Najat Vallaud-Belkacem à propos des écrans : « Le parent doit être celui qui fait redécouvrir le plaisir du temps long »

Questions de société Jeunesse Publié le 26 juillet 2022

CONTRÔLE PARENTAL (6/6). En famille, l’usage des tablettes, smartphones et consoles de jeux vidéo fait l’objet d’un débat aussi incontournable qu’incandescent. Le témoignage de Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Education nationale, présidente de France Terre d’Asile.

On connaît Najat Vallaud-Belkacem, 44 ans, pour son engagement politique socialiste, d’abord aux côtés de Ségolène Royal, puis de François Hollande, devenant ainsi coup sur coup ministre des Droits des femmes, puis de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Depuis, elle s’est engagée dans l’associatif, dirigeant l’ONG de solidarité internationale ONE, et venant de prendre la présidence de l’association France Terre d’Asile. Mais, au-delà de sa carrière, Najat Vallaud-Belkacem est aussi la mère de jumeaux de 13 ans. Elle témoigne auprès de « l’Obs » :

Son rapport aux écrans

« Toute la complexité du sujet des écrans est là : il n’y a pas que nos petits qui aient les yeux rivés dessus. Nous aussi. Parce que notre bureau, mais aussi notre presse quotidienne, nos envies de musique, nos SMS et WhatsApp, nos réseaux sociaux, nos lectures… tout y est, dans ce petit écran collé à notre main. Alors évidemment on ne donne pas le meilleur exemple aux enfants. A la maison, très souvent, en réponse à mon injonction “Arrête avec cet écran !”, je m’entendais répondre “mais maman, toi aussi tu passes ton temps dessus !”. Allez essayer d’expliquer que, nous, on n’est pas en train de scroller sur TikTok et Instagram mais de travailler, de répondre à nos e-mails, etc. Dans les faits, même si on considère que ça fait partie de notre travail, quand on scrute Twitter, nous aussi on scrolle. Et d’ailleurs nos adolescents rétorquent de plus en plus souvent que sur TikTok, ils s’informent. Que cela leur sert de moteur de recherche.

Dans la famille

Ce que je trouve fou, c’est à quel point ce sujet des enfants et des écrans s’est invité dans toutes les familles. C’est donc une expérience vraiment universelle, faite de tensions, de confrontations, de négociations plus ou moins bien gérées dans toutes les familles que je connais. Ce n’est jamais simple parce que ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Les solutions “radicales” consistant à exclure totalement le téléphone portable ou a contrario à ne pas en contrôler l’usage offrent peut-être le confort de la simplicité, mais ne sont en rien satisfaisantes. La vérité, c’est que ce petit appareil et tout ce qui l’accompagne sont aussi pour la génération de nos enfants un facteur de sociabilité, une ouverture culturelle, un outil de jeu (et même un élément rassurant pour les parents qui savent pouvoir les joindre…).

Tout est donc plutôt question de cadre que l’on fixe, de limites de temps que l’on pose, d’accompagnement à l’utilisation du numérique que l’on propose. C’est bien pour cela que, ministre de l’Education, j’avais installé dans les programmes une éducation au numérique qui permet justement qu’une partie de cet accompagnement soit réalisée dans le cadre scolaire : se méfier de la désinformation en ligne, ne pas divulguer ses données personnelles, se comporter sur le web comme on se comporterait dans la rue… S’agissant du cadre qu’on pose à la maison, la conversation avec d’autres parents me semble toujours extrêmement utile, parce que chacun rivalise d’imagination.

Au début, tout le monde fonctionne avec la fameuse “demi-heure”. Nous, c’était une demi-heure par semaine ; d’autres familles, c’est une demi-heure par jour. Mais c’est toujours par “demi-heure” qui au bout d’un moment devient “une heure”, et l’objet de négociations permanentes. Que fait-on si l’enfant dépasse son temps ? Certains mettent des compteurs qui bloquent le jeu, d’autres non. Je connais même des parents qui tiennent des tableurs Excel pour retirer minute par minute les dépassements sur les prochaines autorisations de temps. En tout cas, tout cela réclame une présence (et une disponibilité d’esprit) permanente et ça n’a rien de simple. En tant que parent, on bascule aussi dans une quête de contenu. Parce que, au-delà du temps consacré, la question est : qu’est-ce que l’enfant fait devant son écran ? J’ai passé un temps fou en quête d’applis intelligentes, qui lient approche ludique avec apprentissage des mathématiques ou du français. Avec plus ou moins de succès.

