« En Europe, les femmes migrantes arrivent « totalement traumatisées, dans un état d’épuisement aigu » » – Entretien avec InfoMigrants

Éducation nationale Publié le 10 mars 2024

InfoMigrants : Sur la route de l’exil, les femmes sont-elles davantage vulnérables que les hommes ?

Najat Vallaud-Belkacem : Les femmes sont partout plus menacées dans leurs droits et dans leur intégrité que les hommes, c’est une constante. Et évidemment plus encore dans les sociétés sujettes aux dysfonctionnements qui poussent à prendre la route de l’exil comme les conflits, la pauvreté, les catastrophes climatique etc… Dans ces zones de chaos où tous les cadres volent en éclats, les femmes sont hyper vulnérabilisées parce qu’il n’y a plus de règles ou de mécanismes de protection autour d’elles et elles sont donc souvent la proie de violences exacerbées .

Et puis il y’a ces calamités plus structurelles qui les affectent trop souvent et qu’elles fuient aussi : le mariage précoce, l’excision, la prostitution forcée…
Le chemin de l’exil quant à lui est souvent synonyme de violences redoublées, avec des femmes qui se retrouvent à la merci des passeurs et exploiteurs en tout genre, y compris des garde frontières, et qui nous arrivent totalement traumatisées au terme d’un interminable périple durant lequel beaucoup sont même tombées enceintes de leur viol…. Ces femmes migrantes sont les plus vulnérables des vulnérables.

Si vous ajoutez à cela cette pratique de plus en plus répandue en Europe de « hotspots » supposément conçus comme centres de premier accueil et d’enregistrement des migrants, et qui deviennent des centres de détention dans lesquels on mélange des femmes avec des hommes qui ne sont pas de leur famille, comme dans les îles grecques, vous voyez vite le problème…

Plusieurs études et rapports montrent que les violences à l’encontre des femmes, d’ailleurs, ne s’arrêtent pas à la route de l’exil et se poursuivent dans les pays d’accueil.

Oui, il y a notamment cette étude menée l’an dernier par le Docteur Jeremy Khouani, qui a démontré comment les femmes demandeuses d’asile, déjà en grande détresse, continuent de subir des violences à leur arrivée en France, à fortiori quand elles sont laissées à la rue. Et les chiffres sont absolument terribles : elles ont 18 fois plus de risques que les autres femmes d’être victimes de viols.

C’est pour cela que chez France Terre d’Asile ça nous parait essentiel de documenter, de connaître chaque dimension de cette vulnérabilité-là pour améliorer la protection de ces femmes et nos outils d’accueil, à commencer par leur mettre très vite un toit sur la tête .

En France, dispose-t-on d’infrastructures et d’une politique d’accueil pour les femmes suffisantes ?

Aujourd’hui, les hébergements sont insuffisants où arrivent trop tard. Mais au-delà de ça, il y a beaucoup d’angles morts dans la politique d’accueil en France. Insuffisance de l’accompagnement médical, notamment en matière de santé reproductive, ou psychologique à destination de ces femmes. Insuffisance d’interprètes pour les aider à se raconter. Insuffisance des cours de français et des solutions pour la garde d’enfants qui rendraient ces derniers vraiment accessibles, alors que la nouvelle loi exige désormais un niveau de français avancé pour pouvoir accéder à certains titres de séjour. Enfin insuffisance de mécanismes d’accompagnement vers l’emploi …

Ainsi, notre projet Amal a pour vocation, grâce à l’appui de la recherche, et aux témoignages des premières concernées, de documenter ces angles morts le plus précisément possible et d’en tirer des recommandations de politiques publiques, que pour certaines nous expérimentons pour en mesurer les effets. On conçoit aussi des formations à destination des intervenants sociaux pour que les questions d’égalité de genre et de meilleure prévention des violences faites aux femmes soient véritablement intégrées, malgré la réticence des victimes à parler de leurs expériences et leur peur des représailles quand elles dénoncent les auteurs.

Les femmes représentent une part de plus en plus en plus importante parmi les flux migratoires. Comment expliquer leur quasi-absence dans l’espace public ?

Il faut rappeler ces chiffres qui passent inaperçus dans le débat public : plus de la moitié des personnes migrantes sont des femmes et s’agissant des demandeurs d’asile, un sur trois est une femme.

Or, on a plutôt aujourd’hui l’ image d’une immigration exclusivement masculine parce que le débat public sur la demande d’asile et sur la migration s’est, ces dernières décennies, tendu, refermé. Ceux qui ont fait de l’hostilité contre les migrants leur carburant permanent, agitent à longueur de journée des images de bandes d’hommes menaçants, pour mieux les criminaliser . Ce faisant, ils occultent cette réalité de la vulnérabilité, que les femmes et enfants incarnent tout particulièrement. C’est ainsi qu’on les invisibilise dans l’imaginaire collectif et qu’on se pose ainsi rarement la question de leurs besoins ou de la façon dont on peut améliorer leur sort.

Vous aurez remarqué que dans tout le débat autour de la loi asile immigration pas un mot n’a été prononcé pour ces femmes. Et même quand le texte semble porteur d’avancées comme la régularisation par le travail pour les métiers en tension peu rémunérateurs ou non-déclarés, le débat n’évoque que rarement ceux qu’elles occupent et qui font pourtant fonctionner des pans entiers de notre économie, permettant d’ailleurs souvent à des femmes françaises de travailler en les déchargeant des corvées du foyer…

En fait on ne résoudra tous ces problèmes que par des politiques migratoires résolument humaines plutôt que répressives. Par exemple chaque fois qu’on durcit la politique de regroupement familial, il faut avoir conscience que ça augmente le nombre de femmes qui n’ont d’autre issue que de passer par ces périples atroces que j’évoquais pour espérer rejoindre un conjoint et vivre enfin une vie « normale » .
Tout cela suppose de ne pas se contenter de surfer sur les vents mauvais, comme sont tentés de le faire nombre de nos responsables politiques sur ce sujet.

Entretien avec InfoMigrants, le 8 mars 2024.

Crédit photo: France terre d’asile.