“Au-delà des apparences” – Discours de Najat Vallaud-Belkacem aux Controverses de Descartes 2014

Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, s’est exprimée sur l’apprentissage de la lecture, le socle commun de connaissances et de compétences, le numérique et la mémoire à l’occasion des Controverses de Descartes 2014, dans le grand amphithéâtre de l’université Paris-Descartes, le samedi 15 novembre 2014.

Seul le prononcé fait foi,

Mesdames et Messieurs,

Cela fait longtemps que j’avais envie de participer aux controverses de Descartes et je suis heureuse d’en avoir cette année l’occasion, en tant que ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Vos controverses constituent chaque année un moment privilégié de débats contradictoires sur l’École et je souhaite ce matin y prendre toute ma part en évoquant avec vous quelques uns des sujets qui feront l’objet des discussions d’aujourd’hui.

L’École a, de tout temps, été traversée par des débats pédagogiques. C’est à mon sens le signe de la vigueur de notre démocratie : là où il y a pensée unique en matière d’éducation, il y a rarement démocratie.
Vous avez abordé, l’an passé, des thèmes aussi divers que la langue française, les petits enfants, le divorce scolaire et la morale laïque.

Vous vous interrogez cette année sur quatre controverses qui sont au cœur des questions que se posent l’école, et l’on n’en attendait pas moins de vous.

L’apprentissage de la lecture, tout d’abord. En vous demandant si l’automatisation des mécanismes de la lecture nous dispense d’une pédagogie de la compréhension, vous posez la question du bon équilibre entre le code et le sens. Lire, est-ce simplement savoir décoder, ou est-ce aussi comprendre le sens de ce que l’on lit ? Nous en savons, en la matière, bien plus qu’auparavant, grâce notamment à l’apport des neurosciences, et je crois que nous avons tiré les leçons des errements du passé.

Nous avons appris notamment qu’en matière de lecture, il faut se méfier des dogmes ou du choix d’une méthode officielle de lecture plutôt qu’une autre et qu’il en va dans la lecture comme il en va bien souvent dans la vie : tout est une question de juste équilibre. Avant d’avoir de bonnes méthodes de lecture, il y a d’abord des bons pédagogues. Et le bon pédagogue, c’est sans doute celui qui s’adapte à sa classe et qui choisit ses méthodes pédagogiques en fonction du rythme et des capacités de ses élèves, en combinant au besoin différentes méthodes, plus que celui qui applique une méthode de manière automatique, persuadé de son bien-fondé.

Apprendre à lire, en réalité, c’est travailler sur toutes les composantes de la lecture, sur le décodage comme sur le sens.

Apprendre à lire, ce n’est pas simplement l’affaire du CP et du CE1. C’est un apprentissage qui s’inscrit dans le temps long de la scolarité et dans la pratique quotidienne, et qui débute indirectement dès la maternelle, par l’apprentissage du langage et le développement du vocabulaire. Deux enquêtes conduites par l’éducation nationale, ces dernières années, vont dans ce sens : elles font le constat que les compétences des élèves de CP en matière de pré-apprentissage de la lecture ont beaucoup augmenté, ce qui est évidemment une bonne nouvelle, mais que dans le même temps la compréhension de l’écrit chez les élèves de CE2 n’a pas progressé de manière favorable, ce qui montre bien que l’apprentissage de la lecture ne doit pas s’arrêter au CE1.

Retenons-en, peut-être aussi, qu’apprendre à lire, c’est sans doute lire beaucoup et lire souvent ; et c’est lire des textes variés pour enrichir son vocabulaire : plus l’élève connaît de mots, plus il décode rapidement et en comprend le sens.

