INTERVIEW – Pour l’ex-ministre, le naufrage en Grèce d’un bateau de migrants relève du « crime de non-assistance à personne en danger ». Propos recueillis par Emmanuelle Souffi
La présidente de l’association France Terre d’Asile regrette le naufrage survenu en mer Méditerranée au large de la Grèce, un drame qui est « évitable » selon elle. Elle considère que le crime de non-assistance à personne en danger est constitué, et réclame une « enquête complète sur ce qu’il s’est passé ».
Que vous inspire le naufrage mercredi d’un bateau de réfugiés ayant fait des centaines de victimes ?
De la sidération et de la douleur. Nos enfants nous jugeront et, n’en doutons pas, ils seront impitoyables avec notre incurie. À côté de ce que nous laissons faire là, dans cette Méditerranée devenue cimetière à ciel ouvert, nos inactions climatiques paraîtront bien pâles. Impossible de savoir combien de personnes se trouvaient à bord. Mais ce que l’on sait, c’est que les passagers étaient entassés sous le pont, lui-même surchargé. Que le navire était en détresse, qu’un avion de Frontex l’avait survolé la veille du naufrage, et que les autorités de plusieurs États membres de l’Union européenne étaient informées de sa situation plusieurs heures avant qu’il chavire. Le crime de non-assistance à personne en danger me paraît constitué et il faudra une enquête complète sur ce qui s’est passé, en particulier sur les rôles de l’Union européenne, de Frontex, et des États membres.
Ces drames vont-ils se multiplier ?
Soyons clairs : si depuis dix ans, des dizaines de milliers de personnes se sont noyées aux frontières de l’Europe, c’est en raison du refus délibéré des États membres de remplir leurs obligations internationales en matière de recherche et de sauvetage en mer d’une part et de droit d’asile d’autre part. Notre responsabilité est en jeu : ces morts-là sont tout à fait évitables avec une autre politique. Parce que ce n’est pas le chemin pris par un certain nombre de pays européens et l’Union européenne elle-même, oui, malheureusement, ces drames se reproduiront.
Les garde-côtes auraient-ils dû intervenir ?
Évidemment. Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et garde-côtes, justifie son inaction en arguant que les passagers auraient refusé les secours. Je préfère ne pas qualifier cela de plaisanterie tant le sujet est grave. La vérité, c’est l’inanité totale de l’Union européenne quand il s’agit de sauver des vies. Elle ne soutient plus aucune opération de recherche et de sauvetage. Depuis la fin 2014, elle n’a déployé que des missions militaires ou des opérations dans le cadre du mandat de Frontex, visant à démonter les réseaux de trafiquants mais pas à sauver des vies. Parfois, ces missions contribuent à détecter et sauver des migrants en détresse, mais ce n’est pas leur objectif principal et cela doit nous interroger.En parallèle, plusieurs États membres se sont désengagés de ce sauvetage, en violation du droit international de la mer qui oblige pourtant les États à fournir une assistance aux personnes en situation de détresse en mer sans considération de nationalité, et à coopérer pour permettre le débarquement rapide des personnes secourues en lieu sûr. Trop souvent, les ONG se retrouvent seules à assurer ce sursaut d’humanité. Au lieu d’en être remerciées, elles sont harcelées publiquement, quand on ne les accuse pas d’être des complices des passeurs. En Grèce, plusieurs humanitaires sont actuellement poursuivis pour trafics de migrants vers l’Europe. En Italie, un décret de janvier introduit un code de conduite pour les ONG qui limite leur capacité à porter secours aux exilés en détresse en mer, en leur assignant des ports très éloignés des zones de sauvetage, ce qui pèse sur leurs coûts en carburant. Ces législations sont des entraves à assistance à personne en danger.Le crime de non-assistance à personne en danger me paraît constitué.
Comment lutter contre le trafic ?
L’Union européenne et ses États membres doivent adopter des politiques migratoires et de secours en mer qui respectent le droit international. Des voies d’accès sûres et légales au territoire européen pour les migrants et demandeurs d’asile doivent être ouvertes. Notre système d’asile européen doit garantir aux personnes le droit fondamental de fuir des persécutions dans leur pays d’origine pour obtenir une protection dans d’autres. Aujourd’hui, ce principe est piétiné tous les jours lorsque, par exemple, l’Union européenne coopère avec des États comme la Turquie ou la Libye, auxquels elle délègue la gestion des migrants, ce qui entraîne des renvois sommaires de plusieurs milliers de personnes en besoin de protection vers des pays où les droits humains sont bafoués.Alors qu’il existe un principe essentiel dit du non-refoulement, Frontex elle-même concourt à de tels refoulements dans les eaux grecques : je vous renvoie au rapport effarant de l’office européen de lutte antifraude d’octobre 2022. Les illustrations sont malheureusement légion : il y a quelques mois, l’ONG Sea Watch diffusait des données montrant comment les garde-côtes libyens financés, formés et équipés par l’Union européenne avaient intercepté puis renvoyé en Libye au moins 185 000 personnes depuis la signature des accords en 2017. Une autre ONG, Lighthouse Reports, a révélé, elle, l’existence de migrants enchaînés et enfermés dans les cales de bateaux touristiques et renvoyés illégalement de l’Italie vers la Grèce… Au-delà du rôle des autorités nationales et européennes, nous tous, citoyens européens, nous devons siffler la fin de notre insouciance, de notre indifférence et de notre inconscience collective.
