Discours au colloque inaugural du Centre Européen d’Études Républicaines, CEDRE – Modernités Républicaines

Enseignement supérieur et recherche Publié le 24 novembre 2016

Ce jeudi 24 novembre 2016, à l’École normale supérieure, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a ouvert le colloque international “Modernités républicaines”, colloque inaugural du Centre Européen d’Études Républicaines, le CEDRE. Retrouvez ici le discours prononcé par la ministre.

Ouverture par la ministre Najat VALLAUD-BELKACEM, du colloque inaugural du centre des études républicaines, à l'École normale supérieure - rue d'Ulm -Paris 5e, le jeudi 24 novembre 2016 - © Philippe DEVERNAY

Monsieur le Ministre, cher Vincent,
Monsieur le Président de l’Université Paris Sciences et Lettres, cher Thierry Coulhon,
Monsieur le directeur de l’École Pratique des Hautes Etudes, cher Hubert Bost,
Monsieur le président de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, cher Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Monsieur le Directeur de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, cher Marc Mézard,
Monsieur le Directeur adjoint de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, cher Frédéric Worms,
Monsieur le directeur du Cèdre, cher Olivier Christin,
Mesdames et messieurs les participants à ce colloque,
Mesdames et messieurs,

Chers amis,

Il n’y a pas si longtemps, dans une émission de radio, j’entendais une élue de la République, députée, déclarer, je cite, « qu’on la soulait avec les valeurs de la République ».

Cela peut sembler anecdotique. C’est en réalité révélateur, en particulier venant de quelqu’un siégeant à l’Assemblée Nationale, et qui donc franchit souvent le seuil de ce lieu, sur le fronton duquel est écrit « Liberté, égalité, fraternité ».

Ce qui m’intéresse, donc, dans cette remarque, ce n’est pas la vision personnelle qu’elle exprime, mais bien le phénomène dont elle est le symptôme.

N’aurions-nous pas, vis-à-vis de la République, une sorte de détachement, une légèreté ?

Vous avez souligné, monsieur le Président de l’Université Paris Sciences et Lettres, je vous cite, que « la notion de République s’est progressivement opacifiée ». Je trouve cette remarque très juste, et c’est bien la raison pour laquelle il y a, sur ce sujet, un enjeu à la fois d’enseignement, bien sûr, et c’est le sens du Parcours Citoyen que nous avons instauré dans nos établissements scolaires, mais aussi un enjeu de formation des enseignants, et les valeurs de la République font désormais partie du tronc commun de leur formation dans les ESPE.

Mais ce qui me frappe c’est que cette opacité est moins due à un éloignement, à un brouillard qui entourerait la République, qu’à une trop grande proximité. Au fond, il y aurait, dans sa méconnaissance, un phénomène analogue à celui engendré par le dispositif de la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe, que vous connaissez sûrement.

Cette lettre est d’autant mieux cachée qu’elle est exposée à la vue de tous. Eh bien de la même façon, il y a aujourd’hui, vis-à-vis de la République, une évidence aveuglante, qui nous empêche de l’appréhender dans toute sa complexité.

Après tout, la République, nous avons le sentiment de bien la connaître. Elle nous est familière, et l’on s’autorise donc à son égard des familiarités, des remarques parfois acerbes – elle est là depuis tellement longtemps, on peut bien la critiquer ouvertement, n’est-ce pas ? Elle fait partie du décor, pourquoi s’en soucier ?

C’est vrai au fond : pourquoi s’embêter avec la République ? N’est-elle pas vouée à demeurer, quoiqu’il arrive ? Elle n’est quand même pas dans la situation des baleines blanches ou des pandas, alors pourquoi donc nous occuper d’elle ? N’avons-nous vraiment rien de mieux à faire, en ce jeudi matin ? Que faites-vous encore ici, je vous le demande ? Que faisons-nous là ?

Alors, je vous rassure, je crois au contraire que notre présence à toutes et à tous, ici, aujourd’hui, dans cette salle, fait profondément sens.

Tenir la République pour acquise, c’est commettre une grave erreur. Ce n’est pas parce que son étymologie latine nous y invite, la désignant comme la « chose publique » qu’il faut voir en elle une chose « commune », au sens où elle n’aurait rien d’extraordinaire !

