Discours d’ouverture du colloque annuel des Écoles d’ingénieurs

Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a prononcé le discours d’ouverture du colloque annuel des écoles d’ingénieurs.
Retrouvez ici son discours.

Participation de la ministre Najat VALLAUD-BELKACEM, au colloque annuel des écoles d’ingénieur-e-s à l'école centrale de Lille - Villeneuve-d’Ascq et au tournoi de l’Euro foot Jeunes organisé par l’UNSS au stadium de Lille, le jeudi 2 juin 2016 - © Philippe DEVERNAY

Madame la préfète déléguée pour l’égalité des chances, chère Sophie Elizeon,
Monsieur le Vice-Président du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais-Picardie en charge de l’Enseignement supérieur, de la recherche et des universités,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le recteur, cher  Luc Johann,
Monsieur le président de la Conférences des Directeurs des Ecoles Françaises d’Ingénieur, cher François Cansell,
Monsieur le président de l’Université de Lille,
Mesdames et messieurs les directrices et directeurs d’écoles,

Chers amis,

Ingénieur, est non seulement, selon la formule consacrée, un métier d’avenir. C’est, plus profondément encore, un métier qui fait l’avenir.

Gaston Berger, qui fonda avec le recteur Capelle, l’Institut National des Sciences Appliquées de Lyon, l’avait magnifiquement résumé, avec son : « Demain est moins à découvrir qu’à inventer ».

C’est dire l’importance de la mission qui est la vôtre. Alors, bien sûr, demain n’est pas l’œuvre des seuls ingénieurs.

J’espère, d’ailleurs – modestement – que les femmes et les hommes politiques ont aussi un rôle à jouer.

Mais ce lien étroit entre le métier auquel vous formez, et la question de l’avenir, colore forcément notre réflexion à votre sujet et vous explique pourquoi il était hors de question pour moi de rater votre colloque annuel.

Vous n’y abordez cette année que des questions toutes plus essentielles les unes que les autres, votre modèle économique, votre stratégie de développement territoriale et nationale, votre visibilité internationale.

Elles sont partagées par l’ensemble de vos adhérents, qu’il s’agisse des écoles internes, externes, ou privés.

Et j’ai pu apprécier, en regardant le programme, que, pour y répondre, votre réflexion ne cesse à la fois de convier des éléments profondément pragmatiques – quels sont les leviers à actionner ? – et en même temps un retour sur le sens même de ces enjeux, je pense à vos interrogations sur les objectifs d’une stratégie de développement à l’international.

Vos établissements sont divers. Vous relevez d’ailleurs de différentes tutelles : cela peut être le ministère dont j’ai la responsabilité, mais aussi celui de l’industrie, comme pour les écoles des mines, ou celui de l’agriculture.

Vos structures sont diverses ; les métiers auxquels vous formez sont divers. Mais une même volonté vous rassemble : préparer vos élèves à résoudre les problèmes complexes que le monde nous oppose.

Je suis donc heureuse de faire face à une assemblée aussi qualifiée dans ce domaine. Car, pour le dire très nettement, nous ne manquons pas de problèmes complexes à résoudre.

Et le premier d’entre est sans doute de trouver et former suffisamment de personnes capables de les résoudre …

Oh vous me direz qu’à bien des égards, nous avons opéré, depuis plusieurs années, une indéniable ouverture de l’enseignement supérieur et de la recherche et qu’on pourrait croire que cela suffit à brasser large.

Mais c’est une ouverture de principe. En droit, dans notre pays, vous pouvez accéder à la formation que vous voulez. En droit, toutes les portes, au début de la scolarité, vous sont ouvertes. Mais ce n’est certainement pas à des ingénieurs que je rappellerais l’importance de la réalité du terrain. Et cette réalité, dans ce domaine, n’est guère glorieuse.

Or, vient toujours un moment où la réalité vous rattrape.

