Alors que l’inscription de l’IVG dans la Constitution est discutée à l’Assemblée nationale, l’ancienne ministre de l’Education nationale, aujourd’hui directrice France de l’ONG One, alerte, dans une tribune à « l’Obs », sur la remise en cause mondiale de ce droit fondamental et ses conséquences sur la santé des femmes.
C’est donc ce jeudi 24 novembre que devrait être discutée la proposition de loi inscrivant le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution française. Déposée par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes, alliance de gauche), elle recueillerait, semble-t-il, le soutien de la majorité présidentielle, même si on sait que c’est au Sénat qu’il faudra ensuite, une fois de plus, surveiller (déplorer ?) les blocages.
Si néanmoins, un tel projet devait finalement se réaliser, ce serait – avec le rôle joué par ce sujet dans les résultats des démocrates américains aux récentes élections de mi-mandat – la deuxième illustration de ce que, enfin, un recul (celui introduit par la Cour suprême américainelorsqu’elle décida en juin d’annuler d’un trait de plume quarante-neuf ans de protection fédérale du droit à l’avortement) peut déboucher, émotion et mobilisation obligent, sur un contrecoup positif. C’est rare. On s’était, à vrai dire, plutôt habitués ces dernières années à observer la dynamique inverse : la moindre des avancées positives en faveur des droits des femmes quasiment aussitôt suivie d’un contrecoup négatif, un « backlash ».
Se prendre à espérer cette issue, ce n’est pas être naïf : inscrit dans un texte suprême ou pas, le droit à l’avortement devra toujours être défendu. Car jamais, nulle part, il n’a été une histoire de marche en avant ininterrompue des femmes vers l’émancipation. C’est un droit qui n’est ni universel, ni toujours effectif. Un droit qui reste à conquérir dans de nombreux pays. Un droit ardemment combattu au nom des convictions religieuses ou idéologiques de ses opposants. Un droit qui demeure, aux quatre coins du monde, entravé en raison d’un manque de volonté ou de moyens, dont les femmes les plus vulnérables font les frais.
D’innombrables exceptions
La réalité, c’est que sa reconnaissance et sa protection, par des initiatives et traités internationaux (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979, Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, Conférence internationale sur la population et le développement de 1994, Déclaration et Programme d’action de Pékin en 1995…) et par des lois nationales, souffrent d’innombrables exceptions.
Plus de 60 % des grossesses non intentionnelles dans le monde aboutissent à un avortement, qu’il soit médicalisé ou non, légal ou illégal. Dès lors, l’interdiction de l’IVG ne réduit pas le nombre d’avortements, mais les rend seulement plus dangereux pour la santé des femmes. Cette réalité est toujours l’angle mort de la réflexion des anti-IVG. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à 45 % la part des avortements qui sont pratiqués dans des conditions risquées, ce qui en fait une des principales causes de décès maternels. Une femme meurt toutes les neuf minutes d’un avortement non sécurisé dans le monde.
41 % des femmes en âge de procréer vivent dans un pays dont les lois en matière d’avortement sont restrictives, soit près de 700 millions de femmes. Dans vingt-quatre pays, la loi interdit l’avortement quelles que soient les circonstances, même en cas de risque pour la vie de la femme, et y recourir est un crime passible de plusieurs années de prison. C’est ainsi le cas au Congo, en Egypte, en Mauritanie, au Sénégal, en Sierra Leone, à Madagascar, au Honduras, au Nicaragua, au Salvador, en Haïti, en République dominicaine, aux Philippines ou au Laos. Cette criminalisation n’est pas que théorique : 40 % de la population carcérale féminine au Sénégal est aujourd’hui composée de femmes ayant pratiqué ou eu recours à un avortement. Au Salvador, si l’avortement est théoriquement passible de deux à huit ans de prison, les juges sanctionnent parfois bien plus lourdement en l’assimilant à un « homicide aggravé » puni de trente ans à cinquante ans de réclusion.
Dans quarante-deux pays, parmi lesquels la Côte d’Ivoire, la Libye, l’Ouganda, l’Irak, le Liban, la Syrie, l’Afghanistan, le Yémen, le Bangladesh, la Birmanie, le Sri Lanka, le Guatemala, le Paraguay ou encore le Venezuela, l’avortement n’est autorisé que pour éviter la mort de la femme. Dans soixante-douze pays, l’avortement est autorisé et pratiqué dans le respect d’un délai très variable. Et ces avancées, parfois insuffisantes, sont souvent très récentes. En 2017, le Chili dirigé par Michelle Bachelet a par exemple mis fin à près de trente ans d’interdiction totale de l’IVG. La Nouvelle-Zélande n’a décriminalisé l’avortement qu’en mars 2020 sous l’impulsion de la Première ministre Jacinda Ardern. L’Argentine, qui n’autorisait l’avortement que dans des cas de viol ou de risque pour la santé, a légalisé ce droit sous la pression de la rue en décembre 2020. La même année, la Corée du Sud a légalisé l’IVG après six décennies d’interdiction, et la Thaïlande a décriminalisé en février 2021 l’avortement pour les femmes enceintes jusqu’à douze semaines d’aménorrhée (et désormais jusqu’à vingt semaines depuis septembre). Au Maroc, il est possible depuis 2020 d’avorter en cas de viol, d’inceste, de malformation du fœtus ou de troubles mentaux chez la femme à condition d’obtenir l’autorisation préalable d’un juge. Pratiquer librement une IVG sur le continent africain n’est finalement autorisé qu’en Tunisie, en Guinée-Bissau et en Afrique du Sud.
