La ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a ouvert le second colloque organisé par la CPU (Conférence des présidents d’université) sur le thème “Extrémismes et terrorismes, évolution des processus de radicalisation”, temps de réflexion engagés à la suite des attentats de Charlie Hebdo.
Retrouvez ici le discours prononcé par Najat Vallaud-Belkacem devant les chercheurs, présidents d’université, référents “laïcité”, ou encore les récents référents “racisme et antisémitisme” – nommés progressivement dans les universités à la demande du ministère.
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le Président de la Conférence des Présidents d’Université, cher Jean-Loup Salzmann,
Mesdames et Messieurs les Présidentes et les Présidents d’Université,
Monsieur le Président du directoire de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, cher Michel Wiewiorka,
Monsieur le Président de la Fondation du Camp des Milles, cher Alain Chouraqui,
Mesdames et messieurs les enseignants-chercheurs,
Mesdames et messieurs,
En consacrant un colloque à la radicalisation, vous opposez la pensée à la terreur, et vous vous montrez dignes de notre héritage humaniste.
Vous aviez déjà répondu présents avec un premier colloque sur ce thème en mai 2015, et vous répondez à nouveau présents, un an après ce mois de janvier 2015 qui a vu la France endeuillée, et deux mois à peine après les attentats de novembre.
Car face à la violence et au chaos du monde, une double exigence s’impose à nous : celle de l’action et celle de la réflexion.
Ces deux exigences ne s’opposent pas. Elles sont profondément liées. Penser, c’est s’arracher à la sidération de l’horreur, à la passivité. Penser, c’est se donner, comme vous le dites fort bien, les moyens d’agir.
La recherche ouvre ainsi le champ d’une action possible.
Chercheurs et enseignants-chercheurs, vous le savez mieux que personne : c’est l’élaboration d’une distance qui façonne vos objets d’études. Et l’une des premières questions que s’est attachée à résoudre la sociologie est précisément : « comment étudier une société dont on fait soi-même partie » ?
La pensée est donc une exigence qui nous honore.
Loin de détourner les yeux, vous vous confrontez aux défis d’aujourd’hui. Appuyés par une méthodologie rigoureuse, vous vous emparez du réel dans un effort de compréhension dont témoigne le colloque d’aujourd’hui.
Les attentats de novembre, comme ceux de janvier, appellent donc autant une réponse ferme – celle de L’État – que des réponses – celles de la recherche.
Car devant de tels actes, la tentation est grande de se dire : « Ce sont des monstres qui ont fait cela. » Pourtant, nous savons bien qu’en réalité, ce sont des êtres humains qui ont accompli des actes monstrueux. Ce qui n’est plus tout à fait la même chose.
Et apparaît alors, dans cette contradiction, la nécessité de la pensée et de la recherche. Il faut alors se tourner vers ce processus qui conduit des humains à agir de la sorte : la radicalisation.
En comprendre les modalités constitue une première étape vers une action efficace et durable. Car si toute politique doit tenir compte de la réalité, celle-ci ne se donne jamais simplement.
L’histoire de la pensée est jalonnée de textes qui nous le rappellent : les choses sont toujours plus complexes qu’on ne le pense. Accepter cette complexité, l’appréhender par la recherche, c’est se donner les moyens d’apporter aux problèmes qui sont les nôtres des réponses pérennes.
Voilà pourquoi la recherche est un appui essentiel pour les femmes et les hommes politiques : car l’action ne saurait s’envisager sans la pensée.
Mais pour s’élaborer, la pensée a aussi besoin d’une action politique cohérente dans le domaine de la recherche.
Avec la mesure n°10 du grand Plan de Mobilisation pour les Valeurs de la république, Thierry Mandon et moi-même avons mis en place des actions favorisant une meilleure articulation entre les différentes recherches sur la radicalisation, une plus grande valorisation de celles-ci et surtout un renforcement des travaux qui lui sont consacrées.
