondation de l’école prévoit des travaux en groupes réduits, ou des dispositifs d’accompagnement, qui apportent, au travail mené par l’enseignant, une plus grande individualisation.

Et ce faisant, je serai extrêmement claire sur ce point, nous évitons aussi de trop faire dépendre la réussite scolaire des moyens dont dispose une famille pour recourir à des officines privées.

Cette volonté d’instaurer une continuité, m’a aussi conduite à remettre, au cœur de l’école, des cycles ou des voies qui avaient tendance à en être écartées.

C’est le sens de l’affirmation de l’école maternelle comme d’une école à part entière, avec ses programmes, ses spécificités, et son importance dans la réussite à venir.

C’est aussi la volonté de ne pas engendrer un système cloisonné à partir du lycée, et de favoriser ainsi les passerelles d’une voie à une autre, de la voie générale à la voie professionnelle ou technologique, et ceci dans les différents sens.

Ce faisant, nous luttons aussi contre le décrochage, qui s’accompagne bien souvent de ce sentiment d’être condamné à suivre le cursus choisi, sans possibilité de retour.

Si j’ai défendu la semaine dernière ce droit au retour, c’est justement pour ne pas laisser sans qualification, sans insertion professionnelle, et avec un coût humain et financier considérables, des centaines de milliers de jeunes.

Etablir des passerelles entre les filières, favoriser une orientation progressive qui ne se résume pas à un choix, mais qui est avant tout la possibilité de saisir des opportunités c’est tenir compte de la singularité de tout être humain.

Je ne peux tolérer qu’une orientation soit vécue comme irréversible. Cela n’a aucun sens.

Combien d’entre nous avaient, à 14, 15 ou 16 ans, une idée très claire de ce qu’ils voulaient faire plus tard ?

Et surtout, combien ont finalement trouvé leur épanouissement dans le métier qu’ils envisageaient dix ans auparavant ? Je sais, pour ma part, l’influence qu’ont eu des rencontres, des expériences, qui m’ont finalement amenées là où je suis aujourd’hui.

Il ne s’agit pas de nier l’existence de vocations, d’aspirations profondes, mais de substituer au modèle d’Hercule à la croisée des chemins, celui du cheminement célébré par le poète espagnol Machado, lorsqu’il écrit : « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en marchant. »

Cette continuité s’affirme d’ailleurs par le développement des parcours, qui inscrivent la scolarité de l’élève dans un temps long, continu, que viendront scander des projets, des réussites, des rencontres.

Le parcours citoyen comme le parcours d’éducation artistique et culturelle témoignent de notre volonté de redonner à l’ensemble de la scolarité la clarté d’un cheminement.

Je mentionnerai aussi le parcours avenir, qui s’efforce de réduire l’écart parfois rédhibitoire qui existe entre le monde de l’école et le monde professionnel.

Tous les élèves doivent acquérir, au cours de leur scolarité, une meilleure connaissance du monde professionnel, bien avant le lycée.

Car à travers cette connaissance, c’est à la réalité concrète et vécue de l’entreprise qu’ils auront été initiés. L’expérience ne peut que conférer davantage de sens aux enseignements dispensés, et favoriser encore une orientation progressive, qui ne s’appuie pas sur des idées reçues ou des préjugés mais sur une connaissance de terrain.

La seconde évolution, toujours dans une volonté de cohérence et de continuité, a été de mettre en place et de favoriser l’interdisciplinarité.

Certes, c’est une évolution conséquente, car l’ensemble de notre système scolaire et de qualification s’est depuis longtemps appuyé sur la spécialisation.

Cependant, l’on ne demande pas à chacun de la mettre en œuvre tout seul, mais de la construire ensemble. Il ne s’agit pas pour un enseignant de renoncer à sa spécificité, mais à s’ouvrir au dialogue.

En favorisant l’interdisciplinarité, on renoue avec une haute ambition, celle de l’humanisme, qui portait une certaine conception de l’être humain et de l’ouverture au monde. On renoue avec la complexité du vivant, des savoirs et du monde, et avec la complémentarité de la connaissance et de l’expérience.

Cette articulation est essentielle, car elle ancre profondément en l’élève les connaissances que l’école lui transmet en montrant leur complémentarité.

Aborder une période passée à travers des œuvres de fiction, c’est observer la façon dont une pièce d’Euripide esquisse, entre ses lignes, l’architecture des théâtres antiques mais aussi les débats démocratiques qui agitent la cité.

C’est retrouver chez Shakespeare et Rabelais le bouleversement que constituent les grandes découvertes de la Renaissance.

En argumentant, en échangeant, élèves et professeurs observent l’alliance de la démonstration mathématique et de la mythologie dans Œdipe Roi de Sophocle.

Oui, une part conséquente de notre histoire, de notre passé, s’est fondée sur une conception humaniste des relations entre les savoirs.

Il me semble donc que dans la société des savoirs qui est la nôtre, face au développement considérable des sources d’informations, auxquelles nous prenons, soit dit en passant, soin d’éduquer aussi les élèves, nous avons besoin de former des individus capables de créer des liens, des relations entre les différents domaines. Capable, en somme, de donner du sens.

C’est enfin parce qu’elle est profondément unie au devenir, que l’école ne peut pas refuser d’aborder elle-même la question de son propre devenir.

Parce que l’école est un lieu vivant, ancré, il est essentiel de permettre aux équipes et aux personnels de conserver leur autonomie, afin de répondre au mieux à la spécificité de leurs élèves.

Parce que le métier d’enseignant nécessite sans cesse de s’adapter, de concilier distance critique et connaissance du monde, il est important de s’assurer que chaque professeur reçoive une formation liant les apprentissages à une expérience concrète, tout au long de sa vie.

Parce que l’école n’est ni hors du monde, ni totalement soumise à lui, il est essentiel, dans sa refondation, de tenir compte des principales évolutions qui ont, en un laps de temps remarquablement court, profondément modifié nos habitudes, notre vie, jusqu’à notre attention même, comme le soulignait Philippe Meirieu[1].

C’est pour cela qu’une école qui aujourd’hui, ne tiendrait pas compte du numérique, n’est pas une école, puisqu’elle préparerait ses élèves à un monde qui n’existe plus.

La refondation de l’école ne s’appuie donc pas sur une école rêvée, pas plus que sur une « idée » d’élève.

Notre ambition pour elle ne se déploie pas dans un monde éthéré, mais elle plonge ses racines dans la diversité et la richesse du terrain.

C’est pour cela que sa refondation passe forcément par une attention de tous les instants à la réalité de ce qui s’y joue, à la diversité et aux paradoxes qui la fondent, et à l’importance de sa mission quant aux devenirs de nos élèves, et, au-delà, à notre devenir à tous.

Et dans cette école, l’exigence, l’effort, le travail ont leur place, mais aussi l’émotion, et, je n’hésite pas à utiliser ce mot, le plaisir.

Après tout, Sainte-Beuve écrivait dans les pages d’une revue très recommandable, en 1848, un article intitulé « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au XVIIe siècle », et dans cet article apparaît la phrase suivante : « Pour bien faire une chose, il ne suffit pas de la savoir, il faut s’y plaire, et ne s’en pas ennuyer. »[2]

Voici une leçon que je me garderai bien d’oublier.

Je vous remercie.

Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche



 

[1] Philippe Meirieu, « A l’école, offrir du temps pour la pensée », Esprit, janvier 2014, p. 20-33.

[2] Revue des deux mondes, t.21.