Au contraire, la République, si elle est notre bien commun, est extraordinairement singulière. Elle est même exceptionnelle, comme le rappelait Jaurès dans son Discours à la jeunesse de 1903, dont je voudrais citer aujourd’hui quelques mots :

«  Et voici maintenant que cette république, qui dépassait de si haut l’expérience séculaire des hommes et le niveau commun de la pensée, que, quand elle tomba, ses ruines mêmes périrent et son souvenir s’effaça, voici que cette république de démocratie, de suffrage universel et d’universelle dignité humaine, qui n’avait pas eu de modèle et qui semblait destinée à n’avoir pas de lendemain, est devenue la loi durable de la nation, la forme définitive de la vie française, le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde. »

Longue phrase ! Typique de cette rhétorique républicaine qu’incarna si fortement Jean Jaurès ; belle phrase, aussi, porteuse d’un optimisme profond ; mais une phrase qui nous rappelle surtout que rien n’était gagné.

Je crois que nous sommes aujourd’hui dans une période où nous aurions sans doute plus de difficulté à voir, avec une telle assurance, en la République « la forme définitive de la vie française ». La République, Jaurès le souligne, a déjà disparu par le passé.

La République n’est donc pas seulement rare : elle est aussi fragile. Elle n’en est donc que plus précieuse.

C’est bien pour cette raison qu’il me semble essentiel de la défendre, de la transmettre et de l’enseigner, et de redonner à l’Ecole son rôle de creuset de la citoyenneté.

C’est bien parce qu’elle a été le résultat d’une longue histoire, faite de luttes, de combats et de violence, que nous devons apprécier la paix qui l’accompagne, et ne pas la tenir trop rapidement pour acquise.

Oui, la République a beau faire, en un sens, partie du paysage, cela ne doit jamais nous empêcher de nous mobiliser et de nous engager pour elle.

Dans cet engagement, dans ce combat, nous avons besoin de la pensée et de la Recherche. Tel est le sens de la création du Centre européen des études républicaines, lancé en juin 2016 sous le haut patronage du Président de la République et sous celui de mon ministère.

Avant d’en venir à son rôle, je veux rappeler que le Cedre n’est pas seulement un centre où l’on fait de l’histoire – et de la sociologie, de la philosophie, de l’économie et des sciences politiques. C’est aussi un centre qui a une histoire, son histoire.

Bien sûr, le CEDRE n’a pas l’antiquité de la République, et il n’a pas donné lieu à des luttes aussi sanglantes – je crois que nous pouvons nous en réjouir.

Sa création a néanmoins été le fruit d’un engagement et d’une mobilisation réelle, dont je veux ce matin retracer quelques lignes – preuve, soit dit en passant, que la chronologie n’a pas complètement disparu de l’Education Nationale contrairement à des légendes tenaces, puisque sa ministre la pratique.

La chronologie nous fait d’abord remonter au début de ce quinquennat et à un homme, Vincent Peillon, qui est à l’origine de ce beau projet.

Un homme qui a été, cela ne vous aura pas échappé, ministre de l’Education Nationale. Non content d’initier la Refondation de l’Ecole, il a aussi souhaité la fondation du CEDRE, et je veux le remercier et saluer son engagement sur ce projet.

Ce projet, je dois le dire, m’est immédiatement apparu essentiel. Devenue ministre de l’Education Nationale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, j’ai souhaité pouvoir le faire advenir dans les meilleures conditions possibles, et lui donner des moyens et un soutien à la hauteur de ses enjeux et de son ambition.

C’est la raison pour laquelle mon ministère soutient le CEDRE à travers la mise à disposition de personnels et de détachements, ainsi que par l’attribution d’un crédit annuel de fonctionnement.

Je suis donc, vous vous en doutez, très sincèrement heureuse et fière de voir ce grand et beau projet se concrétiser aujourd’hui à l’occasion de ce colloque, et je veux remercier toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la création du CEDRE.

Je veux en particulier remercier, l’université Paris Sciences et Lettres (PSL), qui a soutenu la création du CEDRE, avec trois de ses établissements membres, dont la renommée dans le domaine des sciences humaines et sociales est immense, et qui sont représentatifs de l’excellence et de l’exigence de la recherche française : l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), l’École Normale Supérieure (ENS) et l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).

Je veux, à cet égard, remercier les Présidents de ces institutions, Thierry Coulhon, Hubert Bost, Pierre-Cyrille Hautcoeur, Marc Mézard ainsi que le Directeur Adjoint Lettres de l’ENS, Frédéric WORMS.

Je veux aussi, naturellement, saluer le directeur du CEDRE, Olivier Christin, dont je connais l’engagement et en même temps l’expertise et la compétence.

Nous partageons, messieurs, une même conviction : celle de la nécessité de nourrir la recherche par l’interdisciplinarité,  par cette multiplicité des regardes disciplinaires qui sera, évidemment, à l’œuvre au sein du CEDRE.