Que pensez-vous du paquet asile immigration en cours d’adoption par le Parlement européen ?
Une chose me frappe : c’est à quel point notre débat public sur ces questions s’intéresse assez peu aux mesures qu’adopte l’Europe alors que c’est là que les choses se décident, peuvent potentiellement s’améliorer ou au contraire se dégrader encore. La semaine dernière, les États membres ont défini une position commune dans la perspective de négociations qui s’ouvriront au Parlement en septembre sur le projet de pacte sur la migration et l’asile. Honnêtement, ça va plutôt dans le sens de régressions majeures. Si je résume : l’Union européenne généraliserait les demandes d’asile à la frontière, conduisant à la création de camps à ciel ouvert dans les pays du Sud dans lesquels jusqu’à 30 000 personnes pourraient rester enfermées pendant six mois.Dans ces camps, ces « hotspots », on autoriserait aussi l’enfermement des enfants. L’instruction de la demande d’asile serait faite de façon expéditive. On s’éloigne de plus en plus du respect des droits fondamentaux. Ce qui est plus préoccupant encore, c’est que les États seraient autorisés à renvoyer les demandeurs d’asile dans les pays par lesquels ils ont transité. Une forme de régularisation des pratiques de « push back ». Les sujets sur lesquels on aurait pu espérer des améliorations, comme le règlement de Dublin qui est un véritable cauchemar ? Non seulement maintenu, il serait durci. Le principe du pays de première entrée resterait central. Mais le temps de l’errance serait rallongé d’un an, passant de dix-huit à trente mois… Tout cela ne conduira qu’à augmenter le nombre de personnes à la rue !
Et le principe de solidarité entre États membres, que les associations réclament depuis des années, enfin reconnu obligatoire ?
Mais regardez-le en détail ! Chaque pays pourra payer 20 000 euros par personne pour éviter d’avoir à accueillir des demandeurs d’asile relocalisés. Une honte ! Enfin, et pour revenir au naufrage en Grèce, toujours aucune perspective de création d’une force européenne de secours en mer. Rien ne sera donc fait pour éviter de nouveaux drames… Comment ne pas comprendre que le durcissement des politiques migratoires et l’absence de voies sûres et légales pour les migrants et les demandeurs d’asile ne font qu’inciter ceux fuyant la guerre, la violence et la pauvreté, à emprunter des itinéraires toujours plus dangereux au péril de leurs vies ?
Faut-il prévoir un accompagnement psychologique des réfugiés ?
Les fortes fragilités et les terribles traumatismes des publics en exil, nous sommes particulièrement bien placés à France terre d’asile pour les connaître. Nous alertons régulièrement les pouvoirs publics sur ce sujet. La prise en charge de la santé mentale est un angle mort dans notre pays, pour tous, mais plus encore pour les publics migrants. Trop peu de professionnels de santé sont aujourd’hui formés aux psychotraumatismes, à la bonne compréhension des routes migratoires ou encore à l’interculturalité. Les professionnels qualifiés sont rares et sursollicités. À cela s’ajoutent des difficultés financières d’accès aux soins, que ce soit en raison du délai de carence de trois mois avant l’octroi de la protection maladie universelle ou encore du non-remboursement des consultations psychologiques.Enfin, la barrière linguistique, pourtant absolument majeure, reste trop peu considérée. L’interprétariat en santé mentale est absolument crucial, tant la parole importe, et tant l’intervention d’un tiers interprète peut, si elle est mal réalisée, durablement nuire à la prise en charge. Or faute de moyens, il est en général demandé aux personnes non francophones de revenir avec un membre de leur famille – souvent un enfant car, étant scolarisé, il maîtrise mieux le français – ou un compatriote le parlant. Mais franchement… Comment envisager de raconter des actes humiliants par l’intermédiaire de son propre enfant ? Nombreux sont ceux qui préfèrent renoncer à se faire soigner…
Entretien paru dans le JDD, le 18 juin 2023.
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