“Il y a ceux qui déchirent, je suis de ceux qui recousent” – Entretien à Lyon Capitale

Presse Auvergne-Rhône-Alpes Publié le 11 avril 2021

À trois mois du premier tour des élections régionales et lassée de voir le rassemblement de la gauche échouer, Najat Vallaud-Belkacem a décidé d’entrer en campagne. Elle mènera la liste PS. Un retour à la vie politique qu’elle justifie par l’action et la personnalité de Laurent Wauquiez : “Il est la quintessence de ce que je combats en politique.

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Lyon Capitale : Vous avez passé trois ans en retrait de la vie politique. Qu’est-ce qui motive votre retour ?

Najat Vallaud-Belkacem : Je n’ai pas le sentiment de m’être éloignée de l’engagement politique ces dernières années. Certes, j’ai renoncé à tout mandat et je ne passais pas mon temps à commenter la vie politique. J’ai pris trois ans pour me ressourcer, prendre du champ. Mais durant ces trois années, j’ai fait des choix particuliers. Dans le secteur privé, je n’ai pas rejoint n’importe quel groupe. J’ai intégré une entreprise [l’institut de sondages Ipsos, NdlR] dont la vocation est de comprendre ce qui traverse le monde : la montée du populisme, l’explosion des inégalités, les appréhensions des gens. C’était un observatoire pour mieux appréhender le monde et répondre à ces enjeux dans le sens du bien commun. Ensuite, j’ai rejoint une ONG de lutte contre l’extrême pauvreté dans le monde. L’intérêt général a guidé mes pas depuis toujours. Je ne l’ai pas fait dans le format politique auquel nous sommes habitués, c’est une autre forme d’engagement. La vie civile est la norme, la vie politique l’exception. Je décide aujourd’hui de me présenter devant les électeurs, car j’estime qu’il y a un combat majeur à mener dans cette région dont je conteste les politiques conduites par le président sortant sur le fond, mais aussi sur la forme. Il est la quintessence de ce que je combats en politique. Je ne peux pas me dérober. Il y a ceux qui déchirent, ils sont nombreux, et ceux, plus rares, dont je fais partie, qui recousent. Le lieu d’observation du monde qui a été le mien ces dernières années m’a convaincue que le plus grand danger qui guette nos sociétés, c’est précisément le fait qu’on ne laisse la parole ou le pouvoir qu’à ceux qui divisent alors même que nous sommes confrontés à des défis majeurs, comme la lutte contre le changement climatique ou l’explosion des inégalités qui réclament de la concorde. Face à ces défis, nous n’avons pas besoin de gens qui approfondissent les clivages et ne préparent en rien l’avenir. C’est pour offrir cette alternative indispensable que je viens mener ce combat.

En quoi l’action de Laurent Wauquiez est-elle particulièrement nocive. Différents sondages montrent que la population s’estime satisfaite de sa politique ?

À la Région, Laurent Wauquiez a réussi le tour de force de ne répondre à aucun besoin des habitants en matière d’accès à la santé, de transports collectifs ou de formations qualifiantes. Sur tous ces sujets, il y a un recul. Et en plus, sur tous les grands enjeux d’avenir que j’évoquais, il s’est contenté de monter les uns contre les autres, comme les chasseurs et les associations environnementalistes. Il a radicalisé les acteurs en leur laissant croire qu’ils ne pouvaient pas travailler ensemble. Dans cette région, nous avons des chaînes de montagnes, des métropoles, des zones rurales, des pôles scientifiques mondiaux. Avec une telle diversité, de tels atouts, nous pourrions faire des choses exceptionnelles en travaillant les uns avec les autres. Au lieu de quoi, la seule chose qu’il aie installé c’est un système institutionnalisé de distribution de subsides uniquement destinés à capter et garder le pouvoir. C’est quasiment une privatisation des fonds publics de la Région pour sa communication personnelle et sa réélection. Mediapart le démontrait il y a quelques jours : Si vous avez la malchance d’habiter dans une commune qui n’a pas la bonne étiquette politique, vous ne serez pas aidé par ce président. C’est le cynisme à l’état pur. Le creusement délibéré des inégalités territoriales là ou sa responsabilité était de les résorber.

En quoi, selon vous, la Région a-t-elle failli pendant les cinq années de présidence de Laurent Wauquiez ?