Après, bien sûr, tous les enfants ne sont pas les mêmes et ne sont pas attirés par les mêmes choses. Je le perçois avec mes enfants. Mon fils est par exemple très porté sur les jeux vidéo, alors que ma fille pas du tout. Lui utilise finalement moins son téléphone, pour se concentrer sur l’ordinateur où il joue en réseau avec ses amis. Parfois, il nous dit qu’il aimerait que son père [le député socialiste Boris Vallaud, NDLR] soit “comme ceux de ses copains qui adorent jouer aux jeux vidéo”. Mais ni son père ni moi n’avons d’attraction pour les jeux vidéo. Toutefois, dans les différents usages des écrans, je trouve que le jeu vidéo est moins solitaire que les autres. Je vois mon fils y jouer en connexion permanente avec ses amis, échanger de manière collective sur des stratégies. Ça m’inquiète moins que la solitude d’un enchaînement de vidéos sur YouTube ou de saynètes sur TikTok où se perd la notion du temps.

Ma fille, elle, passe plus de temps sur son portable et, plus l’adolescence s’installe, plus elle devient utilisatrice de ces réseaux sociaux et enchaîne les stories. Elle m’assure qu’il y a des choses intéressantes à voir. Quand elle me montre, c’est parfois vrai. Mais globalement, je suis aussi assez critique de ce que je vois. Et notamment parce que ces réseaux poussent trop loin à mon goût les jeunes filles dans le culte de l’image. Dans une période MeToo où les jeunes filles se disent hyperféministes, je trouve que les canons portés sur la Toile recréent les stéréotypes plus qu’ils ne s’en jouent.

« Le parent doit faire redécouvrir le plaisir du temps long »

Je crois que le rôle précieux (et difficile) des parents est de travailler à rééquilibrer en permanence ce dont les écrans sont le nom. Par leur mouvement perpétuel et leur caractère addictif, ils sont absorption totale de l’attention. Alors, le parent doit être source permanente d’autres propositions sur lesquelles mobiliser son attention. Les livres, bien sûr, ont ma préférence, mais aussi les sorties, les cinémas, les pièces de théâtre, etc.

Les écrans sont dans l’immédiateté d’accès au contenu que l’on recherche, de propositions pour tromper l’ennui, de réponse à ses requêtes. Alors, le parent doit être celui qui fait redécouvrir le plaisir du temps long. L’apprentissage d’un instrument de musique, le rythme des saisons à travers le jardinage, ou même la préparation de gâteaux compliqués… toutes ces choses dont les résultats ne sont pas immédiats mais l’exaltation d’autant plus grande.

Enfin, les écrans ce sont les algorithmes, qui finissent, sous couvert de vous faciliter la recherche, par enfermer totalement vos choix. Et c’est l’une des choses qui m’inquiètent le plus. Comment pour ces jeunes générations découvrir encore ce qu’on ne cherchait pas ? Quid de l’esprit de curiosité et de sérendipité ? Les ados regardent désormais des choses sur commande, qui correspondent à ce qu’ils pensent être leurs appétences individuelles très précises. Il n’y a plus cette idée de laisser faire le hasard d’un programme audiovisuel. Par exemple, chez nous, il y a toujours eu une télévision. Pourtant, mes enfants ne la regardent jamais. Et il faut vraiment que j’insiste pour qu’ils acceptent qu’on s’installe devant un film ensemble. Parce qu’ils savent que dès lors qu’on sera plusieurs devant l’écran, c’est le plus petit dénominateur commun qui nous réunira autour du même programme.

Quand j’étais adolescente, c’est par la télévision qu’on découvrait des programmes pas forcément pour notre âge et pas forcément à nos goûts : la télévision était un médium collectif. Aujourd’hui, les plateformes enferment dans des bulles, avec des contenus adaptés pour les ados, d’autres pour les quadras, d’autres encore pour les sexagénaires… La facilité algorithmique fait basculer dans des univers parcellisés sans porosité. Et je crois que cela contribue à l’hyperpolarisation de la société, à cette incapacité à se mettre deux secondes à la place de l’autre, à voir les choses d’un autre point de vue. On parle souvent de cette hyperpolarisation des points de vue politiques, entre formations politiques qui s’opposent, mais je la vois aussi à l’œuvre entre générations et je ne trouve pas cela beaucoup plus rassurant.

Le rôle des parents sur ce dernier point, c’est d’ouvrir la discussion. De ne pas se contenter des “OK boomer” en quelque sorte (non que je sois concernée par cette expression, mais elle est typique de ces fins de non-recevoir générationnelles que j’évoque) mais d’argumenter, de donner à voir les incohérences de certains mots d’ordre dans les jeunes générations (par exemple, entre féminisme exacerbé et dans le même temps le retour des stéréotypes), d’accepter de se confronter parce qu’a minima même si les positions finissent par rester les mêmes, l’enfant aura au moins fait l’apprentissage du plaidoyer, de l’argumentation, de la rhétorique, de la découverte des raisonnements d’en face. »

En une phrase

Le rôle précieux des parents est de travailler à un rééquilibrage de tout ce que ne font pas les écrans.

Article publié le 23 juillet 2022 sur le site de L’Obs/Rue89.

Crédits photo : ALICE METEIGNIER POUR « L’OBS »