Ghettoïsation scolaire : la faute au privé ? Le débat entre Najat Vallaud-Belkacem et Philippe Delorme (Le Nouvel Obs, 25/03/2024)

Éducation nationale Publié le 22 avril 2024

Alors que la guerre entre le public et le privé est relancée, « le Nouvel Obs » a réuni le secrétaire général de l’enseignement catholique, Philippe Delorme, et Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Education nationale, pour débattre.

« Séparatisme social », « ghetto de riches »…Depuis le passage express d’Amélie Oudéa-Castéra au ministère de l’Education nationale, la guerre scolaire semble subitement ressuscitée. Il faut dire que les explications cafouilleuses de l’éphémère ministre de l’Education sur le prétendu « manque de sérieux » des écoles publiques parisiennes et son choix d’inscrire ses enfants dans le très élitiste collège privé Stanislas ont eu un effet désastreux.

Ces dernières années, les alertes se sont multipliées sur le rôle de l’enseignement privé dans la ségrégation croissante du système scolaire français . Jusqu’au rapport parlementaire des députés Paul Vannier (La France insoumise) et Christopher Weissberg (Renaissance), publié ce mardi 2 avril, qui vient mettre en exergue la quasi-absence de contrôle exercée sur des établissements qui récupèrent pourtant de 10 à 11 milliards d’euros d’argent public chaque année.

« Le Nouvel Obs » a réuni l’ancienne ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem, qui vient de sortir un livre sur le sujet (« le Ghetto scolaire », coécrit avec le sociologue François Dubet et publié au Seuil), et Philippe Delormele secrétaire général de l’enseignement catholique, pour un débat sans concession.

Le débat sur le rôle du privé dans le séparatisme scolaire vient de rebondir avec l’épisode Oudéa-Castéra. En avez-vous été surpris ?

Najat Vallaud-Belkacem  A son corps défendant, Amélie Oudéa-Castéra a braqué une lumière crue sur la ségrégation scolaire et l’école à deux vitesses, des phénomènes dont les causes sont multiples, mais dans lesquels les établissements privés jouent un rôle moteur. Depuis plusieurs années, ces derniers ont pris le chemin d’un entre-soi et d’un élitisme extrêmement marqués, qui n’a plus grand-chose à voir avec les questions d’obédiences religieuses ou d’approches pédagogiques. Depuis 2002, la part des enfants de familles très favorisées qui y sont scolarisés est passée de 26 % à 42 %. Tout ça n’est pas anodin. Car la préservation de l’entre-soi au sommet de la pyramide crée le ghetto scolaire à sa base.

Comment l’enseignement catholique vit-il ce procès en élitisme ?

Philippe Delorme  Il le vit mal. Analyser notre succès par le seul biais de l’entre-soi est injuste. Et insinuer que nous exclurions volontairement les plus modestes est carrément abject. Soyons clairs. Oui, nous constatons un poids croissant des familles favorisées dans certaines grandes métropoles. Mais, non, cet état de fait n’est aucunement recherché. Notre projet éducatif prend sa source dans l’Evangile et nous souhaitons que nos jeunes puissent se construire à travers la rencontre avec l’autre, dans toute sa différence. Viser une plus grande mixité sociale et scolaire dans nos établissements est donc une priorité.

S’il n’est pas de votre fait, comment expliquez-vous cet embourgeoisement ?

Ph. Delorme Nous souffrons d’un déficit d’image. Les familles défavorisées n’osent pas suffisamment frapper à notre porte. Nous mettons en place des mécanismes de solidarité et l’un de nos axes de travail est de les faire davantage connaître. Reste que nos écoles demandent toujours une contribution, même minimale, aux familles et que nous sommes confrontés à un appauvrissement généralisé de la population. Ajoutez à cela une bulle immobilière qui chasse les classes moyennes et populaires des coeurs urbains où nous sommes très implantés, et vous comprendrez que nous ayons plus de mal que jadis à les attirer.

