L’épidémie aggrave la condition des femmes – Interview au JDD

Presse Publié le 14 décembre 2020

Ancienne ministre des Droits des femmes, puis de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, aujourd’hui directrice France de l’ONG One et coauteure de La Société des vulnérables – Leçons féministes d’une crise (éd. Tracts Gallimard), estime qu’« il y a un réel danger de décrochage » pour les femmes. Pour Najat Vallaud-Belkacem, la « rhétorique guerrière » face au virus a marginalisé les femmes.

Retrouvez ici l’interview de Najat Najat Vallaud-Belkacem publiée par le Journal du Dimanche ce 13 décembre 2020.

La crise a-t-elle vulnérabilisé les femmes ?

Oui clairement ! Travail, famille, santé, équilibre de vie…. Hors les infections mortelles, plus masculines, les femmes ont été les premières à pâtir de toutes les fragilités crées par la crise. Les appels aux hotlines dédiées aux violences conjugales ont atteint des sommets durant les confinements. Elles sont surreprésentées dans la pauvreté et l’extrême pauvreté que la pandémie a fait exploser cette année à travers le monde…

Est-elle encore plus génératrice d’inégalités que celle de 2008 ?

Toute crise a des conséquences néfastes pour les femmes. Mais ces confinements successifs inédits les ont démultipliées. Avant l’apparition du virus, elles prenaient déjà en charge les trois quarts du travail non rémunéré. Depuis, prés de la moitié d’entre elles indiquent consacrer quatre heures de plus chaque jour aux tâches domestiques. La journée du jonglage permanent a plus que jamais été une réalité féminine. Au fond, en ramenant les individus à leur intérieur, en les mettant en quelque sorte à nu, privés des services qui habituellement leur laissent croire que l’autonomie des femmes a progressé (école, aide au ménage etc…), cette crise a non seulement révélé la persistante répartition sexuée des rôles, mais l’a décuplée.

Pourquoi sont-elles davantage exposées ?

Les femmes sont celles qui structurellement gagnent moins. Leurs métiers sont plus exposés car moins bien qualifiés. Dans le monde, elles sont plus nombreuses à travailler dans le secteur informel sans couverture sociale. En France, elles subissent bien plus souvent les temps partiels, de plus en plus émiettés. Elles s’occupent des personnes vulnérables du foyer (enfants handicapés, parents dépendants). Enfin, il ne faut pas oublier qu’elles constituent 80 % des foyers monoparentaux, les plus fragiles, ceux que le moindre grain de sable dans la mécanique peut faire basculer dans la pauvreté .

Les métiers du soin, très féminisés, restent dévalorisés. Pourquoi ?

On était nombreux à saluer au printemps le dévouement et le courage de ceux -et surtout celles- qui s’occupent des autres, les soignent, les servent, les rassurent, des métiers qu’on qualifiait d’essentiels et dont on constatait l’extrême féminisation. Des métiers et des gens qu’on promettait de revaloriser mais aussi de mieux écouter. Résultat ? Rien. Les femmes ont au contraire été incroyablement absentes de l’expression médiatique, de l’expertise scientifique, de la cogestion politique de la crise. C’était le moment où jamais de comprendre et de s’inspirer d’une certaine éthique de ces métiers qu’est l’attention aux autres et en particulier aux plus vulnérables. Au lieu de ça, au sommet de l’État on a adopté une rhétorique de guerre qui, non seulement sonnait étrangement faux mais de fait, a contribué à éloigner les femmes de la prise de décision. Les pays qui ont le mieux géré la crise sont ceux qui ont privilégié cette éthique du care, qui est une façon de voir le monde et de gouverner : en associant plutôt qu’en divisant, en responsabilisant plutôt qu’en infantilisant, surtout en écoutant et entendant toutes les voix plutôt que de jouer toujours les mêmes pièces avec les mêmes uniques acteurs. Bref une règle démocratique…

Des primes et des revalorisations salariales ont pourtant été versées…

Les primes ? inutile d’y revenir tellement ce n’est pas à la hauteur. La revalorisation ?  Il a fallu plus que batailler pour que des personnels medico sociaux oubliés soient raccrochés au Ségur de la santé. Et quid des caissières, des femmes de ménage ? Combien de licenciements post confinement dans la grande distribution ? La verité c’est que nous persistons malgré les beaux discours à porter un regard dévalorisant sur ces metiers. Pourquoi ? parce que nous les percevons comme une extension du champ domestique. Lequel dans notre esprit releve de la generosité, de l’altruisme et peut etre fait à titre gratuit. Or et c’est là que la que le bât blesse : si nous avons ce regard sur le domestique c’est au fond parce que c’est le champ des femmes. En d’autres termes ce sont les femmes et ce qu’elles emportent que nous persistons à déconsiderer. Et c’est cela qu’il faut changer.

Faut-il redouter une chute du taux d’activité féminin ?

Une femme a eu durant cette crise prés de deux fois plus de risques de perdre son emploi qu’un homme, selon une récente étude du cabinet McKinsey. Ce fut ainsi le cas de 860 000 américaines en septembre dernier contre 200 000 américains. Une femme sur quatre envisage de se rétrograder dans son travail, voire de le quitter, tant elle peine à le concilier avec sa vie de famille. Soit leur job est dans des secteurs très exposés (hôtellerie, restauration, tourisme, événementiel…). Soit leur quotidien est devenu tellement infernal qu’elles se retirent du marché du travail ou diminuent leur temps d’activité. Donc oui, il y a un réel danger de décrochage.

Faut-il conditionnaliser les aides versées aux entreprises à des critères d’égalité professionnelle ?

Je suis favorable à l’éga-conditionnalité. Prenez les prêts garantis par l’Etat : ce n’est juste plus possible qu’en accordant cette possibilité aux banques, l’État oublie de s’assurer que ces dernieres en feront profiter aussi bien les entrepreneuses que les entrepreneurs. On sait pourtant combien elles accèdent moins aux crédits qu’eux. Ces entrepreneuses (majoritaires par exemple dans les détenteurs de petits commerce) sont dans un désarroi total. Leur structure financière est plus fragile. 40 % envisagent de lâcher leur boite.… De la même façon, pourquoi alors que cette crise (contrairement à celle de 2008) a d’abord affecté les secteurs féminisés que je rappelais, les premiers plans de relance ont-ils d’abord concerné l’aéronautique, l’automobile, le BTP ? … Pour une raison simple : quand on ne se fie qu’à ses reflexes, qu’on ne chausse pas les « lunettes du genre » pour comprendre là où sont les vraies difficultés, on reconduit des politiques qui paraissent neutres mais qui en réalité oublient une moitié de l’humanité par rapport à l’autre.

Le travail féminin contribuera-t-il au rebond économique ?

C’est une évidence ! On estime que l’économie mondiale pourrait perdre quelques 1000 milliards de dollars si on ne prend pas des mesures correctrices. A l’échelle de la France, cela correspond à 0,3 point de croissance en moins. Quel gâchis…

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