L’ancienne ministre de l’Éducation nationale propose de rationner internet, en accordant par exemple un nombre limité de gigas à utiliser quotidiennement. Face à la pollution numérique, une telle mesure serait profondément progressiste, argumente-t-elle.
J’ai un problème. Vous avez un problème. Nous avons un problème. Celui-ci est à la fois évident – c’est un problème – et en même temps nous avons tendance à ne pas le voir. Il est envahissant, et en même temps nous le chérissons. Nous le subissons, mais refusons qu’on le résolve. Ce problème, c’est celui de nos rapports aux écrans, et, plus concrètement, à internet. Il ne s’agit pas ici pour moi de me lancer dans une énième plainte aux relents rétrogrades. Ce serait particulièrement malvenu : je ne suis pas la dernière à utiliser les réseaux sociaux, à me dire, encore un coup d’œil, juste avant de dormir, et à me retrouver, deux heures plus tard, à commenter, à m’indigner, à sourire et à m’amuser aussi.
Il n’en reste pas moins que le problème est là, évident, mais que nous refusons de lui apporter une solution politique.
Si je parle d’évidence, c’est que tous les grands sujets, écologie, discrimination, inégalités, harcèlement, éducation, savoirs et cultures, sont liés à internet. Ce dernier y est moins souvent une solution qu’un facteur aggravant. Entre les études soulignant les ravages causés par une surexposition aux écrans, celles montrant à quel point les réseaux sociaux sont toxiques – en particulier pour les jeunes filles – ou bien les récents travaux du Sénat sur les méfaits de la pornographie en ligne – sans oublier les enjeux liés au développement de l’IA et à la démocratisation des deep fake, il est étonnant que personne ne se soit jamais posé la bonne question : non pas comment contraindre les entreprises, ou comment encadrer l’usage – on sait très bien qu’il y a une dimension addictive dans notre rapport aux écrans, et que l’addiction ne se résout jamais par la bonne volonté de celles et de ceux qui l’entretiennent ou la subissent. Mais simplement : avons-nous besoin de tant d’internet que cela ?
Et, comme nous sommes incapables de nous poser des limites – admettons-le, et cessons de tomber dans le piège de tous ces élus qui tonnent contre la jeunesse et sa dépendance aux écrans mais se ruent sur leurs téléphones au cours des séances à l’Assemblée, au Sénat, ou ailleurs – il faut que la contrainte vienne d’ailleurs : donc de la loi, donc de l’État.
Voilà pourquoi je souhaiterais que l’on réfléchisse concrètement aux moyens de rationner internet, par exemple en accordant un nombre limité de gigas à utiliser quotidiennement. Ce que je propose, en somme, c’est une action politique d’ampleur, dont les conséquences seront bénéfiques à bien des niveaux : en termes de développement cognitif, pour la santé, mais aussi pour lutter contre les discriminations, le harcèlement, le réchauffement climatique et bien d’autres enjeux absolument fondamentaux pour aujourd’hui.
Alors, bien sûr, rationner Internet ne fera pas disparaître tous les problèmes. Mais la rareté oblige à une certaine sagesse. Si nous savons que nous n’avons que trois gigas à utiliser sur une semaine, nous n’allons sans doute pas les passer à mettre des commentaires haineux ou fabriquer des fakes. Peut-être cesserons-nous de considérer comme «normal» de passer plusieurs heures sur des sites pornographiques à regarder des vidéos en ultra HD.