En période de crise, les gens ont besoin de services publics forts pour les aider à être protégés ou à s’émanciper. Or les services publics de la Région n’ont pas progressé ou ont été désagrégés. Des petites lignes de train n’existent plus, des gares et guichets ont fermé, la tarification sociale des transports a été supprimée. Son principal argument est de dire qu’il a fait des économies, mais il faut voir où elles ont été faites : sur le dos des plus pauvres, sur l’avenir des habitants de la région. Il a préféré financer des routes et a remplacé les trains par des bus plutôt que de mettre les moyens pour développer les grandes infrastructures de transport. Il n’a pas lancé les RER métropolitains et a par exemple bloqué le retour du train en rive droite du Rhône au début de son mandat alors que le dossier avait été voté par la précédente équipe et veut faire croire qu’il en est aujourd’hui l’initiateur. Il a gagé l’avenir des habitants. Ces économies ont aussi été faites sur tout ce qui permet aux gens de s’émanciper, de maitriser leur destin, à commencer par la formation professionnelle, réduite à peau de chagrin. Lorsqu’il a pris la présidence du conseil régional, nous étions la première région en matière d’entrée en formation. Aujourd’hui, nous sommes avant-derniers. Nous sommes à moins de 100 000 entrées en formation sur un territoire qui compte 500 000 chômeurs de catégorie A. C’est ça ce que Laurent Wauquiez appelle une région bien gérée. Ce ne sont pas des choix d’avenir. La Région a des moyens fabuleux. Elle peut s’appuyer sur 4 milliards d’euros de budget annuel et peut permettre de transformer l’existence des huit millions d’habitants. Il fallait investir massivement dans l’intérêt général plutôt que de saupoudrer au gré des intérêts particuliers. Enfin, cette Présidence a été paresseuse et incompétente en renonçant à aller chercher des crédits disponibles auprès de l’Etat ou de l’Europe. Ce sont des milliards qui sont désormais perdus pour le territoire. Laurent Wauquiez n’aura finalement été un Président impliqué que dans la toute dernière année de son mandat, celle de sa réélection. Personne n’est obligé d’être dupe.

Justement, comment réorienterez-vous l’action de la Région ?

Je vais investir massivement pour l’avenir, donc dans l’économie réelle. Je l’ai dit dès mon entrée en campagne le 14 mars, je créerai un fonds souverain de la Région qui accompagnera les entreprises pour qu’elles innovent, qu’elles relocalisent des productions et qu’elles s’engagent dans la transition écologique. En tant que première région de France, nous devons être le laboratoire de la transition écologique. Nous avons besoin de créer des emplois. Quand le chômage partiel ou les prêts garantis s’arrêteront, toute la précarisation de notre tissu économique va se révéler. Des entreprises vont fermer, d’autres vont licencier. Nous aurons plus de chômeurs. Laurent Wauquiez n’a rien préparé pour faire face à cette précarité qui va déferler. En France, dix millions de personnes vivent déjà sous le seuil de pauvreté. Qu’attend-il pour aider les jeunes, comme le fait la Métropole de Lyon avec le RSA jeune, et pallier les carences du gouvernement ? Moi, je le ferai quand je serai élue présidente de la région. Si on laisse l’exécutif régional actuel inchangé, les habitants seront une fois de plus livrés à eux-mêmes sans protection.

Hormis la création d’un RSA pour les moins de 25 ans, que proposerez-vous afin de protéger les habitants d’une crise économique qui semble inévitable ?

Je veux une région prospère qui crée des emplois. Je sais bien que Laurent Wauquiez a fini par faire croire que la Région était compétente sur les chasseurs ou les autoroutes, mais ses principales compétences sont économiques. La Région est le chef de file des collectivités territoriales en la matière. Elle est la mieux placée pour faire progresser le territoire économiquement. Je pense qu’une région bien pilotée peut créer de la richesse en investissant sur les technologies d’avenir comme l’hydrogène pour les transports. Pour cela, il faut mettre tout le monde autour de la table : entreprises, banques, collectivités, Etat, Europe. Lorsqu’on évoque l’indispensable transition écologique, nos comportements individuels comptent bien sûr, mais le plus gros levier, c’est la reconversion intelligente de notre économie. En cinq ans, il n’y a eu aucun pilotage en ce sens. Pas plus de pilotage d’ailleurs de notre excellence scientifique. Voyez nos atouts en matière numérique ou notre filière jeux vidéo à Lyon, qu’attend-on pour créer ici une Silicon Valley qui attire des intelligences et exporte des productions ?

