La mondialisation nous oblige à inventer une gouvernance globale des migrations, là où le bricolage répressif européen ne fait qu’aggraver le mal, défendent, dans une tribune au « Monde », la présidente de France terre d’asile et le politiste.
Le débat désormais quotidien autour du thème de l’immigration surprend par sa cécité face aux mutations réelles de notre monde. Il semble tout droit sorti du siècle dernier, même d’un millénaire révolu, de cette époque où une Europe dominante disposait des moyens de faire de l’absolue souveraineté de ses seuls Etats un principe efficace et respecté de régulation internationale. Avons-nous seulement compris que ce monde-là n’existe plus ?
Si l’on veut traiter humainement et rationnellement des questions migratoires d’aujourd’hui, il faut d’abord changer de logiciel, tirer les conséquences évidentes d’une mondialisation qui appartient au cycle présent de notre histoire, et qui modifie profondément la donne du fait migratoire.
Une telle rupture n’a pas seulement altéré les paramètres techniques de notre temps, facilitant les transports, réduisant les distances, augmentant la visibilité des lieux plus favorables et plus éloignés : autant de facteurs qui donnent déjà une force inédite à la mobilité humaine… Mais elle a surtout atteint les comportements sociaux, créant au fil du temps un imaginaire mondialisé qui touche chaque individu − n’est-ce pas notre cas ? celui de nos enfants ? −, quelle que soit sa condition, de plus en plus connecté à un monde qui suscite attraits, désirs, volonté d’accomplissement, affectant ainsi durablement la façon d’être de chacun dans un environnement fortement élargi.
La mondialisation des êtres humains
C’est dire que la migration, jadis exceptionnelle, voire transgressive, devient peu à peu l’avenir du monde. Là où la sédentarité, la fixité, l’enfermement prennent lentement mais sûrement les formes du passé, pour incarner à leur tour l’exception de demain.
Est-ce à dire qu’il n’y a qu’à se laisser porter par ce vent nouveau ? Non : au contraire, cette mutation nous oblige, mais dans un sens totalement opposé à ce qu’un conservatisme béat conduit à conclure. Si nous quittons un monde statique pour nous adapter à celui de la mobilité, tout reste à faire pour en définir les règles nouvelles. Pour concevoir ce temps de la mondialisation des êtres humains, nous qui avons su sans trop de peine concevoir celle des marchandises. Pour parvenir à cette gouvernance globale des migrations optimisant le bien-être de ses trois protagonistes : sociétés de départ, sociétés d’accueil et migrants eux-mêmes.
Mais, pour cela, il faut accepter que la migration soit le principe et non la transgression ; et comprendre aussi qu’il n’y a pas d’intérêt national qui puisse s’épanouir hors d’un universel reconstruit. Au fond, il en va de la migration comme du climat, l’un et l’autre impliquant cette nécessaire inversion dans l’ordre des facteurs. Gageons pourtant que la première est plus facile à gérer tant sont grands les avantages à court terme d’une migration rationalisée, pour notre démographie, notre effort productif, le rapprochement des cultures : des flux bien gérés au niveau global sont capables de susciter des bienfaits immédiats qui démentent les slogans faciles !
Résurgences souverainistes
Alors voilà, qu’y a-t-il de plus enthousiasmant et porteur ? Inventer ce logiciel nouveau et ses normes inédites ? Ou donner raison à ceux qui, à coups de mensonges et de stigmatisations, ont fait de la dénonciation du migrant la marchandise la plus facile à vendre sur le marché électoral ? Et persister dans ces formes de répression éculées qui ne font, jusqu’à aujourd’hui, qu’aggraver le mal.
En moins d’une décennie, nous frôlons le chiffre effrayant de 30 000 morts en Méditerranée, soit probablement plus de 50 000 depuis le début de ce siècle. L’agence Frontex, mise en place par l’Union européenne, engloutit des sommes considérables.
Et pourtant, l’actualité montre que ces résurgences souverainistes et défensives n’ont en rien dissuadé les candidats au départ ! Preuve est ainsi faite qu’une approche entièrement nouvelle est aujourd’hui indispensable. Le président de la République lui-même le reconnaissait : dans un monde d’interdépendance, la solution ne peut pas partir de l’enfermement souverain ; une démarche isolée, au sein d’une logique collective, ne peut qu’aboutir à l’échec.
Source d’énergie et d’enrichissement
Comme en matière de sécurité humaine, la matrice ne peut être que multilatérale et relever d’instances capables de définir le tissage institutionnel global à même de prendre en charge les flux migratoires, les soutenir humainement et socialement, les orienter économiquement, les doter de normes légitimes aux yeux de tous.
Cette logique globale n’est pas chose facile pour des Etats habitués aux automatismes de la souveraineté. Elle s’est révélée bien utile pourtant lors de la pandémie de Covid-19. Elle le sera de plus en plus face aux grands défis de notre temps. La France s’honorerait de plaider en ce sens sur la scène mondiale, de renouer avec la tradition de Léon Bourgeois [1851-1925]. L’ancien président du Conseil avait le premier compris que la paix se construirait sur la résolution des grandes questions sociales, qui ont désormais une vraie dimension internationale.
Il est essentiel de préparer dès maintenant ce monde de demain, où la mobilité humaine a toutes les chances de devenir une source d’énergie et d’enrichissement perpétuellement renouvelables. Si on ne le fait pas, elle risque d’être au contraire une cause de désordres et probablement de désastres.
Le bricolage répressif qui fait le quotidien de l’action européenne actuelle produit ce qu’il y a de pire et de plus cruel dans la migration d’aujourd’hui : la clandestinité. Source de malheurs, d’exploitations, de viols, de violences en tous genres, de racisme parfois même institutionnalisé en politique d’Etats avec lesquels on passe des pactes dangereux, elle fait le malheur de tous et nous détache de l’avenir. Ayons l’audace de regarder devant nous et de construire progressivement la grammaire migratoire du troisième millénaire !
Tribune publiée dans Le Monde, le 20 septembre 2023.
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