Si vous faites un plan sans tenir compte, par exemple, des contraintes induites par des phénomènes physiques, il y a de grands risques pour que le bâtiment le plus ambitieux finisse par s’effondrer.

De la même façon, si nous ne parvenons pas à élever, sur l’ensemble de notre génération, le niveau de qualification, et si nous n’arrivons pas à concilier un haut niveau d’exigence et une démocratisation réelle, alors la réalité prendra sa revanche, d’une façon ou d’une autre.

A l’époque où nous vivons, où les changements s’opèrent à une vitesse fascinante, les lieux de recherches, d’enseignement, de savoirs et de connaissances, occupent une place centrale.

Oui, nous avons besoin des enseignements que vous dispensez, pour apporter, aux défis présents, des réponses pérennes.

Et ces enseignements, nous avons besoin qu’ils soient, dans les faits, dispensés à un public varié. A un public divers.

Cela ne signifie nullement transiger sur la qualité et sur l’exigence. Mais réussir justement cette  conciliation, dont je connais la difficulté, entre la quantité et la qualité.

L’art de l’ingénieur, depuis le début de l’histoire de l’humanité, est toujours déterminé par ce que John Dewey appelait « l’action intelligente ».

Eh bien, nous avons besoin d’intelligence, et nous avons besoin d’action. Nous avons donc besoin de vous.

Et je tiens à préciser, car je connais, parfois, les réactions éruptives qui accompagnent l’évocation d’un thème comme celui de la démocratisation, que si j’insiste tant là-dessus, c’est, bien sûr, animée par des convictions personnelles, mais c’est avant tout pour répondre à l’urgence de la situation présente.

La démocratisation est un enjeu largement partagé à l’échelle mondiale et mon récent séjour au G7 éducation et recherche au Japon me l’a encore confirmé.

Pour ne prendre qu’un exemple, en Chine, il y a douze ans, 7% d’une classe d’âge accédait à l’enseignement supérieur.

Ce chiffre a plus que doublé.

Il s’élève aujourd’hui à 17%. Et, en habituée de la croissance à deux chiffres, ce pays s’est fixé, pour 2020, l’objectif de 50%

Et bien une même ambition nous anime. Le président François Hollande a fixé l’objectif de 60 % d’une classe d’âge diplômée de l’Enseignement Supérieur.

Mais cet objectif n’est pas uniquement quantitatif. Il est aussi qualitatif.

C’est donc un objectif ambitieux. Et j’espère que nous ne le perdrons pas de vue dans les prochaines années, car c’est bien l’avenir économique et social de la France, mais, au-delà, de l’Europe, qui est en jeu.

Mais, me direz-vous, qu’implique, concrètement, cette démocratisation pour nos écoles ? Il y a, dans ce domaine, plusieurs leviers.

En ce qui vous concerne, nous avons besoin d’une vision claire et cohérente de l’offre de formation que vous mettez en œuvre, et des modalités d’enseignement.

A cet égard, je sais que vos écoles s’inscrivent, par leur domaine, dans un environnement mondial très concurrentiel.

S’il est une offre qui rencontre un certain succès, au niveau mondial, c’est bien celle liée à ce que l’on a coutume d’appeler « bachelor ».

Je sais que votre conférence mène, sur ce point, une réflexion, et que certaines écoles se sont déjà engagés dans la mise en place d’un bachelor, dans différents secteurs.

Je tiens à vous dire que mon ministère est à votre écoute sur ce thème.

Un thème qui doit être largement partagé avec l’ensemble des acteurs de la formation, en incluant les universités, mais aussi et surtout nos partenaires des milieux socio-économiques, comme vous le faites en ce moment.

Le second levier  sur lequel j’insisterai, c’est sur une plus grande diversité dans les profils recrutés.

Je pense, bien sûr, à une nécessaire féminisation. Même si elle a progressé, et qu’ingénieur cesse peu à peu d’être exclusivement masculin, elles ne sont que 28,4% dans vos écoles, ce qui est faible.