Vous posez ensuite la question du socle commun : quels programmes, pour quels élèves et pour quel projet économique et social ? Je crois que nous avons bien conscience des lacunes du socle commun actuel : séparation entre les programmes d’un côté et le socle commun de l’autre, sans toujours beaucoup de cohérence entre les deux, manque d’outils d’évaluation de l’atteinte de ce socle commun de connaissances, de compétences et de culture. C’est l’objectif que nous nous fixons aujourd’hui, avec le conseil supérieur des programmes : définir un socle commun simple et lisible, compréhensible par le grand public, et définir dans la foulée des programmes qui permettent d’atteindre ce socle pour tous les élèves d’une génération.

Je sais bien aussi que derrière la question que vous posez, il y a celle du lien entre le socle commun et le monde professionnel : l’école doit-elle répondre aux attentes du monde du travail ou former les citoyens de demain ? Ma réponse c’est que les deux sont compatibles. Nous pouvons avoir de grandes ambitions pour l’école, nous inscrire dans le temps long qu’est le temps scolaire, sans suivre les fluctuations ou les modes du marché du travail, tout en étant à l’écoute des besoins en compétences du monde professionnel. Cette conciliation du temps moyen et du temps long est un équilibre délicat à trouver, mais un équilibre possible et, en tout cas de mon point de vue, souhaitable.

Vous vous interrogez également sur le numérique et la mémoire. J’espère que vous me rejoindrez ce matin en estimant que l’existence de connaissances numériques et leur accessibilité immédiate ne dispensent pas d’un travail de mémoire, d’un devoir de mémoire, même. Cette mémoire, c’est le rôle de l’école de la transmettre. C’est le rôle de l’histoire. C’est ce que font chaque année les enseignants avec exactitude et passion. C’est ce que font également les documentalistes dans les centres de documentation, en apprenant aux élèves qu’un site internet n’en vaut pas un autre, par exemple.

Vous posez, enfin, la question de l’école à l’ère du numérique. Le numérique nous conduit-il à une perte d’intelligence collective ? Je ne le crois pas. Le numérique est un outil et il doit être considéré comme tel. Et comme tout outil, il a besoin d’un pédagogue pour être utilisé à bon escient, pour apprendre à trouver la bonne information, à l’analyser, à la digérer. Comme tout outil, il n’est pas le seul valable et doit être combiné aux autres outils existants.

Interrogeons-nous ensemble, donc, sur la place du numérique, mais n’oublions pas une chose : le numérique est déjà là, dans la vie des élèves. C’est un fait incontestable. Il est pleinement entré dans leur vie comme la radio ou la télévision sont entrés par le passé dans la vie d’autres adolescents. A nous de nous y adapter, de penser des règles et un cadre pour son utilisation et surtout d’en faire une opportunité pour alimenter l’école et les méthodes pédagogiques.

Mais je crois que s’il est un point commun à ces quatre controverses que vous prévoyez d’aborder, c’est la confiance que nous devons faire aux enseignants, professionnels de la pédagogie et meilleurs connaisseurs des élèves, pour faire la part des choses dans le cadre de leur liberté pédagogique, dont je suis la garante.

J’ai confiance dans les enseignants pour répondre à ces controverses dans leur pratique quotidienne, parce que les enseignants sont des professionnels de la pédagogie, qu’enseigner est un métier et que les enseignants sont formés pour l’exercer. Ils le sont désormais au sein des ESPE, les écoles supérieures du professorat et de l’éducation ; ils le sont également dans le cadre de la formation continue, qui fera l’objet d’efforts budgétaires conséquents en 2015.

J’ai confiance dans les enseignants, parce que ce sont eux qui connaissent le mieux les élèves, qui peuvent éprouver au quotidien les méthodes pédagogiques, trouver qu’une méthode est adaptée à tel établissement et à tel groupe d’élèves et, l’année suivante, utiliser une autre méthode dans un autre établissement pour s’adapter au rythme et aux capacités de ses élèves.

