« Le repli sur soi rend malheureux, anxieux et insécurisé », estime Najat Vallaud-Belkacem, qui lance Inclusiv.tv – Entretien avec 20 minutes

Inclusiv.tv Populismes Publié le 30 juin 2023

« 20 MINUTES » AVEC L’ancienne ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem lance une plateforme de documentaires et de fictions « à la Netflix » pour promouvoir l’inclusivité

Directrice de l’ONG One, présidente de France Terre d’Asile, conseillère régionale… l’ancienne ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem a tout de même encore le temps pour un nouveau projet. Elle a lancé début juin, une plateforme de vidéos sur abonnement « à la Netflix » consacrée à la lutte pour l’égalité des droitsInclusiv.tv. Elle proposera des documentaires des émissions et des fictions autour de ces thématiques. Najat Vallaud-Belkacem explique à 20 Minutes son projet et ses objectifs avec cette plateforme.

Quelle est l’idée de cette plateforme ?

Recenser en un endroit des récits de toutes sortes, tristes, sérieux, ludiques, joyeux ou simplement réalistes, de gens qui ont en commun leur « différence à la norme » : les barrières rencontrées, les interrogations, les découragements, mais aussi les mains tendues précieuses et les accomplissements. C’est un réservoir à inspiration pour chacun de ceux qui se sentent ainsi. Ce sont aussi les portraits d’acteurs qui malgré le climat de repli sur soi, le retour des stéréotypes et des préjugés expéditifs, n’ont pas perdu le goût des autres et su s’ouvrir à eux. On pourrait croire que dans ce domaine, les choses ne font que progresser. Elles le font par la loi avec plus d’égalité des droits, ou même sur les écrans publicitaires aux allures de plus en plus souvent de famille Benetton.

Mais ne nous y trompons pas : les forces de polarisation, de fragmentation, nous poussent à nous rassurer au contact de ce qui nous ressemble. Ceux qui y résistent et qui prônent le mélange, l’inclusion ou le vivre ensemble sont dépeints en « bisounours » naïfs et inconscients de la dureté du monde. C’est une réflexion sur ce rapport à l’altérité qui nous a conduit avec mon camarade de jeu Maxime Ruszniewski, à vouloir rassembler ces récits. Il y est donc question de femmes et d’hommes, de territoires de naissance et de vie, d’orientations sexuelles, de handicaps visibles ou invisibles, d’apparences physiques, d’âges, mais aussi de choix de vie surprenants… Parce que chaque récit vous fait grandir en compréhension.

Pourquoi passer par une plateforme de vidéos par abonnement (SVOD) ?

Parce que je crois qu’il faut utiliser tous les canaux à notre disposition. Les séries, les documentaires, les reportages ont, peuvent parfois informer et inspirer de manière plus puissante que les écrits, les discours et les tribunes. Les plateformes SVOD se sont développées considérablement ces dernières années : bien sûr elles ne jouent pas toutes dans la même cour. L’idée n’est pas de prétendre rivaliser avec Netflix. Mais de rejoindre le monde des Web-tv guidées par une envie d’impact.

Concrètement, on y trouve des documentaires. Il y a de la fiction aussi ?

Oui. C’est une plateforme qui s’enrichit progressivement de nouveaux contenus et la fiction en fait partie. Des productions originales la rejoindront aussi : documentaires consacrés à des innovations coup de cœur, mais aussi émissions de témoignage et partage d’expérience, ou encore capsules d’expertise, juridique ou managériale notamment.

Comment fait-on pour toucher au-delà des gens qui sont déjà convaincus ?

C’est vrai ! Mais ce n’est pas la première fois que ce type de plateforme engagée voit le jour. D’ailleurs, Bien Media, qui est la société de production qui nous accompagne, est celle qui produit déjà la chaîne « Au nom de la Terre », d’Édouard Brégeon, sur les questions agricoles et alimentaires. Elle est bien placée pour savoir qu’au début, ce sont les passionnés, les déjà convaincus ou qui viennent. Mais que petit à petit, notamment en entraînant avec soi des collectifs engagés, entreprises ou autres, vous touchez un public beaucoup plus large. C’est ça le modèle économique qui fonctionne bien. Cela dit, ce n’est pas une plateforme guidée par la recherche de bénéfices : le coût de l’abonnement* proposé sert avant tout à rémunérer les créateurs des œuvres et les équipes qui la font tourner.