N. VallaudBelkacem Ce qui me gêne dans votre discours, c’est que, tout en les déplorant, vous prenez acte des inégalités sociales et des processus ségrégatifs qu’elles génèrent. La singularité du secteur privé français par rapport à celui de nos voisins, c’est d’être financé à plus de 75 % par la puissance publique – sans aucune contrepartie autre que le respect des programmes. Et encore, le scandale du collège Stanislas a démontré que certains de vos établissements pouvaient en avoir une interprétation assez déroutante, notamment en matière d’éducation à la sexualité. En tout état de cause, nous nous retrouvons dans une situation unique au monde. Prenez le privé belge : il est très subventionné, mais n’est pas autonome dans son recrutement. Au Royaume-Uni, c’est l’inverse : le privé est libre de recruter qui bon lui semble, mais ne perçoit aucune dotation publique. En France, vous avez à la fois l’argent et l’absence de contraintes. C’est cette situation qui interroge.

Elle n’est pas nouvelle…

N. VallaudBelkacem Oui, mais la complémentarité qu’on a longtemps vantée entre l’école publique et l’école privée se transforme aujourd’hui en spécialisation malsaine sur des publics différenciés. On est dans une logique de marché : « Les familles moyennes et modestes n’ont plus les moyens de payer ? L’enseignement public n’a qu’à s’en occuper ! » Tout cela est d’autant plus choquant que rien ne nous prouve que les enfants des classes populaires ne sont pas refoulés des établissements privés les plus demandés. Certes, on ne leur reprochera pas d’être pauvres, mais on estimera qu’ils n’ont pas le niveau ou les codes… Et je ne parle pas de tous ces élèves en difficulté à qui l’on demande de repartir dans le public afin de préserver l’excellence des taux de réussite au bac ou au brevet.

Ph. Delorme Je ne peux pas vous laisser dire ça. Ce ne sont pas des pratiques habituelles chez nous. Et si elles peuvent exister ponctuellement, je les condamne.

N. VallaudBelkacem Faites alors la transparence sur vos statistiques de recrutement, que l’on puisse comparer les jeunes qui postulent chez vous et ceux que vous scolarisez. Acceptez aussi que le financement de vos établissements soit modulé en fonction de l’origine sociale de vos élèves, voire de leur niveau scolaire. Ce sera une prime pour les vertueux et une pénalité pour ceux qui rajoutent de la ségrégation scolaire à la ségrégation territoriale.

Cette idée d’appliquer des bonus-malus aux établissements selon la réalisation ou non d’objectifs de mixité sociale revient régulièrement, notamment dans le rapport de la Cour des Comptes de juin 2023 ou dans celui des députés Vannier et Weissberg. L’enseignement catholique s’y oppose, de même qu’à la transparence des inscriptions. Pourquoi ?

Ph. Delorme Parce que nous refusons la logique des points et des quotas. Cette volonté de tout cadrer, de nier la singularité des destins, est effrayante, quasi totalitaire. On va finir par dire : « Parce que tu es bourgeois, tu n’as plus le droit à rien.  » L’enseignement catholique ne gère pas des dossiers, mais des personnes. Nous proposons une rencontre entre un jeune, une famille et notre projet éducatif. C’est cette attention portée à leur enfant dans toutes ses dimensions intellectuelle, physique ou spirituelle, qui amène les parents à nous choisir. Librement, et non par le biais d’une procédure d’affectation désincarnée.

N. VallaudBelkacem Mais vous voyez bien que votre « rencontre » s’adresse toujours aux mêmes : à Paris, vos établissements ne scolarisent que 3 % d’élèves défavorisés contre 24 % dans le public ! Et dans de grandes parties du territoire, le mélange des catégories sociales est empêché par l’effet d’aspiration de vos écoles auprès des plus favorisés. Vous n’êtes pas choqué que la France soit le pays de l’OCDE où le parcours des élèves est le plus déterminé par leur origine sociale ? Vous n’êtes pas choqué des frustrations, du ressentiment et, in fine, de la contre-culture scolaire que ces phénomènes de ghettoïsation engendrent dans une partie de la jeunesse ? Vous n’êtes pas choqué du risque de délitement de la nation, si nous n’avançons pas très vite sur ce dossier ? A un moment, devant l’inertie des hommes, la contrainte doit s’exercer.