J’ai confiance dans les enseignants, aussi, parce que ce sont eux qui transmettent la passion du savoir et la solidité des apprentissages aux élèves. Ce sont eux qui ont le pouvoir, souvent malgré eux, de changer la vie d’un élève en lui apprenant ce qu’on ne lui a appris nulle part ailleurs, en lui ouvrant le champ des possibles grâce à la découverte de la lecture ; parce qu’un professeur, au-delà de la matière qu’il transmet, arrive avec sa culture propre et est pour chaque élève une fenêtre sur le monde ; et parce que j’en suis persuadée, enseigner est l’un des plus beaux métiers qu’il soit donné d’exercer. Un métier exigent, parfois difficile, mais merveilleux tout de même.

Et à ceux qui se demandent si je suis la ministre des parents ou celle des enseignants, je réponds que je suis la ministre de l’éducation nationale, c’est-à-dire la ministre de toutes celles et ceux qui sont concernés par l’école : les enseignants et les élèves, d’abord, mais aussi les parents, qui doivent pouvoir comprendre la scolarité de leur enfant pour mieux l’accompagner dans son parcours scolaire, mais aussi les directeurs d’école et chefs d’établissement, les CPE, personnels sociaux et de santé, conseillers d’orientation, inspecteurs, administration de l’éducation nationale, les chercheurs en sciences de l’éducation, parce que c’est tous ensemble que nous faisons l’école. S’il manque l’un d’entre nous, le reste ne fonctionne pas.

Bien sûr, faire confiance aux enseignants ne signifie pas les laisser seuls. Car pour exercer leur métier de manière satisfaisante, les enseignants ont besoin de soutien. Ce soutien, c’est la formation initiale, la formation continue, ce sont les orientations que je donne en tant que ministre, car c’est mon rôle, et ce sont les outils pédagogiques que nous mettons à disposition des enseignants pour les aider à mettre en oeuvre les programmes et que nous renouvellerons prochainement lorsque nous les nouveaux programmes seront connus.

Mais au-delà des controverses, je voudrais terminer en m’attardant sur trois défis que nous avons à relever ensemble pour que l’école remplisse mieux ses missions, défis qui, j’en suis certaine, ne manqueront pas de nous occuper dans le cadre de controverses ultérieures.

D’abord, lutter contre les déterminismes sociaux. Oui, cela reste un objectif de l’école aujourd’hui. Oui, nous nous soucions toujours du sort des élèves défavorisés. Et oui, nous faisons le nécessaire pour y remédier.

Quand nous réformons la carte de l’éducation prioritaire pour coller au plus près des réalités des territoires en difficulté, nous luttons contre les déterminismes sociaux.

Quand nous disons que l’école doit se soucier de tous les élèves, y compris de ceux qui sont en marge du système scolaire et ont « décroché », et que nous préparons un grand plan de lutte contre le décrochage scolaire, nous luttons contre les déterminismes sociaux.

Quand nous scolarisons les enfants dès deux ans dans les zones les plus défavorisées et que nous faisons de l’apprentissage du langage la priorité à l’école maternelle pour combler dès le premier âge les écarts d’apprentissage en fonction des milieux sociaux, nous luttons contre les déterminismes sociaux.

Deuxième défi à relever : relier, encore davantage, la pédagogie aux résultats des recherches scientifiques en matière de pédagogie.

Car la liberté pédagogique ne signifie pas fonder ses méthodes sur la seule expérience de terrain, de manière déconnectée avec les résultats des travaux de recherche en sciences de l’éducation. Cette corrélation entre recherche et pédagogie existe déjà et nous la renforçons. Pas une réforme n’est conduite sans écouter au préalable les spécialistes des sciences de l’éducation. Et c’est bien pour renforcer l’ancrage de la pédagogie dans une démarche scientifique que nous avons choisi de placer les ESPE au sein des universités, pour les adosser à la recherche universitaire. Ce lien est encore insuffisant dans les ESPE, certes. Nous n’en sommes qu’au début. Les ESPE n’ont qu’un an. Mais c’est bien là notre objectif et c’est bien la politique que je mène.

