« Vous serez ce que vous ferez de vos responsabilités » : lettre ouverte de Najat Vallaud-Belkacem à Pap Ndiaye

Éducation nationale Publié le 23 mai 2022

Carte blanche – L’ex-ministre de l’Education nationale de François Hollande s’adresse à l’historien, qui prend ses fonctions Rue de Grenelle, où il succède à Jean-Michel Blanquer.

Monsieur le Ministre, cher Pap Ndiaye,

En prenant la plume pour m’adresser à vous, je tiens d’abord à vous rassurer : j’ai trop eu à subir les commentaires de certains de mes aînés en politique pour m’autoriser aujourd’hui à vous dire comment assumer vos nouvelles responsabilités. Je sais que l’on n’apprécie guère les donneurs de leçons confortablement installés dans le passé de leurs certitudes, quand on est soi-même dans l’action, souvent dans l’urgence, sous la pression des événements, en faisant toujours face à des difficultés singulières.

Mon propos n’est donc pas celui-là.

Je tenais, en réalité, à vous féliciter d’avoir accepté d’exercer cette belle et exigeante fonction au service de l’Ecole de la République. D’abord parce que, qu’on le veuille ou non, vous incarnez la lutte pour l’égalité des droits et de nombreux jeunes Français qui s’en sentent souvent exclus pourront s’identifier à votre réussite. Vous pourrez le mesurer, comme je l’ai ressenti moi-même, dans les propos et les regards de ces élèves que vous aurez l’occasion de rencontrer dans les écoles du pays.

Ensuite, parce que je regarde avec enthousiasme l’entrée dans l’arène politique des intellectuels, quand ils en ont la possibilité. L’engagement politique, ce n’est pas que l’invective permanente sous couvert de débats d’opinions ; cela peut être aussi l’aboutissement logique et légitime de réflexions, de travaux scientifiques, d’expériences internationales, de regards croisés sur le monde, qui forgent des convictions. Je ne crois pas qu’en se mêlant au tumulte du forum, l’universitaire trahit sa fonction : il s’intéresse au contraire à notre destin commun en se mettant, autrement, au service de ses concitoyens. L’actualité récente regorge malheureusement de pseudo-débats lors desquels la science a été malmenée, en servant de paillasson pour des prédicateurs populistes antivax, des faussaires de l’Histoire ou des apprentis-sorciers du maccarthysme obsédés par la chasse aux prétendus « islamo-gauchistes » à l’université.

Il est de notoriété publique que je ne partage pas les orientations du président de la République, dont je combats la politique libérale et son cortèges d’injustices. Mais, à dire vrai, vous ne m’inspirez pas tout à fait les mêmes sentiments que votre prédécesseur. Par vos travaux universitaires, vos prises de position souvent justes et mesurées, vos engagements et votre parcours, vous avez montré votre sensibilité aux enjeux de la lutte contre les inégalités et les discriminations, et en faveur de l’émancipation de chacune et chacun, qui est au cœur de la promesse républicaine.

Depuis quand faudrait-il s’en excuser ?

Vous êtes aujourd’hui attaqué pour avoir simplement fait votre travail, c’est-à-dire réfléchi, travaillé et publié sur ces questions majeures. Ceux qui, avant même que vous ayez pris la parole ou la moindre décision, vous prêtent un agenda caché au service d’une idéologie qu’ils ne définissent pas, mais dont ils ne doutent jamais qu’elle vise à « déconstruire » leur idée de la civilisation, ne prennent même plus la peine de dissimuler les relents racistes de leurs vitupérations. Le déferlement de haine que vous subissez depuis votre nomination, qui me rappelle celui que j’ai personnellement subi lorsque je fus à votre place, n’est en rien représentatif de l’opinion majoritaire des Français, souvent plus en avance que les polémiques médiatiques du jour et même que leurs dirigeants. La haine ne vous détournera pas, j’en suis certaine, de votre mission au service des Français.

N’en déplaise à votre prédécesseur et à vos contempteurs, vous saurez dans vos nouvelles fonctions démontrer qu’on peut être un spécialiste de la lutte contre les discriminations, sans être obsédé par toute la gamme des exploitations politiciennes qu’on peut faire du vocable « wokisme ». Et je me réjouis que celui qui se retrouve à la tête d’un ministère aux enjeux si cruciaux pour le pays demeure concentré sur ce qui compte vraiment pour réformer l’école.

Pour ma part, je considère que vous n’êtes ni un épouvantail, ni un renégat, et qu’il n’appartient qu’à vous d’être davantage qu’un symbole. Vous serez ce que vous ferez de vos responsabilités, par les priorités que vous tracerez, les actions que vous mènerez, les décisions que vous prendrez, les arbitrages que vous obtiendrez. Je parle d’arbitrage, car une politique, c’est d’abord un budget.

Le service public de l’Education, malmené, fragilisé, a besoin d’une action résolue, dès l’école primaire, pour lutter contre les difficultés d’apprentissage de la lecture et des mathématiques, domaines dans lesquels notre pays ne cesse de décrocher, comme le montrent année après année les enquêtes PISA. La première décision de votre prédécesseur, en juin 2017, fut pourtant de supprimer une matinée de classe à l’école primaire, en rétablissant la semaine de quatre jours si préjudiciable aux apprentissages, au mépris des avis scientifiques unanimes qui dénonçaient la fatigue des élèves qui en résultait.

Plus généralement, l’effort en direction de l’éducation prioritaire, par le dédoublement des classes, doit – j’en suis convaincue – être complété par la lutte contre les inégalités sociales de réussite et la ségrégation scolaire qui minent notre système, et ce, à tous les niveaux. La crise de recrutement, ancienne mais qui s’est aggravée, appelle des moyens, une reconnaissance financière et la réforme des carrières légitimement attendus par nos enseignants : le chantier de leur formation continue est devant vous. L’orientation après le lycée doit redevenir la source de tous les possibles, et non pas un couperet soumis à l’aléatoire et à l’injustice d’une sélection arbitraire.

Ces quelques mots, Monsieur le ministre, cher Pap Ndiaye, font écho à ceux que vous avez déjà entendus de la part des acteurs éducatifs, tellement malmenés ces dernières années, si las de leurs conditions de travail, et pourtant si passionnément engagés dans leur mission. Pour ma part, je formule sincèrement le souhait que votre arrivée rue de Grenelle commence par un exercice de lucidité, de modestie et de dialogue, pour faire advenir ce que les Français attendent de celui ou de celle à qui incombe la responsabilité de réformer l’Education nationale : la clarté des objectifs, l’efficacité de l’action, la transparence de leur évaluation. Je souhaite aussi qu’elle marque, dans la durée, la fin du populisme éducatif, des discours alarmistes à chaque nouveau fait divers et des paroles en l’air, qui déconsidèrent la parole publique.

A l’heure où vous prenez vos fonctions, dans ce qui est le plus beau des ministères, je crois que votre mission n’est pas d’adresser des clins d’œil à la frange la plus conservatrice de l’électorat, pour la conforter dans sa nostalgie d’une école qui n’existe plus (et n’a peut-être jamais existé), mais de donner à nos enfants, à chacune et à chacun d’entre eux, les moyens de la réussite et de l’émancipation.

Au vu de ces enjeux, je fais le vœu, Monsieur le ministre, cher Pap Ndiaye, que votre engagement soit couronné de tout le succès possible.

Tribune publiée le 23 mai 2022 sur le site de L’Obs.

Crédits photo : Jacques Witt/SIPA