Et vous pouvez compter, dans ce domaine, sur ma détermination, car je sais que cela se joue également bien en amont, dans le parcours scolaire, en incitant davantage de jeunes filles à se projeter dans des carrières scientifiques.

On aurait pu espérer que l’idée d’une incompatibilité entre une paire de chromosomes XX et la science relève du passé. Ce n’est malheureusement pas le cas.

Un sondage, publié en septembre 2015 rapportait que près de sept européens sur dix considèrent que les femmes n’ont pas les capacités pour « devenir des scientifiques de haut niveau ».

Il y a donc urgence à avancer, ensemble, sur ce point.

Et dans ce combat, les écoles d’ingénieurs ont naturellement un rôle à jouer.

La démocratisation passe aussi par l’augmentation du taux de boursiers dans vos établissements.

La situation, est, bien sûr, beaucoup moins préoccupante dans vos écoles que dans d’autres filières. Les derniers chiffres font état d’un taux de boursier de 25%, ce que je salue.

Néanmoins, vous êtes encore en-deçà de la moyenne nationale, qui s’élève à 35%. Je souhaiterais donc voir le taux de boursiers progresser encore davantage dans les années qui viennent.

Car oui, la démocratisation exige des efforts. Des efforts, je vous rassure, largement soutenus par mon ministère, qui a conduit une politique sans précédent en faveur de la vie étudiante.

Grâce à la mobilisation de près d’un demi-milliard d’euros supplémentaires, le taux de boursiers a été porté à 35,9 % en 2015-2016, soit +8,3 % en trois ans.

Et cet effort sera poursuivi en 2017.

Vous le voyez, l’effort qui vous est demandé s’inscrit dans une démarche collective.

Cela nécessite donc la poursuite de votre investissement dans la politique de site, en lien avec les autres établissements d’enseignement supérieur, dont les universités.

Il ne s’agit pas de tomber dans une logique de concurrence ou d’uniformité. Mais dans une logique de cohérence et de complémentarité car souvent, comme le prédit la théorie du gestalt[2], le tout est plus important que la somme des parties.

Je tiens, comme beaucoup, à votre singularité, et à votre pertinence. Mais celle-ci n’a pas vocation à se déployer en marge des autres : elle doit se déployer avec eux.

Geneviève Fioraso  vous l’avait rappelé en 2014. Elle vous avait invité à vous engager pleinement dans cette dynamique de coopération, pour, je cite, « faire mieux  apparaître la pertinence de notre offre de formation, la richesse de sa diversité, sa fécondité au  regard des progrès de la science et de l’apport de l’enseignement supérieur et de la recherche  aux solutions du monde réel.  »

Deux ans après, c’est avec un réel plaisir, en tant que ministre de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, que je constate que vous avez bien été au rendez-vous.

C’est une chance immense pour notre système éducatif. Vous êtes une chance immense. Et c’est la raison pour laquelle je souhaite que les écoles d’ingénieur continuent à contribuer à la diversité de notre appareil de formation supérieur.

Justement parce que la situation dans laquelle nous sommes fait de la diversité une force, et de la dynamique collective, un atout considérable.

Enfin, dernier levier et non des moindres, cette politique de démocratisation doit s’inscrire non seulement dans la formation initiale, mais, plus largement, dans la formation tout au long de la vie.

Il n’y a pas un seul chemin, une seule trajectoire pour accéder aux plus hauts diplômes de l’enseignement supérieur.

C’est à ce titre que nous avons, avec Thierry Mandon, souhaité que cette année, 30 emplois soient fléchés, pour aider les établissements à mieux s’insérer dans ce marché de la formation continue.

Je suis d’ailleurs heureuse de constater que, parmi les lauréats de ce premier appel à projet, nous avons pu soutenir la démarche proposée par l’Association Toulouse Tech (INP Toulouse, Insa Toulouse, ENI Tarbes), mais aussi celles des COMUE dont le dossier faisait intervenir des écoles d’ingénieur, comme Paris Sciences Lettres.