Mais cette rapide perspective historique ne nous a pas encore permis de répondre à la question qui fâche : pourquoi le CEDRE ?

Pourquoi encore la République ? Qu’est-ce qu’on peut bien dire encore là-dessus ? Y-a-t-il seulement encore des choses à dire après Platon, Ciceron, Montesquieu, Rousseau, Jaurès, Blum et tant d’autres ?

Je crois que la période dans laquelle nous vivons confère, à l’étude de la République et au renouvellement des recherches dans ce domaine, une certaine urgence et une profonde nécessité.

Il existe, vous le savez, deux manières de faire avancer la recherche : en abordant un objet jusqu’alors négligé, et ce fut le tournant considérable que représenta l’École des Annales en France, par exemple, qui prit comme objet d’études des phénomènes qui jusqu’alors étaient laissés de côté par les études historiques – l’histoire des mentalités, ou l’histoire longue d’un espace géographique.

Et puis, il y a une seconde façon d’innover. Elle ne repose pas sur la nouveauté de l’objet envisagé, mais sur celle du regard que l’on pose sur celui-ci. C’est une telle innovation qui est au cœur du CEDRE, et au cœur de ce colloque inaugural.

Alors, le CEDRE, on sait maintenant d’où il vient, comment il est advenu, la raison de son avènement. Reste encore une question : quel est son but ?

Le CEDRE a trois vocations : la première, c’est de soutenir et de coordonner les recherches ayant pour objet les théories de la République, l’histoire des idées et des doctrines républicaines. La seconde, c’est d’organiser aussi bien des colloques, comme celui d’aujourd’hui, qu’un séminaire périodique destiné aux chercheurs, aux doctorants et aux étudiants. Mais il doit aussi organiser des rencontres annuelles ouvertes au public, aux collectivités, aux associations et à la presse, avec l’ambition d’en faire un lieu d’échanges et un rendez-vous citoyen, et de faire ainsi résonner un peu de ces débats enflammés qui animèrent l’agora, le forum, ou, non loin d’ici, les travées de l’Assemblée Nationale.

Enfin, le CEDRE est non seulement interdisciplinaire, il est aussi européen.

C’est là une dimension importante. La République n’a pas seulement marqué l’Histoire de la France, mais celle de l’Europe toute entière.

On trouve, chez Machiavel, des pages consacrées à la République, dans une perspective évidemment singulière, compte tenu de la personnalité de son auteur.

Et comment oublier, par exemple, cette période si riche que fut celle de la République de Weimar, dans cet entre-deux guerres qui vit finalement la République sombrer – et l’on pourrait naturellement multiplier les exemples, depuis l’histoire Antique jusqu’à l’Histoire contemporaine.

Voilà pourquoi je veux souligner qu’à l’occasion de ce colloque trois accords de coopération internationaux seront signés entre le CEDRE et trois institutions fortement impliquées dans sa création : l’Institut d’Histoire de l’Université de Neuchâtel, le Département d’Études historiques de l’Université de Turin et l’Institut Historique Allemand.

Ces accords traduisent institutionnellement la façon dont l’étude de la République nécessite de s’inscrire dans une perspective européenne.

Après tout, la République s’esquisse en Grèce dans la pensée de Platon, elle se revivifie dans la Rome Antique, elle demeure, pendant des siècles, un possible, et à partir du XVIIIème, elle est un rêve partagé, pour lequel des femmes et des hommes vont donner leurs vies.

Oui, la République a parfois été un mot vidé de son sens : l’Empire Romain, qui ne renonça jamais à l’employer, nous paraît, à bien des égards, peu républicain.

Mais République a aussi été ce mot inspirant, vibrant, tourné, non vers le passé et la nostalgie d’un âge d’or, comme chez Cicéron, mais vers l’avenir, et c’est bien ainsi que la convoque Musset dans Lorenzaccio.

Dans cette pièce où la Florence de la Renaissance a bien des traits de la France de Louis-Philippe, chaque dialogue est empreint du souvenir des révolutions manquées ou trahies, comme celle des journées de Juillet, mais chaque tirade dit aussi l’espoir d’une République à venir, comme lorsque Philippe Strozzi, s’écrit, je cite :

« La République, il nous faut ce mot là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air ! »

Mais au-delà des mots, la République est aujourd’hui une réalité, qui loin d’être figée, évolue, vit, et parce qu’elle vit, est aussi susceptible de mourir.

Nous voyons bien autour de nous des gens qui la banalisent ; nous sentons bien l’air s’emplir de discours, qui à force de la critiquer, la feront peut-être disparaître.

