De la ségrégation scolaire au séparatisme : “Des générations de gamins ne se croiseront même plus en maternelle” – Entretien pour La Montagne (24/03/2024)

À la une Éducation nationale Publié le 25 mars 2024

L’ancienne ministre de l’Éducation de François Hollande avait lancé des expérimentations pour favoriser la mixité sociale au collège. Ses successeurs y ont mis fin. Dans Le ghetto scolaire, un livre coécrit avec le sociologue François Dubet, Najat Vallaud-Belkacem alerte sur les risques que ces inégalités criantes font peser sur la « cohésion nationale ».

La ségrégation scolaire est-elle simplement une question de ségrégation spatiale ? 

Najat Vallaud-Belkacem : « Non, ça ne se résume pas à ces réalités territoriales de riches qui vivent d’un côté, et de pauvres qui vivent de l’autre. Il y a aussi des stratégies familiales, sociétales qui ségrèguent encore davantage les établissements scolaires par rapport à leur territoire. Aujourd’hui encore, il y a ce sentiment que pour que son enfant réussisse bien il faut l’extraire de la masse, que l’école est une compétition individuelle, et la peur que, si son enfant est entouré d’élèves plus faibles, il soit tiré vers le bas. ce sont ces imaginaires-là qu’on interroge dans le livre. Le laisser faire de la puissance publique conduit à renforcer cette ségrégation scolaire terrible. Elle a des conséquences qui dépassent l’enceinte scolaire en minant notre cohésion nationale toute entière. 

L’éducation n’échappe pas au refrain décliniste. Avant le collège unique, le système n’était-il pas inégalitaire par nature ?

François Dubet : « J’ai connu cette école de l’après-guerre. Il était parfaitement clair que l’école commune, c’était l’école élémentaire, alors que c’était l’origine sociale qui déterminait l’entrée dans le secondaire. À partir du moment où l’on a massifié le secondaire, on a fait cette promesse : votre parcours sera déterminé par votre mérite scolaire. Ce qui provoque une formidable déception car le mérite scolaire est lui-même en partie déterminé par l’origine sociale » .
N’y a-t-il pas eu une période où la massification scolaire a fonctionné sans heurts ?

François Dubet : « Il y a un bilan très contrasté. D’un côté, c’est un formidable succès car il y a eu une démocratisation absolue. L’accès au lycée et à l’université a été multiplié par cinq. Aujourd’hui, un enfant d’ouvrier n’est plus un héros solitaire à l’université. À l’intérieur de cette démocratisation, les inégalités sont restées extrêmement fortes voire se sont renforcées. On accède aux études et aux diplômes mais pas aux mêmes.

Aujourd’hui, on peut avoir le sentiment que c’est au sein de l’école que ça se passe, d’où les stratégies des familles, d’où l’amertume, d’où le désenchantement ».


Le terme de ghetto scolaire n’est-il pas un peu fort ?

 Najat Vallaud-Belkacem : « Ce n’est pas le ghetto à l’américaine mais c’est quand même une réalité spatiale en France où dans certains lieux vous faites l’expérience quotidienne d’être laissé pour compte, à l’écart ; d’avoir un traitement de la part des pouvoirs publics qui n’est pas le même ; de n’avoir pas les mêmes chances de réussite. Les enquêtes montrent qu’en Seine-Saint-Denis, les absences non remplacées font perdre une année de cours aux élèves. 

Cette réalité finit par impacter l’état d’esprit des jeunes et de leurs parents. Ils ont le sentiment que tout ce que l’on raconte sur le sens de l’effort, le goût d’apprendre, le mérite , ce n’est pas fait pour eux. ils ne vont pas accorder de confiance ou de la valeur à ces règles du jeu, voire développer une sorte de culture anti-scolaire ».

Le problème ne vient-il pas aussi des ghettos de riches, comme l’a montré la polémique lancée, involontairement, par Amélie Oudéa-Castera ?

Najat Vallaud-Belkacem : «« Le système se ségrègue de plus en plus par le haut. Il faut vraiment se réveiller sur ce sujet qui n’a pas commencé avec Mme Oudéa-Castera et a toutes les chances de s’aggraver dans les années qui viennent si on ne fait rien. On constate que l’enseignement privé s’est embourgeoisé ces dernières années et recherche de plus en plus l’entre-soi. Quand Jean-Michel Blanquer a décidé d’imposer la scolarisation dès l’âge de 3 ans, le premier effet a été d’imposer aux collectivités locales le financement des écoles maternelles privées, cela a pour conséquence que des générations de gamins ne se croiseront même plus en maternelle, que l’intégralité de leur scolarité pourra se faire «  à part » : il y a là une forme de sécession qui na rien d’anodin ».
François Dubet : « Je suis assez indulgent avec la gaffe de la ministre. Elle n’est pas politiquement insignifiante. Au fond, elle a mis dans l’espace public un secret de polichinelle. En outre, cela a correspondu avec l’annonce des groupes de niveau envers lesquels certains enseignants se sont montrés plus réticents.

Que pensez-vous  justement de cette réforme des groupes de niveau impulsée par Gabriel Attal ?

Najat Vallaud-Belkacem : « On voit des gens s’extasier sur cette idée de groupes de niveau en soulignant son originalité. Or, c’est l’exact contraire, ça n’a rien d’original, c’est précisément comme ça qu’a été traitée la difficulté scolaire jusqu’à présent.

Et c’est précisément avec ça qu’il faut rompre, car ça ne marche pas. Ce qui marche, c’est de gérer l’hétérogénéité scolaire dans les classes. Il faut former les enseignants à cela, en formation continue, car les générations d’élèves qui se succèdent ne sont pas les mêmes, ne serait-ce qu’à cinq ans d’écart ».
 

François Dubet : « Si les élèves les plus faibles comprennent que leur avenir social est quasiment condamné, évidemment, ils ne joueront pas le jeu. On ne pourra pas éternellement rester dans ce modèle où l’on dit qu’on ouvre l’école pour tous mais où l’on continue à trier les élèves de façon obsessionnelle, parce qu’on est convaincu, qu’au fond, la plupart ne devraient pas être là ».


Faut-il disperser les élèves venus des quartiers sensibles dans des collèges plus mixtes socialement, comme cela a été expérimenté en 2015 ?

Najat Vallaud-Belkacem : « Dans le livre, nous détaillons les solutions diverses que les départements peuvent mettre en œuvre.  a commencer par se poser systématiquement la question de la localisation et de la mixité sociale au moment d’ouvrir ou de fermer un établissement. Ces expérimentations sur les collèges n’allaient pas de soi, car elles partaient de l’idée que chaque territoire aurait une solution propre  alors qu’on est habitué en France aux réformes descendantes et uniformes partout. Les évaluations qui ont été conduites montrent que c’était la plus efficace des façons d’agir en la matière. Il faut donc reprendre ce travail absurdement interrompu  ». 

Vous insistez sur le rôle surdimensionné dévolu à l’école dans la détermination de la position sociale des individus. Une exception française ?

François Dubet : « Nous sommes dans une tradition républicaine qui prête à l’école une fonction de salut. À chaque fois qu’il y a un problème social, c’est l’école qui doit le régler. Plus l’emprise des diplômes sur le parcours des individus est forte, plus les inégalités scolaires sont fortes. Il faudrait que les élèves ne jouent pas la totalité de leur vie à l’école. C’est ce qui fait que l’école devient une machine à conflits et à tension ».

Entretien avec le journal La Montagne, le 24 mars 2024.

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