La Région l’a fait avec le campus du numérique de Charbonnières-les-Bains…

C’est un lieu de résidence qui se contente d’héberger des formations qui existaient déjà ailleurs et qui n’ont pas attendu la région pour exister. Le concept est déjà daté. Il faut être plus ambitieux. Je veux aussi une région protectrice et émancipatrice. Quand vous êtes un habitant de cette région vaste et diverse, vous avez une série d’empêchements objectifs à juste vivre bien, être bien. Dans les territoires enclavés, il manque des moyens de transports collectifs. Laurent Wauquiez, lors de la campagne de 2015, avait annoncé qu’il lutterait contre les déserts médicaux. Il y a six ans, 5 % de la population régionale vivait dans un désert médical. Les déserts médicaux ont-ils reculé? Non, ils progressent même : 5,5% aujourd’hui. Une région protectrice crée des centres de santé. Elle s’adapte aux besoins de formation qualifiante.  Nous avons un demi-million de chômeurs, je créerai donc 500 000 entrées en formation professionnelle. Nous vivons dans une société de la reconversion professionnelle et je veux accompagner les individus. C’est un énorme potentiel qui a été perdu ces cinq dernières années. En refusant tous les dispositifs que l’Etat proposait de mettre en œuvre sur la formation professionnelle et les compétences des demandeurs d’emploi, Laurent Wauquiez a fait perdre 1 milliard d’euros qui auraient pu bénéficier aux entreprises, à leurs salariés et aux chômeurs.  Durant tout ce mandat, le président sortant n’a pas inauguré un seul lycée public quand la région Occitanie en a sorti 10 dont 5 sont d’ores et déjà inauguré. La démographie progresse et rien ne justifie qu’il n’ait pas construit de lycées hormis le fait qu’il avait besoin de faire des économies pour pouvoir installer des panneaux bleus à chaque coin de rue. 

Vous briguez la présidence de la Région, mais votre route est semée d’embûches. Laurent Wauquiez apparaît comme le grand favori profitant notamment de la division de la gauche. Avant de vous lancer officiellement, vous prôniez l’union de la gauche comme préalable à une possible victoire. Mais vos possibles partenaires s’entendent à dire que vous êtes un point de blocage…

Nous discutons toujours, mais les négociations n’ont pas encore abouti. Je vois des avancées intéressantes. Il y a quelques mois à peine, chacun voulait partir seul de son côté. L’autonomie était le maître mot d’EÉLV ou des Insoumis. J’ai noué peu à peu les fils d’une ébauche de rassemblement. J’avais même proposé de ne pas faire de ma tête de liste un préalable pour que l’on se réunisse d’abord autour d’une vision commune. S’asseoir autour d’une même table est enfin redevenu possible et nous en sommes là. Les militants du pôle écologiste ont fini par dire oui au rassemblement de la gauche au premier tour. Pour s’entendre, il faut répondre à deux sujets : être d’accord sur le fond et sur la gouvernance. Aujourd’hui, les discussions achoppent sur ce deuxième point. Nous, les socialistes, voulons un rassemblement à l’équilibre. Les écologistes souhaitent un ralliement derrière eux, ce qui n’est pas possible au vu de ce qu’est la diversité de la gauche dans la région. Les aspirations des électeurs de gauche sont plus larges que celles d’Europe Écologie-Les Verts. Tous les partis politiques savent qu’à gauche, l’hégémonie n’existe plus. Nos partenaires nous le rappellent et nous le leur rappelons. Les dernières élections municipales ont montré que nous avons gagné dans les communes où nous étions rassemblés. Avec les deux autres candidates [Fabienne Grébert pour EÉLV et Cécile Cukierman pour le PCF et LFI, NdlR], nous avons créé une relation nous permettant de discuter et, dans le fil de la campagne, je n’exclus pas que l’on trouve, d’ici le premier tour, un moyen de s’unir. Cela pourrait arriver quand on se rendra compte que l’on est en train de gâcher l’opportunité d’apporter une alternative à Laurent Wauquiez.