Alors, je sais bien, en prononçant ces mots, que  je peux donner le sentiment de jouer à faire peur. On va nous dire que nous exagérons, ou bien souligner, et historiquement avec une certaine exactitude, que la « République en danger » est l’un des grands thèmes des discours politiques depuis bien longtemps.

D’accord.

Mais si la République est souvent en danger, n’est-ce pas justement parce que ce qu’elle demande, et ce qu’elle exige, est profondément difficile ? N’est-ce pas justement parce que ce qu’elle nécessite en termes d’engagement est immense, et que ses valeurs, loin d’être « faciles », ou « naïves », quand elles ne sont pas taxées « d’angélisme », sont justement tout sauf évidentes ?

La République, c’est aller au-delà de la perspective individuelle et égocentrée, qui nous est pourtant si naturelle. Avoir comme devise « tout pour moi, rien pour les autres », cela ne me semble pas demander beaucoup de force de volonté, simplement du laisser-aller.

Mais quand votre devise est liberté, égalité, fraternité, alors là il faut des efforts. Là il faut non seulement agir, mais s’engager. C’est cela une devise : l’horizon de notre action présente. Et une devise dépérit dès que l’on oublie à quel point elle s’énonce à l’impératif.

Et malheureusement, dans une période où l’on voit aussi bien se développer du communautarisme que des tentations autarciques de repli-sur soi, nous prenons conscience que le contrat social n’est pas anodin, qu’il n’est pas facile. Et que si des gens se sont battus, et sont morts pour la République, c’est précisément parce qu’elle était tout sauf évidente.

Nous sommes dans une période où l’on oublie sans doute tout ce que nous devons à la République. On voit bien les impôts, quand on reçoit sa feuille d’imposition. Mais on ne voit plus ce à quoi ils contribuent. Nous oublions que si nous consentons à l’impôt, c’est aussi parce que nous voulons pouvoir être dans un pays où l’on ne mesure pas vos soins à l’aune de vos capacités de remboursement ou de la qualité de votre assurance. Nous oublions que l’Ecole, qui nous a permis d’apprendre, que l’Université, qui nous permet d’étudier, et que bien des choses que nous prenons pour normales, sont en réalité le fruit de notre consentement et de notre appartenance à la République

La République, il nous faut la défendre, mais il nous faut aussi la comprendre, l’enseigner, la consolider et la renforcer, et pour tout cela, oui, nous avons besoin de vous, des chercheurs.

Le présent est pesant. Troublé aussi. Mais cela ne doit jamais nous conduire à occulter l’avenir. Et l’avenir s’aborde avec la recherche, avec les études, avec le travail conduit par nos équipes de recherche dans nos laboratoires, nos universités et nos grandes écoles !

C’est pour cette raison que l’on retrouve dans le CEDRE, trois liens que je crois essentiels pour la Recherche aujourd’hui.

D’abord, la recherche doit irriguer et inspirer l’action politique. Je suis toujours étonnée de voir que quand on évoque les travaux des chercheurs, certains considèrent qu’une femme ou un homme politique ne devrait pas s’en occuper.

Alors, évidemment, il ne s’agit pas d’instrumentaliser. Mais conduire une action politique sans la pensée, sans les apports de la recherche, cela me semble quand même un peu étrange, pour ne pas dire dangereux. Comme l’écrivait l’un des pères de l’Ecole des Annales, Lucien Febvre : « Entre l’action et la pensée, il n’est pas de cloison, il n’est pas de barrière ».

Il y a là un lien que j’ai d’ailleurs voulu établir institutionnellement, en créant les Instituts Carnot de l’Education, qui ont vocation à permettre des échanges entre la recherche et l’enseignement, dans le domaine des sciences de l’éducation, et pour contribuer à l’innovation pédagogique.

Le second lien, c’est donc celui qui unit la recherche à l’enseignement, pour apporter aux professeurs, dans nos écoles, nos collèges et nos lycées, des ressources pédagogiques pour aborder certains sujets, et notamment la République et la formation du citoyen.

C’est un lien, nous le savons, qui existe déjà. Les professeurs lisent des textes et des essais des universitaires et des chercheurs. Mais nous devons encore le renforcer.

Dans la situation où nous sommes, avec parfois des remises en question fortes des enseignements, je refuse de laisser des professeurs sans soutien pour aborder, avec leurs élèves, des questions aussi complexes.

Nous avons bien vu, au lendemain des attentats de janvier, que la situation pouvait être extrêmement difficile.

