“Notre loi pour l’Égalite réelle n’avait pas vocation à être tiède ou compassionnelle…”. Entretien à l’Express

Droits des femmes Publié le 31 juillet 2014

Alors que le Conseil constitutionnel s’apprêtait à rendre son avis sur le projet de loi sur l'Égalité réelle entre les Femmes et les Hommes porté par Najat Vallaud-Belkacem, la ministre a répondu aux questions de l'Express.

L’Express : Votre projet de loi sur l’égalité femmes-hommes s’étend à de nombreux domaines. Au risque de la lenteur et de la polémique?

J’ai présenté ce texte le 3 juillet 2013, il y a un peu plus d’un an, cela peut paraître long c’est vrai, mais en même temps il s’est enrichi dans la discussion parlementaire. Le texte est découpé en quatre partie: Egalité professionnelle, Pensions alimentaires, Violences faites aux femmes et Parité. Sur certains aspects, il a fait consensus: les parlementaires ont compris, sur beaucoup de bancs, la nécessité de lever les obstacles qui empêchent encore aujourd’hui la réalisation de l’égalité des droits.

Nous avons la chance de vivre dans un pays où femmes et hommes ont en théorie des droits égaux, reconnus par la constitution et la loi depuis des décennies, mais dans la réalité, il en va tout autrement. Les inégalités professionnelles sont toujours là, les femmes sont absentes des postes à responsabilités, surreprésentées dans les familles monoparentales, elles sont victimes de violences conjugales… Avec cette loi, il s’agissait de lever de façon très pragmatique et concrète tous les obstacles à l’égalité qu’elles rencontrent de fait sur leur chemin.

L’Express : Les femmes continuent à être moins bien payées que les hommes…

Elles n’ont pas les mêmes parcours professionnels, interrompus par des absences plus ou moins prolongées, notamment au moment de l’arrivée des enfants. Pouvoir s’interrompre dans ces moments-là est une chance, mais quand cette interruption est subie, par défaut de solution de garde notamment, et quelle conduit à un éloignement si long du marché du travail qu’on a le plus grand mal à y revenir, qu’on passe à côté de promotions, qu’on ne se voit jamais proposer d’accéder aux responsabilités… Cela explique à la fois les inégalités de rémunérations persistantes et les différences de montant de retraite à la fin d’une vie.

Si l’on veut réaliser l’égalité professionnelle un jour, il faut donc se poser la question de la répartition des tâches et des responsabilités parentales et familiales quand arrive un enfant. Comment se fait-il que 95% des congés parentaux sont pris par des femmes? On vit dans un pays où il est encore difficile pour un homme de demander à s’arrêter quelques semaines, quelques mois, voire quelques jours, pour s’occuper de son enfant. La réponse de la loi, c’est la réforme du congé parental, qui prévoit qu’une période de ce congé parental sera désormais pour le deuxième parent.

Autre point, au regard du droit, les femmes et les hommes sont égaux et donc, quand il y a séparation, c’est une affaire de couple et d’individus à égalité. Dans les faits, un nombre considérable de femmes est en souffrance, 97% des familles monoparentales sont constituées de mères isolées avec des enfants, qui tombent trop souvent dans la précarité parce qu’elles ne perçoivent pas leur pension alimentaire, parce que le non-paiement des pensions alimentaires est presque un sport national – 40% des pensions sont impayées ou payées de façon irrégulière.

En théorie, si une version alimentaire n’est pas versée, la femme peut saisir la justice. En pratique, c’est la galère, le parcours du combattant et ces femmes ont généralement bien d’autres préoccupations… Elles ne récupèrent jamais leur pension alimentaire. La loi crée donc désormais une garantie publique contre les impayés de pension alimentaire: quand le parent isolé ne touche pas sa pension, il pourra se tourner vers la caisse d’allocations familiale, qui lui versera ce qu’on appelle une “allocation de soutien familial”, une centaine d’euros par enfant et par mois, à charge pour la Caf de se retourner, avec des moyens de recouvrement bien plus efficaces, vers l’autre parent pour récupérer son dû. C’est une véritable nouvelle prestation sociale que crée ainsi la loi.