La situation en Europe, bien que globalement plus favorable, est également marquée par une forte hétérogénéité des législations. Malte, où le catholicisme est constitutionnellement religion d’Etat, est le seul pays de l’Union européenne prohibant totalement l’interruption volontaire de grossesse. Certaines peines peuvent aller jusqu’à trois ans de prison pour les femmes et les personnes qui les aident, quatre ans pour les médecins. Chaque année, 500 femmes y avorteraient illégalement, dans l’isolement. En Pologne, la législation est l’une des plus restrictives au sein de l’Union européenne et a récemment été durcie par le Tribunal constitutionnel : l’avortement n’y est désormais possible qu’en cas de viol, d’inceste ou de mise en danger de la vie de la femme, instaurant ainsi à une interdiction de facto quasi-totale. Et ce n’est que sous la pression de la rue que le Parlement a finalement abandonné la proposition de loi du gouvernement conservateur visant à interdire totalement l’IVG.
L’Irlande a été le dernier pays à légaliser l’IVG en 2019, à la suite d’un référendum, mais son application se heurte au manque de praticiens. En Italie, malgré une légalisation qui date en 1978, 70 % des gynécologues refusent de pratiquer des IVG au nom de leurs convictions personnelles. Ouvertement anti-avortement, la nouvelle Première ministre d’extrême droite Giorgia Meloni a promis durant sa campagne de créer des dispositifs financiers visant à dissuader les femmes d’exercer ce droit et vient de nommer une ministre de la Famille anti-IVG qui avait osé déclarer que l’avortement serait « le côté obscur de la maternité » ! Dans trop de pays européens, les mentalités, comme la législation, peinent à évoluer. Dans les autres, l’effectivité du droit à l’avortement est fragile et certains n’hésitent plus à le remettre directement en cause. Nous vivons des temps incertains et dangereux pour les droits des femmes.
Les opposants en embuscade
Il pourrait paraître paradoxal d’interroger la situation française dans ce contexte mondial de remise en cause du droit à l’avortement, tant il semble aller de soi dans notre pays depuis l’adoption de la loi Veil en 1975. Pourtant, comme un récent rapport parlementaire l’a montré, ce droit est dans les faits plus « toléré » que réellement « garanti, et se révèle loin d’être effectif pour toutes les femmes partout sur le territoire. Si le nombre d’IVG est stable dans notre pays depuis des années, son exercice est toujours plus difficile. A peine 2,9 % des généralistes et gynécologues et 3,5 % des sages-femmes pratiquent cet acte en France, ce qui est loin d’être suffisant pour faire face aux besoins et contribue à allonger les délais de prise en charge. Les écarts sont également marqués entre les régions, les taux de recours pouvant varier du simple au double. En Guyane, les femmes se sont heurtées en 2019 au refus de l’intégralité des 14 médecins de l’hôpital de Cayenne de pratiquer des IVG en faisant valoir la “clause de conscience” » spécifique à l’IVG que reconnaît la loi.
Quel autre droit fondamental doit ainsi être négocié au cas par cas, parce qu’il dépend du bon vouloir de ceux censés le garantir ? Un nombre toujours important de femmes, évalué entre 3 000 et 5 000 au début des années 2000, est encore contraint de se rendre à l’étranger pour faire pratiquer une IVG en raison d’un dépassement de délai en France, situation qu’on espère voir s’améliorer grâce au récent allongement du délai légal à 14 semaines en France.
Les opposants à l’avortement n‘ont jamais désarmé dans notre pays et poursuivent des campagnes de désinformation en ligne d’autant plus efficaces que l’information de certaines jeunes femmes sur leurs droits s’avère insuffisante. Pour les combattre, la loi du 4 août 2014 que j’ai porté a ainsi inclus la perturbation de l’accès aux femmes à l’information sur l’IVG dans le champ du délit d’entrave prévu par la loi, mais il reste beaucoup à faire pour, par exemple, mieux référencer sur internet les sites institutionnels d’information sur la planification familiale.
Une prise de conscience collective des menaces qui pèsent sur l’exercice du droit à l’avortement reconnu par la loi en France est plus nécessaire que jamais afin de mener les batailles indispensables pour le rendre enfin effectif pour toutes. De ce point de vue, la reconnaissance constitutionnelle de l’IVG serait une avancée utile, car il serait illusoire de penser que l’extrême droite en France aurait des velléités de remettre l’IVG en cause différentes de celles de ses homologues européens, si par malheur elle devait accéder un jour au pouvoir. Mais un débat parlementaire symbolique faisant écho aux débats législatifs à l’étranger ne suffit pas : il convient d’améliorer les moyens budgétaires et juridiques nécessaires pour que l’exercice de ce droit fondamental ne se transforme pas en parcours du combattant pour les femmes qui souhaitent y avoir recours.
Par Najat Vallaud-Belkacem
Directrice France de l’ONG ONE
Tribune publiée le 23 novembre 2022 sur le site de l’Obs.
Sur le même sujet
- Mémorandum pour l’École de demain
- Discours sur l’Égalité entre les femmes et les hommes à l’Assemblée nationale
- Mon discours au Sénat pour l’examen du projet de loi pour l’égalité femmes-hommes