Je veux que nous puissions apporter des réponses claires, des réponses fortes, forgées précisément par les recherches et les travaux conduits sur la République, pour répondre aux défis qui sont les nôtres.

Quand la République devient méconnue, voire remise en cause, oui, il est important aussi de savoir comment l’enseigner, sans tomber ni dans un roman idéaliste, ni dans une abstraction trop poussée, mais l’enseigner telle qu’elle est, avec ses forces, son histoire, ses raisons.

Enseigner la République, c’est par exemple savoir rappeler pourquoi nos prédécesseurs ont fait le choix de la représentativité. C’est rappeler les débats et les conceptions parfois opposées qui se sont affrontées, et montrer aussi le lien entre la démocratie et la République, qui n’est pas si évident que se le figurent parfois nos élèves.

D’ailleurs, au-delà des salles de classe, je crois qu’il est bon de rappeler la raison d’être de ces institutions que certains renient frénétiquement, pensant ainsi être absolument moderne – selon l’impératif rimbaldien – quand ils ne font que rejouer de très anciennes querelles.

Voilà pourquoi le troisième lien, c’est celui qui unit la recherche à la société dans son ensemble, et au débat public.

C’est là un point malheureusement trop souvent oublié .On se dit, devant de tels ouvrages, c’est trop complexe, ce n’est pas pour moi, je n’ai pas le temps. Et l’on oublie que la recherche ne vient pas du ciel des idées, qu’elle n’est pas déconnectée mais profondément ancrée dans le réel.

Non, le chercheur ne vit pas dans un univers éthéré, mais dans notre monde. Et ce qui nourrit sa réflexion, sa pensée et ses études, c’est un étonnement devant ce qui est, comme en témoigne la profonde actualité des problématiques que vous allez aborder aujourd’hui dans ce colloque.

C’est un étonnement devant les spectacles de son temps qui a nourri la Poétique d’Aristote ; c’est un étonnement devant les malheurs de son époque qui a souvent nourri la pensée des Républicains. Ils ont pris au sérieux, eux, cet étonnement rapporté par la Bruyère devant « certains animaux farouches […] répandus par la campagne » qui sont des hommes et des femmes qui « méritent de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé » ; ils ont puisé, devant de telles souffrances, la conviction de la nécessité d’agir. Ils ont fait résonner fortement la célèbre citation de Figaro dans la pièce de Beaumarchais, quand le valet, s’adressant à son maître, lui déclare : « Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. »

L’étonnement, certains l’écrivent, d’autres en font l’origine de leur action, mais tous le partagent.

Eh bien, un même étonnement nous saisit aujourd’hui, quand on voit que nous sommes si prompts à renier ce qui nous apporte tant au quotidien, parce que nous avons cessé de voir la politique autrement que par le petit bout du buzz et des petites phrases, parce que nous avons cessé de ressentir à quel point la République est au cœur de nos vies !

La République existe : je l’ai rencontrée, et chaque enfant la rencontre dès qu’il franchit le seuil de cette institution dont l’histoire est si profondément liée à celle de la République, je veux bien entendu parler de l’Ecole.

L’Ecole qui est au cœur des discussions et des enjeux dès que l’on aborde la République, parce que l’Ecole est l’émancipation, et que la citoyenneté ne s’exerce que dans cette émancipation. Et il est urgent de rappeler que la citoyenneté n’est pas un statut passif, mais un engagement actif.

Pour tout cela, oui, nous avons besoin de la Recherche.

La République, il est tellement facile de la détester, parce qu’au fond, elle est viscéralement et profondément humaine, et elle a, de notre humanité, les forces et la grandeur, mais aussi la faiblesse.

La République est profondément vivante, et c’est bien ainsi qu’elle s’aborde à l’aune de ces modernités républicaines que vous évoquerez aujourd’hui et demain, en interrogeant aussi bien les modernités d’antan, comme dans la République Florentine de la fin du Moyen-âge, jusqu’aux modernités contemporaines, avec la République telle qu’elle est, telle qu’elle se fait, et telle qu’elle se pense aujourd’hui.

Oui, ce colloque nous rappelle ici que la République est vivante. Et rien ne serait pire que de la laisser dépérir, sans rien dire, jusqu’à ce qu’un jour, plus ou moins lointain, passant devant un buste de Marianne à moitié enterré, un enfant demande à son père, « C’est quoi ça ? », et que le père lui réponde : « Ça, c’était la République, une belle idée qui passa, faute d’être défendue, soutenue, et pensée. »

Je vous remercie.

Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche


Photos © Philippe Devernay / MENESR