Enfin, avant de conclure, et pour ménager une transition avec la table ronde qui suivra, je souhaiterais un instant évoquer avec vous le sens même de ce beau métier d’ingénieur auquel vous formez.

Bien avant qu’il y ait, comme c’est le cas aujourd’hui, des ingénieurs diplômés, l’art et la connaissance à laquelle vous formez ont été au cœur de l’histoire de l’humanité.

Comme le rappelait Jean Jaurès : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création. »

Le métier même d’ingénieur implique donc une identité complexe, puisée à de multiples héritages.

Cela va de la Grèce Antique et Archimède, jusqu’à Thomas Edison, en passant par des figures marquantes de la Renaissance, comme Léonard de Vinci, bien sûr. Avant d’être un génie, celui-ci fut d’abord un ingénieur.

Mais je n’oublie pas non plus celles et ceux qui, dans l’architecture même des cathédrales gothiques ou des pyramides, nous rappellent l’ingéniosité de l’esprit humain, devant les défis auxquels le confronte le monde dans lequel il s’inscrit.

Oui, il y a, dans les pratiques d’ingénierie, un héritage pluriel : celui de l’artisanat, celui de la conception, celui des sciences fondamentales et celui des sciences sociales. Et c’est dans cette pluralité que se forge la richesse du métier auquel vous formez.

Dans l’époque où nous sommes, il est essentiel, selon le mot de Jean Capelle, fondateur de l’INSA de Lyon d’allier, à la formation technique, une dimension humaniste.

Jean Capelle regrettait, dans L’Ecole de demain reste à faire, « le divorce entre l’humanisme libérateur de l’homme et la technique, cause d’asservissement de l’homme ».

Ce divorce, est sans doute moins marqué qu’il ne lui semblait. Mais je crois absolument essentiel aujourd’hui d’y mettre un terme définitif.

Dans la résolution des problèmes, les dimensions humaines, écologiques, et, pour tout dire, éthiques, ne doivent jamais être perdues de vue.

Oh, je connais, bien sûr, le poids des enjeux économiques et les impératifs du marché.

Mais je connais aussi suffisamment l’histoire de cette profession, et les grandes figures qui l’ont représentée au fil des siècles, pour vous faire confiance, à vous, au sein de vos écoles, pour former, selon le mot de Jean Capelle, non seulement des ingénieurs compétents, mais aussi des humanistes.

Insister, dans la formation, sur des connaissances artistiques, littéraires et philosophique, n’est pas un « petit plus ». C’est prendre une responsabilité. Et cela donnera, à la grande tradition et à la belle histoire de l’ingénierie, un nouvel éclat.

Dans l’époque où nous sommes, il serait irresponsable de se réfugier derrière une soi-disant neutralité de la technique, comme ces ingénieurs qui mirent au point un napalm plus collant, pour que les victimes ne puissent le retirer, et qui se cachaient derrière cette prétendue neutralité pour ne pas en voir les conséquences horribles.

Nous avons besoin d’ingénieurs qui allient un haut degré de compétence, avec une réflexion d’ensemble. Nous devons rétablir le lien étymologique désormais rompu, entre le dessein « s-e-i-n » et le dessin « s-i-n ».

Du plan tracé à sa réalisation, des enjeux nombreux doivent être pris en compte : écologiques, éthiques, et, en un mot, humains. Cela peut sembler difficile.

Mais je rappellerai, sur ce point, cette phrase de Milton, poète anglais du XVIIe :

« Tous admirent l’invention; chacun s’étonne de n’avoir pas été l’inventeur; tant paraît aisée, une fois trouvée, la chose qui non trouvée aurait été crue impossible. »

Je crois que les ingénieurs nous ont montré, mille fois, par le passé, qu’impossible n’était pas français. Et je suis convaincu, que, grâce à vous, ils nous le montreront également à l’avenir.

Je vous remercie.

 

Najat Vallaud-Belkacem
Ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la recherche


Photos © Philippe Devernay / MENESR

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