La complexité même du phénomène, la diversité de ses enjeux et de ses aspects, nécessitent d’ailleurs une démarche interdisciplinaire.
J’évoquais hier, à l’occasion d’un déplacement sur la sécurité et le climat scolaire, l’importance de croiser les regards. Il en va de même dans la recherche d’aujourd’hui.
Nous avons besoin des regards croisés des différentes disciplines ne serait-ce que par la diversité des voies par lesquelles s’opère la radicalisation, et je pense que sur ce point la table ronde que vous consacrez à la relation entre les trajectoires individuelles et collectives sera éclairante.
En effet, on trouve aussi bien des cas de radicalisation par la prison, avec des logiques de groupes, mais aussi des radicalisations dans l’apparente solitude d’une chambre, devant l’écran d’un ordinateur. Et cela met en jeu d’autres processus.
Une multiplicité de points de vue et de disciplines est donc nécessaire. Or dire « nous avons besoin d’interdisciplinarité » ne suffit pas : il convient de lui donner des outils, des lieux et des structures communes pour qu’elle puisse se concrétiser.
Je salue donc les initiatives conduites dans ce domaine : à la fois la cartographie des forces de recherche par Athéna – l’Alliance Thématique Nationale des Sciences Humaines et Sociales – mais aussi le site Géo-confluences de l’ENS de Lyon, ou la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme qui a recensé ses initiatives sur le sujet.
A notre demande, l’ANR a renforcé le soutien aux travaux relatifs à la radicalisation dans les sociétés contemporaines, avec, dès 2016, un axe dédié dans son appel à projets générique.
Nous avons aussi agi à une échelle internationale : la radicalisation n’est pas un problème franco-français. Les récents événements nous l’ont suffisamment rappelé.
Nous avons donc, au niveau européen, orienté les financements de la recherche vers ces thématiques, en favorisant la constitution de réseaux de chercheurs européens : je pense notamment à l’engagement français dans le consortium européen Radicalisation Awareness Network.
Nous avons aussi demandé, en partenariat avec l’Allemagne, un appel à projets dédiés dans la programmation européenne H2020, demande qui a obtenu une réponse favorable.
Agir pour la recherche, c’est aussi se donner les moyens de renforcer les domaines dans lesquels nous avons des manques.
C’est le sens de l’annonce fort bienvenue du président de la République d’augmenter les moyens de l’ANR pour dynamiser notre potentiel de recherche.
Je songe notamment à l’islamologie, qui joue pourtant un grand rôle dans certaines entreprises de déradicalisation, parce qu’elle favorise une connaissance rationnelle et scientifique de l’islam qui arrache la religion au seul discours religieux pour en faire un objet de connaissance.
Enfin, il existe un dernier axe d’action qui est, à mes yeux, essentiel : éclairer le débat public.
C’est d’ailleurs un point important de la mission que nous avons confiée à Alain Fuchs le 25 novembre dernier.
Faire connaître vos travaux, c’est arracher la recherche à une invisibilité qui non seulement ne rend pas justice à l’extraordinaire travail que vous accomplissez jour après jour, mais qui en plus l’empêche d’avoir l’influence qu’il mériterait.
Nous sommes en effet aujourd’hui face à un paradoxe : nombreux sont les travaux accessibles en ligne, que ce soit sur les sites de vos institutions ou dans les revues en ligne.
Pourtant, tout ce savoir à portée de clic est rarement consulté au-delà des cercles universitaires.
Certains me diront que l’on ne peut rien y faire. Qu’il en a toujours été ainsi. Et qu’au siècle des Lumières comme à la Renaissance, les best-sellers n’étaient certainement pas les œuvres auxquelles nous sommes tant attachés aujourd’hui, et qui ont fait de nos sociétés ce qu’elles sont.
Sans doute.
Je ne peux pourtant m’empêcher de penser qu’une autre voie est possible. Et davantage encore, qu’elle est nécessaire.
