Quelles valeurs pour construire la société de demain?

Je pourrais évidemment, pour répondre à la question posée, revenir sur les valeurs qui m’ont guidée dans mon parcours personnel. Recherche d’indépendance et de liberté. Empathie. Confiance, en soi et en la vie. Mais à l’occasion de ces rencontres économiques, j’aimerais plutôt exposer quelques-unes des conclusions que je tire de mon parcours récent, en tant que CEO d’Ipsos Global Affairs.

Au vu des études internationales que nous réalisons, des rencontres faites aux quatre coins du monde, je suis arrivée à la conclusion que nous vivons une période de transition, certes encore inachevée, où nos priorités collectives et individuelles sont en train de changer. Une période où certaines valeurs comme la solidarité, la tolérance, la justice, la protection du vivant, sont en train de revenir à leur juste place, celle qu’elles n’auraient jamais du quitter : au premier rang de nos priorités.

Ce que j’observe chaque jour, c’est qu’il existe une lame de fond, une prise de conscience globale, dictée par les défis que sont le réchauffement climatique, la montée des inégalités, le vieillissement des populations et les flux migratoires massifs des dernières années.

On me demande sur quelles valeurs bâtir la société de demain. Mais en réalité, je crois que ces valeurs existent, que de plus en plus de citoyens sont en train de reconsidérer le sens de leurs votes, de leur vie, de leur travail, de leurs achats à l’aune de critères nouveaux : la durabilité, la
protection de l’environnement, la solidarité, la justice sociale.

Si je prends le seul sujet de la consommation : une étude que nous avons mené pour l’Innovation Forum aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et en France vient de montrer que les consommateurs sont, dans une très large majorité, prêts à payer plus pour des produits
recyclables, qui utilisent des ingrédients et composants bons pour la santé, dont les chaines des production protègent les conditions de travail des employés et limitent leur impact sur l’environnement.

Pour moi, le sujet d’aujourd’hui n’est donc pas uniquement quelles valeurs – bien que certaines, comme l’attention à l’autre, l’empathie pour celui qui est différent ou plus fragile, sont en récession et nécessitent que l’on se batte chaque instant pour les préserver -, mais comment faire en sorte d’aider, d’accompagner, d’accélérer – chacun à notre place – cette transition vers un monde où les choix des citoyens et des consommateurs sont conformes à l’intérêt général et à celui de notre planète.

Longtemps, les impératifs de rentabilité ont été déconnectés du souci du long terme. Le consommateur faisait peu de cas de l’impact de son gel douche ou de son ordinateur sur l’environnement, de la manière dont l’entreprise qui les a produits traite ses salariés et sous-traitants, du lieu de provenance et de la manière dont les tomates qu’il consomme ont été
produites. La société de consommation née pendant le 20e siècle a érigé le « plus », « plus vite », « moins cher » au rang de valeurs cardinales. Ces impératifs ont redéfini notre conception du progrès, sont devenus le symptôme de l’ascension sociale et de la réussite. En nous enrichissant, nous ne nous sommes d’abord pas rendus compte que nous devenions plus pauvres, car nous renoncions à des valeurs et des préoccupations qui aujourd’hui surgissent à nouveau avec force.

Ces questions travaillent de plus en plus nos concitoyens. C’est le signe que nous sommes peu à peu en train de sortir d’une forme de schizophrénie par laquelle le citoyen pouvait penser solidarité quand le consommateur achetait des t-shirt produits par des enfants, ce paradoxe par lequel le citoyen votait écolo quand le consommateur ne se souciait nullement de son empreinte carbone. De plus en plus, le citoyen et le consommateur ne font plus qu’un.

Cette convergence des priorités, cette fusion du consommateur avec le citoyen, est imparfaite. Elle se fait au prix de tiraillements, entre ce qui relève du désir et ce qui relève de la responsabilité, entre ce que l’on voudrait et ce que le pouvoir d’achat ou l’étendue des biens
disponibles nous permet d’acheter. C’est pour cela que, pour moi, chacun à notre place – ONG, entreprises, responsables politiques -, notre rôle est d’accompagner, de faciliter ces transformations, cette évolution vers une consommation citoyenne. En somme, il s’agit d’aider chaque individu à faire en sorte que ses actes de citoyen et de consommateur soient davantage conformes à ses valeurs.

Je le vois au quotidien dans le travail que nous faisons chez IPSOS sur le sujet : les entreprises qui n’ont pas compris que la RSE n’était pas simplement un vernis, un supplément d’âme, sont d’ores et déjà condamnées. Partout, les impératifs de profitabilité sont en train de céder la place à des considérations plus larges, tenant compte de la santé et du bien-être des salariés, de la qualité du lien établi avec les clients et consommateurs, du respect de tous les maillons de la chaîne de valeur, de l’environnement ou encore de l’écosystème dans lequel une entreprise évolue.