Vous pointez cette difficulté comme mortifère pour la gauche aux régionales. Elle l’est aussi en vue de la présidentielle de 2022 : chacun attend de l’autre qu’il fasse un geste. Pourquoi n’envisagez-vous pas de vous effacer pour permettre ce rassemblement sans lequel la victoire n’est pas possible selon vous ?

Compte tenu de ce qu’il s’est passé dans les Hauts de France, où le PS s’est retiré, nous aurions pu attendre que s’ouvre une discussion partout en France dans une forme de rééquilibrage, et pourquoi pas en Auvergne-Rhône-Alpes aussi. Chacun peut mettre du sien pour favoriser l’union. Nous discutons entre nous depuis six mois, mais aujourd’hui il est temps d’inviter les citoyens de gauche dans la ronde. J’ai remarqué qu’aux dernières élections municipales dans les villes où nos candidats n’avaient pas su s’entendre, des collectifs citoyens avaient forcé l’entente et sauvé la mise. Les électeurs de gauche attendent quelque chose de nous et s’en remettre à eux crée plus de sagesse que lorsque nous sommes dans des huis clos. C’est pour cette raison que je voulais lancer ma campagne.

En quittant la vie politique active, il y a trois ans, vous évoquiez une victoire culturelle de la droite et une bataille à mener hors les murs. Avez-vous l’impression que les idées de gauche sont plus audibles aujourd’hui ?

À l’aune du Covid-19, les idées de la gauche n’ont jamais été aussi utiles et n’ont jamais connu autant d’adhésion. De vraies prises de conscience se sont faites au moment du premier confinement sur l’absurdité de nos hiérarchies de valeurs inversées, la nécessité de mieux reconnaitre les métiers les plus utiles, notre besoin de services publics forts, d’une solidarité assumée, de nos interdépendances… Qui ose encore parler d’assistanat et de cancer social pour parler des politiques de solidarité ? Personne aujourd’hui, pas même l’inventeur de ces odieuses formules, l’actuel président. Là aussi on n’est pas obligés d’être dupe et de lui faire le plaisir d’oublier qu’il tenait ces propos il n’y a pas si longtemps.

Les réflexions sur le monde d’après ont été vite oubliées ?

Il en reste quelque chose. Aujourd’hui le Covid-19 nous épuise et beaucoup ont juste envie de renouer avec la vie d’avant. Mais nous ne pourrons pas faire comme s’il ne s’était rien passé, comme si nous n’avions pas vu que nos services publics, à commencer par l’hôpital, sont dans un état lamentable, que les gens les plus importants qui nous ont aidés à maintenir notre vie sont injustement reconnus et rémunérés. Nous l’avons davantage verbalisé lors du premier confinement c’est vrai, mais je suis convaincue que ce monde d’après adviendra. Des réflexions avancent sous les radars. Des choses qui paraissaient infaisables, comme s’endetter ou mobiliser des centaines de milliards sur un plan de relance, ont été faites. Il y a eu dans les décisions prises un parti pris : celui de faire primer la vie humaine sur tout le reste. Quitte à stopper quasiment toute l’activité économique, ce qui était inédit. Si au sortir de cette épreuve nous conservons ce primat de la vie sur tout le reste, peut-être pourrons nous enfin aborder différemment tant de débats malmenés, comme celui sur les réfugiés qui s’abîment en mer Méditerranée et qu’il s’agira enfin de sauver évidemment.  Cette crise aura amené nos gouvernants bon gré mal gré à se donner les moyens de la solidarité, fournir du chômage partiel aux salariés ou des prêts garantis par l’État aux entreprises. Ce sont plutôt des idées de gauche qui s’installent ainsi progressivement. Même si le naturel revenant au galop, Emmanuel Macron ne va pas au bout et refuse d’aider les jeunes ou ne consacre que 0,8% à la lutte contre la pauvreté dans un plan de relance de 100 milliards d’euros. Non vraiment, la période offre une ampleur et une légitimité réelle aux idées de la gauche même si les sondages ne donnent pas le sentiment qu’elle soit en forme. À nous de faire quelque chose de tout cela.


Interview publiée par Lyon Capitale dans son N°809 – 24 mars 2021.
Propos recueillis par Paul Terra.

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