Parce que le risque est grand, aujourd’hui, de voir les illusions des solutions simplistes l’emporter sur une approche réfléchie et rigoureuse, seule susceptible d’apporter, aux défis présents, des réponses durables.
Dans une société où le temps s’est encore accéléré, le temps long, qui est celui de la recherche et de l’étude, est un bien précieux. La recherche n’est pas un luxe ! C’est un besoin.
Mieux diffuser la recherche, mieux l’expliquer aussi, est donc un enjeu majeur : il nous faut agir dans ce domaine, en assumant nos responsabilités respectives, et c’est tout le sens de la mission d’Alain Fuchs que d’élaborer des propositions allant dans ce sens.
Et en évoquant la responsabilité, je tiens à rappeler, devant vous, que l’Ecole prend aussi les siennes devant la radicalisation.
Au lendemain des attentats de janvier, comme au lendemain de ceux de novembre, les regards se sont assez rapidement tournés vers l’Ecole.
Certains étaient portés par la conviction que l’école avait un rôle à jouer, et pouvait être une partie de la solution.
Mais d’autres étaient des regards de reproches : comment l’Ecole a-t-elle pu laisser faire ça ?
Dans les deux cas, ce qui animait ces regards, c’était le sentiment d’une responsabilité particulière de l’Ecole.
Ces regards se sont parfois avérés difficiles à supporter. Et si, en tant que ministre de l’Éducation Nationale, j’ai lancé une mobilisation de l’Ecole pour la défense des valeurs de la République, j’ai aussi toujours tenu à ce que l’on ne fasse pas peser sur l’École, et en particulier sur les enseignants, une responsabilité démesurée.
Je suis fermement convaincue que l’École peut beaucoup. Mais je crois aussi qu’il est important de rappeler que l’École ne peut pas tout.
Il est humain de rechercher des causes, lorsque des événements traumatisants surviennent. Mais il est injuste de faire peser, sur l’École, des responsabilités qui ne sont pas les siennes.
Tel a été le sens de l’action que j’ai menée s’agissant de la radicalisation. Agir, à notre échelle, dans le respect des compétences de chacun, sans jamais faire peser sur les personnels un rôle qui n’est pas le leur.
Notre action dans ce domaine s’est déployée de différentes façons.
Par la prévention, en faisant passer un certain nombre de messages au sein de nos établissements, et éveiller ainsi l’attention des personnels et des élèves.
Dès janvier 2015, j’ai demandé à ce qu’un livret consacré à la radicalisation soit diffusé auprès des personnels. En février 2015, dans un courrier adressé aux recteurs, j’ai appelé les personnels à une attention particulière envers des élèves en risque de désaffiliation ou de déshérence.
Il ne s’agit bien entendu pas de tomber dans la paranoïa. Ni dans une délation généralisée. Mais dans une vigilance, qui permet, au cas où, de signaler un élève en danger aux services concernés.
Le repérage est une mission de l’ensemble des personnels de la communauté éducative, et je tiens à insister sur ce point. Les enseignants sont concernés, car ils connaissent les élèves, et peuvent observer des évolutions de comportement ou des prises de positions qui évoluent, et qui sont autant de signes possibles d’une dérive.
Mais il y a aussi les CPE, qui voient les élèves en dehors des cours. Et les personnels sociaux, aussi, qui suivent les trajectoires des élèves en difficulté. Les directeurs d’établissements et les surveillants, tous ont un rôle à jouer.
Pour les accompagner j’ai structuré un réseau de référents radicalisation dans chaque département et dans chaque académie.
Aux côtés des préfets, des procureurs, des travailleurs sociaux, ils jouent pleinement leur rôle pour aider à la prise en charge de ces jeunes en voie de radicalisation. Ils accompagnent aussi les équipes qui, parfois, s’interrogent tant ces situations sont difficiles à cerner, à comprendre, à appréhender.