Peut-être réapprendrons-nous alors à cultiver cette «écologie de l’attention»chère à Yves Citton, et, tout simplement à nous regarder à nouveau, à nous considérer, autrement. Et je ne souligne même pas la paix qu’une telle mesure pourrait apporter dans les relations familiales…
Alors, évidemment, dès que j’évoque cette possibilité d’un rationnement d’internet, les accusations pleuvent : irréaliste ! réactionnaire ! DICTATORIAL – après tout la Chine le fait ! Vous imaginez ? La Chine ! Est-ce cela que nous voulons pour nos enfants ? Mais sauf erreur de ma part, en Chine, on soigne aussi les malades, et je ne vois pas au nom de quoi cela devrait nous conduire, nous, à ne pas le faire, et à fermer tous nos hôpitaux. Réactionnaire ? Il me semble au contraire qu’une telle mesure est profondément progressiste : parce qu’elle permet concrètement de faire face à l’une des grandes sources de pollution – le numérique ; parce qu’elle favorise la lutte contre le cyberharcèlement et les violences et les discriminations en ligne ; parce qu’elle agit aussi pour notre santé, à toutes et à tous, tant sur le plan mental, cognitif, que physique, en nous évitant de nous complaire dans une sédentarité néfaste ; parce qu’enfin nous savons bien que, sur internet, ce n’est jamais l’intelligence qui l’emporte… malheureusement.
Reste, enfin, la question du réalisme d’une telle mesure. Cela nécessite, évidemment, un travail collectif de grande ampleur, et une réelle concertation. Par exemple, qu’en est-il pour les entreprises ? Seront-elles soumises à cette limite ou non ? Et s’il y a des exceptions, n’y a-t-il pas des risques d’abus ? Il y a, évidemment, bien des points à régler, et ce n’est pas dans cette tribune que nous y arriverons. Mais nous pouvons aussi, dès maintenant, envisager que bien des activités que nous avons pris l’habitude de faire en ligne, peuvent aussi se faire sans. On peut rédiger sur un traitement de texte ses courriels de la journée avant de les envoyer. On peut se déplacer pour aller poser une question à un collègue, voire bénéficier du fameux effet «machine à café» ; on peut même, toute personne s’y connaissant un tant soit peu en programmation vous le dira, coder sans ordinateur, avec un crayon et un papier. Bref, peut-être le temps est-il venu de nous détoxiquer collectivement, et donc de rationner internet.
Nous ne pouvons pas croiser les doigts en espérant que cela s’améliore, et que nos campagnes de sensibilisation évitent que nous ne mettions nos enfants devant un smartphone pour les occuper durant un voyage en train, parce que nous sommes trop fatigués pour nous occuper d’eux. Aucun message ministériel ne pourra empêcher un adolescent de se faire pourrir l’existence sur internet. Cela ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. Si nous ne débranchons pas volontairement le cordon, les possibilités pour qu’internet s’autorégule sont les mêmes que pour les marchés financiers, et nous voyons bien à quel point cela fonctionne…
Alors oui, cela demande un vrai courage. Ce courage que nous avons oublié, à force de signer des pétitions en ligne, à force de poster des commentaires et de nous indigner sur des tweets. Toutes ces actions ont leur vertu : elles ont aussi leurs limites. Surtout, elles n’exigent, en réalité, rien de nous, contrairement à la possibilité d’un rationnement. Soyons donc courageux et déterminés.
Nombreuses sont les voix qui vont s’élever contre cette proposition, à commencer par la nôtre, par la mienne, au fond de moi, au moment même où j’écris ces lignes. Mais nous avons perdu trop de temps déjà, pour en perdre davantage. Il y a une urgence numérique comme il y a une urgence climatique. Elle ne consiste pas à envoyer dans l’espace des satellites supplémentaires, mais à débrancher la prise, à éteindre nos écrans, et à commencer à revivre, enfin.
Et si nous sommes nombreuses et nombreux à exiger que nous rompions la dépendance aux énergies fossiles, nous devons aussi être capables de l’exiger pour nos dépendances plus personnelles, et notamment celle qui nous relie à cet objet que vous avez peut-être en main au moment où vous lisez ces lignes. Parce que oui, j’ai un problème, vous avez un problème, nous avons un problème : fermer les yeux n’y changera rien. C’est bien l’écran qu’il nous faut éteindre.
Tribune dans Le Figaro, le 18 mars 2024.
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