À l’occasion d’une étude menée dans près d’une trentaine de pays en 2018, nous notions que 58% des citoyens souscrivent à l’idée que dans leur pays, “les partis traditionnels ne se préoccupent pas des gens comme (eux), ou encore que 52% jugent que leur pays a besoin “d’un leader fort, capable de s’émanciper des règles” qui régissent le fonctionnement du système démocratique.
Des résultats qui, bien qu’inquiétants, ne suscitent guère plus que la résignation chez la plupart des analystes politiques, tant nous nous sommes habitués à voir monter les tendances populistes et la défiance citoyenne vis-à-vis des élites et du “système” depuis quelques années. À force, nous en viendrions presque à oublier que ces chiffres peuvent renvoyer à des réalités très concrètes, et qu’ils recouvrent une situation politique qui peut donner lieu à des blocages institutionnels graves, voire à des désastres démocratiques.
Ainsi, depuis plusieurs semaines, nous contemplons le spectacle d’un affrontement toujours plus dur outre-manche, entre un “leader fort” -ou qui se veut comme tel-, Boris Johnson, et son Parlement, qui refuse majoritairement l’option d’un Brexit sans “deal”. Chacun des protagonistes se réclame de la “volonté du peuple”, chacun prétend incarner à lui seul la volonté unique et homogène de citoyens que l’on sait pourtant divisés entre “remainers” et “Brexiters”, “brexiters” radicaux et “brexiters” partisans d’un accord avec l’UE. Boris Johnson peut s’appuyer sur ces 58% de Britanniques qui, en 2018, disaient favoriser les “outspoken politicians”, ou “grandes gueules”, dont l’absence de filtre témoignerait de l’authenticité et de la sincérité. Il surfe sur l’idée, approuvée par 50%, que la Grande-Bretagne aurait besoin d’un “leader fort” capable de briser les règles du jeu. Le Parlement, quand à lui, se proclame le défenseur de principes constitutionnels qui, bien que non écrits, sont forts d’une pratique séculaire et font partie d’une culture politique fortement enracinée.
Le blocage qui résulte de ce face-à-face, qui ne satisfait aucune des sensibilités de l’opinion britannique, est d’autant plus troublant que l’on peut légitimement se demander si un retour aux urnes -issue démocratique par excellence en cas de conflit insoluble- permettrait de trancher les différends… En effet, nombre de Brexiters ne manifestent-ils déjà pas, comme les Français ayant voté “non” au référendum de 2005, leur défiance vis-à-vis de la procédure électorale, dès lors que le choix majoritaire de 2016 n’a toujours pas été respecté plus de 2 ans après? La seule certitude que nous pouvons sans doute avoir, à l’heure qu’il est, quant aux conséquences de ce psychodrame, c’est qu’il viendra renforcer l’idée -déjà défendue par 57% des Britanniques en 2018- que “la plupart des hommes politiques ne se préoccupent pas des gens comme moi”…
Avec la situation britannique, nous avons donc la conséquence concrète, tangible, et dramatique de la montée de la défiance que nous mesurons depuis des années dans de nombreux pays. Quand elle se traduit par le désengagement militant, par la volatilité électorale, par le dégagisme, par les reconfigurations partisanes, ou encore par l’abstention, il est toujours possible -et plus confortable, sans doute- de détourner le regard… et de se dire que finalement, les institutions démocratiques permettront toujours, vaille que vaille, de trancher nos différends politiques et extrapoler une volonté générale à partir de compromis vagues. Mais quand le jeu institutionnel “traditionnel” ne parvient plus à surmonter la défiance, comme cela pourrait être le cas en Grande-Bretagne, on ne peut plus évacuer la question d’une reconfiguration institutionnelle, et d’une réflexion approfondie sur la manière dont nous pouvons encore, en 2019, dégager du “nous” à partir d’une somme d’individualismes, et du compromis dans un débat médiatique hyper-polarisé.
Cet article est d’abord apparu le 19 septembre 2019 dans le Huffington Post
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