Ph. Delorme Trois remarques. L’enseignement catholique ne peut pas porter seul la responsabilité des faillites de la politique de la ville. Faire nation, ce n’est pas stigmatiser et punir ceux qui ont eu la chance de naître privilégiés. Et redonner confiance à la jeunesse populaire, ce n’est pas lui chercher sans cesse des excuses, c’est aussi faire preuve d’exigence à son égard, sur son comportement, son rapport au travail. Ceci étant posé, bien sûr que ces situations me choquent. C’est bien pour ça que nous avons accepté l’année dernière de signer un protocole avec le ministère de l’Education nationale afin de renforcer la mixité sociale et scolaire dans nos établissements. Ce protocole va dans le bon sens car il ne crée pas de contraintes, il ne retire pas de moyens, il génère des incitations.

Mais puisque vous refusez toute contrainte, comment comptez-vous doubler la part de boursiers en cinq ans dans vos établissements, comme vous vous y êtes engagé ?

Ph. Delorme Nous nous y sommes engagés, oui, mais à une condition : que l’Etat convainque les collectivités locales de subventionner les frais de transport et de cantine de nos élèves. Si le repas est à 7,50 euros chez nous, et à 50 centimes dans le public, ça ne fonctionnera pas. Il faut s’enlever de l’esprit que l’enseignement catholique serait riche à crever. Nous avons quelques établissements qui se portent bien, mais ils contribuent déjà largement à la solidarité collective. Côté charges, nous devons gérer seuls la transformation énergétique d’un bâti souvent ancien. Sans soutien, on ne peut pas s’ouvrir à la diversité sociale. Ce qui ne veut pas dire que les parents de nos écoles ne seront pas mis à contribution. Trente pour cent de nos établissements pratiquent des frais de scolarité modulés en fonction des revenus. Nous avons pris l’engagement de porter ce ratio à 50 %, et nous irons au-delà.

Quel est votre regard sur la mesure phare de la réforme Attal, les groupes de niveau en maths et français , qui visent à réduire l’hétérogénéité au sein des classes ?

N. VallaudBelkacem Comment valider un dispositif dont tous les chercheurs disent qu’il est inefficace ? Qu’un ministre de la République en arrive à porter une telle mesure est inquiétant. L’école obligatoire jusqu’à 16 ans, celle qui se fixe pour objectif de construire une nation de citoyens, ne peut pas renoncer au principe d’éducabilité de tous avec tous. Maintenant, je comprends le calcul politique. Rendre l’hétérogénéité scolaire responsable de tous les maux est bien commode. Cela permet de ne pas soulever les vrais problèmes : l’insuffisante formation des enseignants, et les effectifs en classe, parmi les plus élevés de l’OCDE.

Ph. Delorme Je partage en partie votre constat. Il est regrettable de renoncer à l’idée qu’une classe hétérogène est profitable à tous, dès lors que l’hétérogénéité reste équilibrée. Nous avons d’ailleurs obtenu de Nicole Belloubet que nos établissements bénéficient d’une grande souplesse dans la mise en oeuvre de la réforme. Certes, il peut être intéressant de monter des groupes réduits sur des temps limités – une ou deux heures par semaine – pour reprendre ou approfondir certaines notions mais, globalement, nous estimons que les élèves qui ont des facilités ne peuvent que s’enrichir à cohabiter avec des camarades plus fragiles.

N. VallaudBelkacem Je trouve votre remarque intéressante. Nous avons effectivement besoin d’une hétérogénéité équilibrée pour qu’elle ne devienne pas ingérable. Mais, justement, ce qui permettrait cet équilibre, c’est que personne ne se décharge de la difficulté scolaire et que, tous, nous prenions notre part du fardeau !

Débat dans Le Nouvel Obs, le 25/03/2024.