Comment se forger des opinions politiques aujourd’hui ? – Tribune pour BINGE audio

Questions de société Jeunesse ONE Publié le 28 mars 2022

J’ai trop de considération pour les sciences sociales pour ne pas avouer d’emblée que ma réponse à votre question va prendre un chemin de traverse, loin des méthodes que je devrais m’imposer. Si ce que vous recherchez ici est une forme de vérité à caractère scientifique, je dois vous renvoyer aux études sérieuses de toutes les disciplines qui se penchent sur la jeunesse, son rapport au monde et aux idées, mais aussi sur les déterminismes sociaux et culturels complexes qui pèsent sur la construction de soi, aujourd’hui. Faites-le, c’est important, et la recherche française est pleine de talents qui s’expriment régulièrement dans le débat public. 

Pour ma part, ce sera donc plutôt un témoignage en forme d’interrogation. Non pas sur la manière dont je me suis forgé des idées politiques, mais sur ce que je vois autour de moi depuis quelques années. Dans les associations, les partis, les campagnes électorales, à l’université, mes échanges sur les réseaux sociaux, ou aujourd’hui, chez ONE, avec notre programme international de jeunes ambassadeurs que nous impliquons dans nos actions, nos mobilisations. 

L’intuition la mieux partagée du moment semble être que les jeunes viendraient désormais à la politique à travers des causes : défense des droits d’une minorité, le climat ou un autre sujet environnemental, le féminisme, la cause animale, l’antiracisme, et tant d’autres… Des causes plus immédiates dans l’action, aussi, comme le soutien scolaire, ou la distribution d’aide alimentaire. Cela sous-entend qu’auparavant, nous aurions disposé au préalable d’un système de valeurs ou de convictions, un corpus construit et cohérent d’idées, une idéologie ou une doctrine dont nous déduisions des causes à défendre. Il en serait à l’inverse aujourd’hui : c’est à partir d’une cause précise, isolée, unique que l’on en viendrait ensuite à se politiser et à rejoindre un mouvement plus large, un groupe, une structure ou un parti qui agrégerait une série de causes, permettant ainsi, petit à petit, d’élaborer une vision politique plus globale. 

Ces parcours existent, c’est une évidence, ils sont même nombreux si j’en crois mon expérience. Mais il s’agit moins de la manière dont on se fait des idées politiques à soi, que de la manière personnelle d’arriver à un engagement collectif d’ordre politique. 

Cette intuition, qu’on retrouve dans de nombreux témoignages, reportages, tribunes et articles de presse, ne me semble donc pas tant rendre compte de la question de l’origine des idées politiques que de la désaffiliation de cette jeunesse à l’égard de la vie politique telle qu’elle est. Je ferais donc plutôt le pari d’une certaine permanence dans le parcours initiatique qui forge des idées politiques : un mélange de fidélité et d’émancipation à l’égard de ce qui vous est transmis par la famille, un milieu social, une culture, une religion, et l’école, bien sûr. 

Mon avis est que, si nous avons longtemps vécu dans une société dans laquelle cet héritage était puissant, et que nous avons progressivement conquis la liberté de le contester et de nous en libérer, nous sommes aujourd’hui confrontés à une forme d’ambiguïté dans ce que nous léguons aux plus jeunes. La liberté de penser par soi-même, l’exercice de l’esprit critique, la possibilité vertigineuse de s’informer à des sources infinies et contradictoires, immédiatement disponibles… Tout ceci est une extraordinaire richesse et une chance inouïe, mais n’est pas sans difficulté lorsqu’on cherche, d’une manière ou d’une autre, à s’en libérer pour marquer sa différence, exprimer sa part de rébellion contre la génération précédente, ou même, la société tout entière. 

Je formulerais donc volontiers l’hypothèse que c’est précisément dans cette transmission d’une liberté entière à penser ce que l’on veut, ainsi que la capacité à le faire, que se trouve la nouveauté de la situation. Comment supporter toute cette liberté, et qu’en faire ? Je vois, dans cette difficulté, non pas la nécessité d’en revenir à une société autoritaire, verticale et sans doute aussi patriarcale, bien sûr, mais le besoin, au contraire, de mieux aider ces générations à faire le meilleur usage collectif de cette liberté offerte. Nous ne pourrons pas continuer à vivre longtemps dans l’impasse que nous connaissons avec une jeunesse avertie, intelligente, éveillée et impliquée, mais qui refuse massivement l’organisation de notre vie démocratique. Les faits et les chiffres sont accablants, je n’en citerai qu’un seul pour y avoir été durement confrontée récemment : au premier tour des élections régionales du printemps dernier, 87% des 18-24 ans ne sont pas allés voter. Si je n’ai pas beaucoup d’inquiétude sur la valeur de la formation des jeunes aux idées politiques aujourd’hui, j’en forme la plus vive quant à leur façon de s’en servir dans un monde aussi instable et désorganisé que le nôtre. 

Pour aller plus loin :

À lire | Hommage à la catalogne, de Georges Orwell (reéd. 10/18, 2000)

À voir | Alice et le maire, de Nicolas Pariser (103 min, 2019)

À lire | La bande dessinée Quai d’Orsay, de Christophe Blain et Abel Lanzac (éd. Dargaud, 2010)

À voir | La série Occupied, d’après Jo Nesbo (42 min, depuis 2015)

Tribune publiée le 9 mars 2022 dans la newsletter La Dose de BINGE audio.