C’est bien la raison pour laquelle, également, je m’intéresse au sujet de l’évaluation. Pas au nom d’une idéologie quelconque. Pas dans la volonté d’une ingérence dans les pratiques des enseignants, mais parce que l’évaluation des élèves telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui ne repose aujourd’hui sur aucun fondement scientifique. Nous n’avons pas d’éléments nous permettant d’établir avec certitude l’impact de l’évaluation sur les élèves. C’est ce travail là que je souhaite que nous accomplissions, peu importe où il nous mènera. Que cette réflexion conduise à maintenir la situation actuelle ou à proposer de nouveaux outils d’évaluation aux enseignants, au moins le ferons-nous sur la base de constats clairement établis.

Troisième et dernier défi que nous avons à relever ensemble : rendre à l’école française ses lettres de noblesse pour qu’elle soit, bientôt, reconnue comme l’une des meilleures écoles au monde. J’ai cette ambition pour l’école et je crois qu’elle est atteignable.

Une étude allemande récente classe la France en 26e position en matière d’inégalités scolaires, 26e sur 28 pays. Le classement PISA, chaque année, est de plus en plus sévère : la France y est classée 25e sur 65 pays et n’atteint pas la barre symbolique des 500 points. Et ces résultats, je le sais bien, ne sont pas imputables aux enseignants qui mettent toute leur énergie pour apporter un enseignant de qualité et qui sont les premiers malheureux de cette situation.

Et bien je ne veux plus que la France attende les résultats des enquêtes PISA avec le mal de ventre de l’élève qui attend les résultats du bac en sachant qu’il n’a pas fait le nécessaire.

C’est parce que ce gouvernement veut redonner à l’école française ses lettres de noblesse que nous redonnons les moyens à l’école de fonctionner dans de meilleures conditions, en faisant de l’éducation pour la première fois depuis longtemps le premier poste budgétaire de l’Etat, devant la charge de la dette, et en créant les 60 000 postes promis par François Hollande pendant la campagne présidentielle, dont 54 000 pour l’enseignement scolaire. Car oui, nous créons bien ces postes. Et oui, les enseignants en formation sont compris dans ce chiffre. C’est bien normal : pour recruter des enseignants, il faut d’abord les former.

C’est parce que ce gouvernement veut redonner à l’école française ses lettres de noblesse que nous donnons la priorité au premier degré, car c’est dès le plus jeune âge que se joue la solidité des apprentissages.

C’est parce que ce gouvernement veut redonner à l’enseignement français ses lettres de noblesse que nous réfléchissons en ce moment même à une réforme du collège, car donner la priorité au premier degré implique également de faire en sorte que le maillon suivant, le collège, soit au service d’une politique éducative performante. Une part trop importante d’élèves est encore aujourd’hui en grande difficulté au collège. L’organisation actuelle du collège n’est pas capable d’apporter des solutions aux élèves rencontrant des difficultés significatives à l’entrée en 6e et conduit même, dans certains cas, à l’aggravation des difficultés. Nous aurons donc à penser, dans les mois à venir, un collège unique qui ne soit pas un collège uniforme, un collège qui réponde aux besoins de tous les élèves, y compris ceux en difficulté, en conciliant tronc commun et prise en charge différenciée des élèves.

Voici la vision de l’école que je voulais partager avec vous et la contribution que je souhaitais apporter ce matin à vos débats qui s’annoncent passionnants, sur des thèmes importants pour l’éducation de ce pays. J’ai confiance dans les enseignants pour prendre part à ces controverses et en tirer toute la substance nécessaire à l’exercice de leur liberté pédagogique, et je crois que nous avons les moyens, ensemble, de redonner à l’école française ses lettres de noblesse. C’est mon ambition pour l’école, et c’est ce qui m’anime tous les jours dans les responsabilités qui sont les miennes.

Je vous remercie.

Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

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