Ancienne ministre des Droits des Femmes, puis de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem préside aujourd’hui l’association France Terre d’Asile. Rencontre dans le cadre de notre dossier.
1. Comment analysez-vous l’évolution des profils des migrants ces dernières années ?
Une des tendances importantes de ces dernières années est celle des « migrations mixtes », qui désignent le fait que les personnes migrent hors de leur pays pour des raisons combinées : insécurité ou guerre ouverte, pauvreté, dégradation de l’environnement ou catastrophe naturelle, persécutions… Si les personnes doivent par la suite accéder au séjour en fonction de catégories administratives bien délimitées en France, les raisons qui les ont poussées au départ sont souvent multiples.
Ces dernières années, la guerre en Syrie, la prise du pouvoir par les talibans ou la guerre en Ukraine ont poussé nombre de personnes menacées sur les routes migratoires. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, ce sont majoritairement des femmes accompagnées d’enfants qui sont arrivées en France, là où les hommes sont très majoritaires chez les demandeurs d’asile afghans par exemple. Les profils des personnes migrantes évoluent au gré des crises dans le monde, mais aussi de la dangerosité des routes migratoires. Pour protéger les femmes afghanes, il est impératif d’ouvrir des corridors humanitaires, afin de leur éviter les risques encore plus importants qui pèsent sur elles dans la traversée vers l’Europe.
Pour autant, l’image du migrant comme « essentiellement un homme isolé » n’est pas fidèle à la réalité de la migration en France. L’immigration n’a jamais été une affaire d’hommes dans notre pays, même si la part des femmes y a progressé au cours du XXe siècle. En 1946, les femmes représentaient 45% des immigrés ; elles sont devenues majoritaires dans les années 1990, et représentaient 52% des nouveaux arrivants en 2019.
Malgré cela, les politiques publiques ont très peu répondu aux besoins spécifiques des femmes étrangères. En raison des rôles sociaux qui leurs sont assignés dans tous les pays du monde, mais aussi des violences subies sur le parcours migratoire et à leur arrivée, les femmes rencontrent pourtant des freins spécifiques dans leur parcours d’intégration, qui appellent une réponse adaptée. En l’absence de solutions de garde d’enfants pour les couples ou les familles monoparentales, les femmes ont trop peu accès aux soins de santé, mais aussi aux cours de français, à la formation professionnelle et donc à l’insertion économique qui garantirait leur autonomie. Il s’agit aujourd’hui de penser un accompagnement spécifique pour les femmes migrantes, en intégrant la question du genre aux politiques publiques d’accueil et d’intégration. Chez France terre d’asile, nous mettons en place des projets pilotes visant à assurer l’accès à la santé des demandeuses d’asile grâce à des permanences médico-psychologiques, et l’accès à l’apprentissage du français grâce à des cours en parallèle desquels une garde d’enfant est assurée.
2. Pensez-vous que le grand public soit suffisamment informé sur la question des flux migratoires en France ?
Je crains qu’aujourd’hui la désinformation ne soit très importante dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux : je dirais donc que le grand public est mal informé. Les discours extrêmes, très hostiles à la migration et à l’accueil, occupent dans le débat public une place bien supérieure au poids politique réel de leurs représentants. Ces discours de rejet sont en parfaite opposition avec la réalité, à la fois en exagérant dramatiquement l’ampleur des flux migratoires en Europe aujourd’hui, et en faisant l’impasse sur la profondeur historique de l’immigration dans l’Histoire de France et ses multiples apports à notre société. La prégnance de ces discours, à l’origine cantonnés aux marges de la vie politique et bien malheureusement repris de plus en plus fréquemment par des partis de gouvernement, est également en décalage avec les principales préoccupations des français. Ces derniers ne s’inquiètent pas tellement de l’immigration, contrairement à ce qu’on entend à longueur de journée dans certains médias, mais bien davantage du pouvoir d’achat, de l’environnement, de la santé, du logement ou de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il faut donc remettre de la rationalité, des faits, et les valeurs républicaines et humanistes au cœur de notre débat public, en l’ouvrant beaucoup plus régulièrement qu’on ne le fait aux universitaires, acteurs de terrain, personnes concernées ou élus locaux.
3. Au titre de ses missions, France Terre d’Asile accueille et oriente notamment les mineurs isolés étrangers au travers de plusieurs dispositifs. Quel est aujourd’hui votre constat sur la question des MIE ?
L’expérience de France terre d’asile en matière d’accompagnement des mineurs isolés étrangers appelle plusieurs constats.
D’abord sur le nombre des mineurs isolés étrangers, puisqu’ici aussi de fausses informations circulent. On a beaucoup dit que ce nombre augmentait de manière exponentielle. Il est vrai qu’entre 2016 et 2019 le nombre de mineurs isolés pris en charge par la protection de l’enfance a doublé, appelant des moyens supplémentaires pour les départements chargés de l’Aide sociale à l’enfance. Mais depuis 2020, l’arrivée des mineurs isolés a connu un net ralentissement en raison de la pandémie de Covid, et en 2022 les nouveaux jeunes pris en charge étaient toujours moins nombreux qu’en 2019 (14 800 contre 16 800). Enfin, il faut rappeler que l’ensemble des MIE pris en charge ne représentent que 15% des mesures d’Aide sociale à l’enfance chaque année.