Nous avons également développé des formations qui grâce à vous, à vos recherches, évoluent en fonction des éclairages nouveaux que vous apportez.
Prévenir, repérer, prendre en charge, former, et rechercher : l’action du ministère dans ce domaine forme un ensemble cohérent, auquel chacun apporte sa contribution.
Oui, à un phénomène aussi préoccupant que la radicalisation, il fallait apporter une réponse appropriée, et maintenir un juste équilibre entre l’aveuglement et la paranoïa.
Mais je n’oublie pas que l’École agit contre la radicalisation surtout par la poursuite de la mission qui lui est propre : former des citoyens autonomes, instruits et éduqués.
Elle est aussi, c’est un thème que vous allez d’ailleurs aborder, un creuset de la citoyenneté, et un lieu important pour renforcer le sentiment d’appartenance à la République.
A l’annonce de l’identité des terroristes, certains nous ont dit : regardez ce que sont devenus ceux qui sont passés par l’École !
Mais une telle réaction occulte un autre fait, qui, par définition, est incommensurable : le nombre de ceux, qui, sans l’École, se seraient radicalisés.
L’École n’a ni remède miracle, ni formule magique. Si l’élève, au fil de son parcours, acquiert des savoirs, des compétences et des connaissances, ce n’est pas sous l’effet d’une métamorphose soudaine, mais grâce au travail quotidien des enseignants.
Alors, oui, remplir une telle mission est plus lent, plus laborieux, plus difficile, plus décourageant parfois que les injonctions simplificatrices et les « il n’y a qu’à ». Mais cela est aussi plus galvanisant, plus libérateur et plus ambitieux. Plus humain, en somme.
Voilà pourquoi nous avons tant besoin aujourd’hui de redonner toute leur place aux réponses qui sont celles du savoir, de la culture et de la connaissance, qui sont celles, à la fois, de l’Ecole, de l’Enseignement Supérieur, et de la Recherche.
Pour ces trois institutions, 2015 a été une année éprouvante. Une année de deuil, aussi. Les universités ont en effet payé un lourd tribut aux attaques de novembre dernier.
Aussi, il n’est pas évident, dans un tel contexte, de vous adresser, à vous et à vos proches, mes meilleurs vœux pour 2016.
Néanmoins, les crises que nous traversons ne doivent pas obscurcir nos esprits. Rappelons-nous de ce qui nous rassemble, et ce qui fait notre force.
Dans les crises passées, la France et l’Europe ont su trouver les ressources pour innover, avancer, et défendre les savoirs, la culture, les connaissances. Elles ont su forger un humanisme « de combat », qui croit au progrès humain, à la recherche, et aux études.
Dans le contexte douloureux qui est le nôtre, ne laissons pas les paroles de nos chercheurs résonner dans le vide. Que le silence n’occulte pas l’importance de vos travaux. Ce colloque leur offre une véritable caisse de résonnance. Mais son écho doit perdurer bien au-delà.
La recherche et l’actualité sont parfois considérées comme contradictoires. Pourtant, votre regard sur les défis présents est essentiel.
Voilà pourquoi je conclurai simplement en disant que, dans cette époque troublée, n’en déplaise à Hegel, nous n’avons pas le loisir d’attendre la tombée de la nuit, pour voir s’envoler l’Oiseau de Minerve.
Je vous remercie.
Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
Tags : CPU, Terrorisme, radicalisation, université
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C’est bien beau, les discours devant la CPU. Mais quand vous êtes sur un plateau télé face à un islamiste qui refuse de serrer la main des femmes et même de désavouer l’Etat Islamique, on pourrait attendre autre chose d’un ministre de la République que votre réaction molle. Vous étiez “gênée” ? La belle affaire ! Heureusement que les professeurs qui luttent chaque jour sur ce terrain de la radicalisation sont plus courageux et réactifs que leur ministre !