Dans le manifeste de la plateforme, vous parlez des différences et du commun, mais comment construit-on du commun à partir des différences ?

On a tendance à simplifier la pensée sur ces sujets-là et à considérer que « diversité » ou « inclusion », ça s’attache exclusivement à des personnes en situation de handicap ou d’origine étrangère. En réalité, la diversité de notre société, c’est chacun de nous. Le sujet, c’est plutôt la reconnaissance de l’irréductible individualité de chacun de nous et de son égale dignité. C’est ça qui fait commun. A contrario, ce qui brise le commun c’est le refus de reconnaître l’égale dignité de ceux qui ne me ressemblent pas. C’est le refus de croire en la capacité d’une femme à accéder à un poste de responsabilité parce qu’on l’a réservé à un homme. C’est l’indifférence aux embûches de vie rencontrées par certains, le refus de se mettre à leur place et de les traiter comme on voudrait pourtant être traité dans pareille situation. C’est le fait d’apposer des étiquettes sur des individus ou de les enfermer dans des statuts ou des apparences sans plus voir derrière l’humanité, la complexité et les infinies potentialités. Cette plateforme ce n’est donc pas le récit d’un groupe d’individus contre un autre, mais bien de notre société toute entière et du regard qu’on doit réapprendre à porter les uns sur les autres.

C’est un autre projet de société ?

Oui, parce qu’il implique de dépasser une multitude de biais cognitifs. Par exemple, le regard qu’on va porter sur une personne en situation de handicap sera souvent de l’ordre de la charité ou du médical exclusivement, là où il faut passer à autre chose. C’est-à-dire créer une société, des espaces publics, un monde du travail qui soit moins handicapants à l’égard des individus. Donc oui, il y a derrière cela le projet d’une société pas seulement plus performante économiquement, mais aussi plus soudée et au fond plus heureuse, même si le mot est rarement employé dans le débat public.

C’est-à-dire ?

J’observe par exemple notre rapport aux demandeurs d’asile et je suis frappée de voir à quel point quand on arrive à accueillir 100.000 Ukrainiens et Ukrainiennes en fuite du fait de la guerre, ça nous rend collectivement fiers. Il y a un sentiment d’être au rendez-vous de l’histoire, de notre humanité. Là où, a contrario, quand on laisse dormir sous les ponts des exilés provenant d’autres régions du monde, ce sont des remugles négatifs qu’on agite en nous. J’en suis convaincue : le repli sur soi rend malheureux, anxieux, insécurisé. Sans compter que ces dynamiques conduisent généralement à l’arrivée au pouvoir de populistes qui n’ont jamais rendu les peuples heureux. Car, juste après les migrants et les étrangers, c’est bien aux citoyens eux-mêmes que les régimes autoritaires finissent toujours par s’attaquer. Donc oui résister à ce refus de l’altérité si répandu, c’est bien un projet de société.

Dans la bataille culturelle dont vous parlez, il y a des gens « en face », plus conservateurs, qui pourraient peut-être qualifier ces ambitions-là du mot à la mode de « wokiste ». Est-ce que vous en acceptez l’augure ou non vous refusez le terme ?

Ça dépend de la définition qu’on donne au « wokisme » ! Si on parle d’éveil, comme son nom l’exprime a priori, c’est-à-dire de la capacité à voir et comprendre les mécanismes d’exclusion et de discrimination à l’œuvre… c’est évidemment un progrès pour notre société que d’être plus éveillée, plus consciente et il faut l’espérer, plus agissante. Cette plateforme, elle est éditorialisée et elle prend le parti d’assumer et de défendre la diversité de ceux qui composent notre société et leur égale protection.

Vous êtes l’une des rares dans la famille de la gauche socialiste, sociale-démocrate, à tenir encore un tel discours sur l’égalité. Est-ce que vous partagez cette impression ?

Je constate surtout que le discours politique en règle générale est de plus en plus difficilement audible. L’ultrapolarisation, la violence des oppositions, mais aussi la perte de crédit d’une parole publique qui a trop souvent ces derniers temps servi à dire des choses en même temps qu’on faisait exactement le contraire… Je ne crois pas que la gauche ait abandonné le combat pour l’égalité, mais c’est vrai qu’on a besoin de l’entendre plus fort sur ce sujet. Ou plus exactement plus fort sur ce que ce rapport à l’autre apporterait au combat toujours recommencé pour l’égalité.

Entretien avec 20 minutes, le 23/06/2023.