Ça y est, nous y sommes. Nous atteindrons bientôt le chiffre douloureux des 100 000 morts du Covid-19 en France : 100 000 vies, 100 000 familles, des centaines de milliers d’enfants, d’amis, de proches frappés par l’épidémie, meurtris à tout jamais ; 100 000 vies interrompues et des millions de chagrins, parfois doublés d’indicibles sentiments de culpabilité qui rongent et embuent notre pays.
Bien sûr, on nous parle d’économie, de stress, de dépression, et la vie doit continuer quoi qu’il en coûte. Bien sûr, le pays doit vivre, les enfants doivent aller à l’école, les entreprises doivent produire, les terrasses, les cinémas doivent rouvrir. Mais avons-nous pris le temps de nous arrêter sur ces disparus ? Avons-nous marqué une pause, avons-nous posé un acte symbolique, avons-nous salué leur mémoire ?
Un deuil national en Espagne
Déjà, le 11 mai 2020, nous étions passés, en quelques jours, de l’ombre à la lumière, du confinement au débridement le plus total, sans même prendre le temps d’honorer les victimes de cette guerre, puisqu’on nous a expliqué que c’était une guerre. Les Italiens faisaient survoler leur pays par les Flèches, leur équivalent de la Patrouille de France, pour honorer la mémoire des personnes disparues.
Les Espagnols décrétaient un deuil national de dix jours. Aux Etats Unis, le New York Times publiait à la « une » mille noms de personnes décédées du Covid-19… Et nous ? Nous prenions des selfies aux terrasses des cafés sur lesquelles nous pouvions à nouveau nous attabler. Il fallait aller vite, repartir vite, tourner vite cette page pour s’élancer vers un avenir glorieux.
Nous savons aujourd’hui que le virus s’est joué de nous, de notre forme d’arrogance et en a décidé autrement. A l’époque déjà, Il n’y a pas eu un seul mot d’empathie profonde, sincère, de compassion dans le discours présidentiel. A peine quelques phrases obligées en début de chaque intervention – « J’ai une pensée pour les victimes, les soignants, les professeurs » –, une sorte d’inventaire à la Prevert sans âme et sans substance, hormis quelques faux trémolos dans la voix.
Vous me direz que nous sommes saturés de célébrations, de commémorations, de minutes de silence depuis que le terrorisme a recommencé à frapper, tuer, traumatiser notre nation. Et c’est justement de cela dont nous parlons : de traumatisme profond, d’effondrement de nos certitudes, de peurs, d’angoisses sourdes pour aujourd’hui et pour demain. Même si nous nous en défendons, le virus travaille nos psychés, sème le doute et la division.
Abstraction et désincarnation
Cacher ces morts que nous ne saurions voir, les réduire à de simples chiffres, de banales courbes défilant tous les soirs sur les chaînes d’info, c’est nourrir un peu plus encore ce virus de l’abstraction qui gangrène toute notre vie sociale et nos interrelations. Et qui aboutit, à terme, à un ébranlement de la démocratie, creusant un peu plus encore le fossé entre ceux qui dirigent et les citoyens.
La destinée d’un pays ne peut tenir dans des tableaux Excel et des statistiques, des courbes économiques et des indices de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Accepter délibérément la désincarnation des morts de cette pandémie et ne se projeter que vers une reprise économique, en faire l’alpha et l’oméga de notre salut, c’est projeter une vision trop étriquée de ce qu’est une nation, composée d’individus de chair et de sang, qui ont des rêves, des désirs, mais aussi des chagrins et de l’affliction.
Aucun dirigeant n’est un roi thaumaturge, mais les actes symboliques participent aussi de la construction de cette conscience commune qu’est une nation et de sa guérison après un drame. Plus simplement encore, enterrer nos morts et les honorer est ce qui nous caractérise, en tant qu’êtres humains.
Voilà pourquoi il faut honorer les victimes de la pandémie à travers une journée nationale, comme vient de le décider l’Italie le 18 mars. Il ne s’agit pas de se complaire dans la mélancolie, mais bien de se souvenir ensemble de ce drame collectif pour regarder ensemble vers l’avenir, en respectant plus encore la dignité de la vie.
Najat Vallaud-Belkacem est candidate (L’Alternative) aux élections régionales en Auvergne-Rhône-Alpes.
Tribune publiée par le journal Le Monde, le mercredi 14 avril 2021.
Photo de Une par Yortw – Creative Commons.
Sur le même sujet
- «Elle tue, oui, cette pandémie. L’extrême pauvreté aussi» – Tribune dans Libération
- Honorer la mémoire des victimes du terrorisme
- Ma tribune : Quand « The Economist » se trompe
La personne humaine.
Sa dignité. Partout.
Sa protection. Chaque fois qu’elle est en danger (faim, pauvreté, conflits, ignorance, indifférence, …).
Sa mémoire. Familiale, amicale, citoyenne.
Ainsi, servir et célébrer la vie, toutes les vies. Ainsi, grandir en humanité.