La RSE n’est pas un vernis, c’est une raison d’être, c’est un gage de durabilité, de stabilité.

Chez IPSOS, nous avons fait du défi de l’accueil des réfugiés un des piliers de notre engagement. Nous nous sommes engagés à embaucher, former, intégrer 100 réfugiés d’ici 2020 – dans les 90 pays dans lesquels nous sommes présents. Nos salariés se mobilisent régulièrement, en fonction de leurs compétences, au profit des réfugiés. Notre fondation d’entreprise appuie les acteurs intervenant pour l’éducation d’urgence des enfants déracinés par la guerre et les conflits. Surtout, nous investissons massivement dans la recherche pour mieux comprendre les ressorts de l’opinion publique sur la question migratoire dans le monde, et créer les conditions d’un dialogue démocratique plus sain, apaisé, efficace.

Ces conditions, aujourd’hui, ne sont pas réunies. Nous ne débattons pas, nous ne discutons pas, nous nous jetons des chiffres et des images choc à la figure, nous nous soupçonnons de manipulation… Vous tous ici serez sans doute d’accord avec moi pour dire, quelles que soient vos orientations politiques, que nous aurions intérêt à nouer un dialogue plus sain, fondé sur des faits établis, susceptible de construire des compromis de long terme. Un dialogue qui nous évite la colère de nos concitoyens comme les tragédies qui se multiplient à nos portes. Seul un
tel dialogue, basé sur une compréhension précise de ce qui se passe, de ce que les gens pensent et pourquoi, pourra nous restituer notre pleine humanité – car la colère, la haine, le rejet, la peur, comme la culpabilisation ou l’inaction, ne sont pas à la hauteur de l’idée que je me fais de la dignité humaine.

Ces recherches, nous les mettrons à disposition des entreprises, des associations, des citoyens, des gouvernements, de tous ceux qui souhaitent prendre part à la discussion et sortir de l’impasse actuelle. Nous espérons, à notre place, faire partie de la solution à ce défi qui est l’un des plus grands du siècle qui s’ouvre.

Je crois que cet effort de recherche, utilisant les études qualitatives comme quantitatives, l’écoute des réseaux sociaux, les data-sciences, ou les neurosciences, mérite d’être déployé à grande échelle pour aider à rétablir les conditions d’un débat efficace et apaisé sur bien d’autres sujets de société. Je pense en particulier à la protection de l’environnement. Nous savons que les opinions publiques sont de plus en plus soucieuses de protéger l’environnement. Mais à ce stade, les valeurs ne se traduisent encore que trop peu dans les actes. Raison pour laquelle je pense que nous devrions joindre nos efforts afin de comprendre les blocages, les raisons profondes comme plus anecdotiques qui font que l’on peut voter écolo, mais ne pas accomplir les milliers de petits actes quotidiens qui, à l’échelle de l’humanité, changeraient la donne. Nous avons tous intérêt à comprendre comment accélérer les choses, car – si les lois, les taxes, les appels venant de chercheurs ou de personnalités publiques sont essentiels – seul un changement massif et radical de nos comportements de citoyens et de consommateurs permettra de sauver l’humanité.

Dans un autre domaine, j’ai récemment lancé un appel, à Stockholm, pour qu’un effort similaire de compréhension des comportements, et d’éducation et d’information – des enfants comme des parents -, soit mené sur l’alimentation.

Oui, nous pouvons et devons accompagner l’avènement de consommateurs-citoyens, les aider à sortir de leurs conflits de valeurs internes. Dans le même temps, je crois que notre responsabilité de citoyens est de combattre le mouvement inverse, qui s’est imposé ces
dernières années, gangrène la Politique et ronge nos démocraties : le consumérisme électoral. Cette tendance à considérer les choix de politiques publiques comme des décisions purement individuelles, visant à satisfaire des intérêts de court terme. A penser que l’intérêt général peut être poursuivi en satisfaisant une somme d’égoïsmes particuliers. Cette tendance qui pousse certains élus et citoyens, de plus en plus nombreux, à privilégier dans leurs choix électoraux la forme sur le fond, la « com’ » sur les idées. Et qui se traduit par ce que d’autres appellent le « dégagisme », par lequel l’élu est devenu à la politique ce que le kleenex est aux biens de consommation.

Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, nous disposons de leviers formidables – empathie, indignations, quête de sens et de justice, intelligence citoyenne… – pour accélérer l’avènement d’une société plus juste, plus respectueuse de chacun et de l’environnement. Il
nous suffit de le décider.

Cet article est d’abord paru dans le cadre des Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence le 7 juillet 2019.
Je remercie les organisateurs de la conférence pour l’utilisation du visuel qui illustre cet article.