Ensuite, sur la nécessité de faciliter l’intégration des jeunes devenus majeurs. L’investissement des éducateurs de la protection de l’enfance est trop souvent mis à mal au moment du passage à la majorité, alors que les jeunes sont très investis dans leurs études et dans leurs apprentissages. Une interprétation trop souvent restrictive de règles d’accès au séjour par ailleurs trop étroites mène à ce que des parcours d’intégration très réussis s’arrêtent net, avec une OQTF à la clé. De ce point de vue la situation des mineurs isolés étrangers est une sorte de miroir grossissant des obstacles administratifs auxquels sont confrontées les personnes migrantes, dont nous souhaiterions qu’ils soient levés.
Sur les moyens de la protection de l’enfance, notre pays doit fournir davantage d’efforts. A titre d’exemple, la loi du 7 février 2022 est venue contraindre les départements à abandonner la prise en charge à l’hôtel au profit de solutions d’hébergement plus adaptée aux mineurs, et il faut le saluer (95% des mineurs hébergés à l’hôtel en 2019 étaient des MIE, selon un rapport de l’IGAS). Mais les départements doivent être accompagnés financièrement dans l’amélioration de la qualité de la prise en charge des jeunes, qui passe nécessairement par le renforcement des taux d’encadrement de l’Aide sociale à l’enfance. Aujourd’hui, les moyens alloués par les départements à la prise en charge des mineurs isolés étrangers sont par ailleurs moins importants que pour les autres enfants : c’est une rupture d’égalité à laquelle il convient de mettre un terme.
Enfin, les départements et l’Etat doivent trouver ensemble une solution digne pour les jeunes dont la minorité n’a pas été reconnue par l’Aide sociale à l’enfance et qui ont saisi le Juge des enfants pour contester cette décision. Leur mise à l’abri doit être prolongée le temps du recours, dans le respect des principes de présomption de minorité et d’intérêt supérieur de l’enfant énoncés par la Convention internationale des droits de l’enfant.
4. En tant que nouvelle présidente de France Terre d’Asile, quelles seraient les nouvelles orientations que vous souhaiteriez impulser à cette association ?
Présider cette association dont l’ADN – défendre le droit d’asile et les droits de ceux qui le demandent- n’a pas varié depuis 50 ans, c’est d’abord un honneur et un vrai plaisir.
C’est aussi un effort de tous les jours car il nous faut sans cesse réaffirmer ce droit fondamental et veiller à son application effective : Les tensions sur le droit d’asile en Europe sont nombreuses et leur instrumentalisation sert de carburant aux populismes, lesquels, lorsqu’ils accèdent au pouvoir, dégradent la qualité de vie pas seulement des étrangers, mais bien de tous. La triste tendance est aujourd’hui avant tout à arrêter les flux de réfugiés en amont des frontières et à déléguer à des pays tiers de transit le soin de les retenir. Sans parler de ceux qui, comme le Royaume-Uni avec le Rwanda, prévoient tout simplement d’externaliser vers des pays plus pauvres l’accueil des réfugiés contre de l’argent…
Cette façon défensive d’aborder le sujet de l’asile a une incidence assez directe sur des politiques publiques d’accueil qui pourraient être bien plus fluides : des campements de fortune qu’on laisse perdurer en pariant sur leur effet dissuasif, des enfants qu’on continue d’enfermer en rétention administrative en violation des conventions internationales, des discours de surenchère permanente qui tendent les opinions publiques…
Et pourtant il y’a des éclaircies et quand on se comporte bien, comme on l’a fait avec les réfugiés ukrainiens (lorsque pour la première fois depuis son adoption en 2001, la directive européenne sur la protection temporaire a été appliquée), on est moins débordé par je ne sais quel appel d’air, que par l’émotion de constater qu’un traitement digne peut bel et bien exister.
Je me bats pour que ce traitement digne devienne un standard . Le nouveau Pacte sur la Migration proposé par la commission européenne en 2020 est examiné en ce moment même . Il faut veiller à ce qu’il aille dans cette direction plutôt que d’aggraver des situations humaines déjà déplorables, comme le fait par exemple le règlement Dublin en acculant les demandeurs d’asile à l’errance.
Il y’a enfin les politiques d’accueil et d’intégration : Toutes les recherches et expériences ont montré depuis longtemps que de bonnes conditions d’accueil des étrangers et des politiques d’intégration efficaces (accueil et répartition géographique pertinente, accès au logement, à l’apprentissage de la langue, à l’emploi…) sont bénéfiques aux populations accueillies comme aux sociétés accueillantes. Cet argument a du mal à s’imposer dans l’arène politique. C’est à mon avis l’un des chantiers essentiels aujourd’hui. Et à titre personnel j’avoue que me sont particulièrement chères les bonnes prises en charge des femmes demandeuses d’asile, largement victimes de violences et invisibilisées dans l’espace public et des mineurs isolés étrangers, qu’il semble bien plus facile de stigmatiser que de protéger, voire de réparer…
Tout cela peut ressembler aux douze travaux d’Hercule mais j’ai toujours considéré qu’on juge de la véritable bonne santé d’une société à l’aune du traitement qu’elle réserve à ses plus vulnérables. Car ces derniers le lui rendent évidemment bien.
Numéro de Janvier/Février 2023.
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