Certaines dispositions de la loi, cette dernière notamment, ont fait consensus. A droite comme à gauche, nous étions d’accord pour faciliter la vie de ces mères isolées ou encore celle des femmes violentées.

L’Express : En ajoutant à ces dispositions d’autres qui le sont moins, n’avez-vous pas pris le risque de briser ce consensus?

Cette loi n’avait pas non plus vocation à être tiède ou compassionnelle, mais à transformer structurellement des organisations sociales qui, autrement, reproduiront et conforteront ad vitam aeternam les inégalités. Si l’on n’a pas encore atteint l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans notre pays, c’est bien qu’il y a des endroits où ça coince. Forcément, quand on repousse les plafonds de verre, parfois ça casse, ça fait des débris…

Prenez la parité en politique: elle n’est toujours pas effective malgré la loi de 2000. C’est donc que des acteurs refusent de jouer le jeu, que des partis politiques ne respectent pas leurs obligations. J’ai voulu frapper fort en doublant les pénalités qui s’appliquent lorsqu’ils enfreignent leurs obligations en la matière, afin que la somme soit si lourde qu’il ne soit raisonnablement plus pensable pour la trésorerie d’un parti de “composer avec” les amendes. Tout le monde n’était pas d’accord . Mais une majorité a voté cette disposition, tout comme une majorité a voté le fait que la parité ne doit pas s’appliquer seulement à la vie politique, mais aussi à tous les champs de responsabilité sociale ou élective, les chambres de commerce et d’industrie, les chambres d’agriculture, les fédérations sportives…

L’Express : Vous attendiez-vous à ce que l’un de ces points de “discussion” porte sur la réforme du droit à l’avortement?

Le droit à l’IVG existe depuis 1975, c’est vrai. Mais dans la pratique, comment se concrétise-t-il, est-il réalisé pour toutes les femmes, quelle que soit leur situation pécuniaire par exemple? Depuis deux ans, nous nous efforçons de lever un à un les freins à l’accès à l’IVG. L’argent: l’IVG est désormais remboursé à 100% par la sécurité sociale. Le nombre des praticiens, toujours plus faible, parce que l’IVG était un acte sous-évalué: avec Marisol Touraine, nous en avons revalorisé les tarifs.

Et puis, cet autre frein auquel sont confrontés les femmes, ces sites Internet qui, sous couvert de neutralité, font en réalité du prosélytisme anti-IVG et ont pour objectif de dissuader les femmes de faire usage de leur droit dans les premières semaines, alors même que le délai est légalement contraint. La loi que je viens de faire adopter prévoit de sanctionner désormais cette entrave à l’information. La loi de 1975 prévoyait déjà de sanctionner l’entrave physique à la pratique d’une IVG, ces gens qui se postent devant les cliniques ou les hôpitaux pour empêcher les femmes d’y pénétrer. Mais, en 1975, on ne connaissait par Internet. Il est aujourd’hui avéré que la principale pression psychologique faite aux femmes, c’est sur Internet qu’elle a lieu. Le fait d’empêcher une femme d’accéder à une information neutre et fiable sur l’IVG sera désormais poursuivi.

L’Express : Ce ne sont pas ces points qui sont aujourd’hui portés devant le Conseil constitutionnel…

Ce projet de loi a été discuté au Parlement et enrichi par des amendements parlementaires, dont celui qui supprime la condition de détresse avérée que la loi de 1975 exigeait pour ouvrir droit à une IVG. Le raisonnement, derrière cet amendement, a été le suivant: qui d’autre mieux qu’une femme est capable de juger en son âme et conscience qu’elle souhaite interrompre une grossesse plutôt que la poursuivre? Qui d’autre, d’ailleurs, pourrait juger de cette situation de détresse? Les parlementaires ont donc décidé de supprimer cette notion – qui n’avait plus grand effet juridique dans la pratique. Cette actualisation de la loi de 1975 va dans le sens d’une reconnaissance, plus que d’une simple tolérance, du droit à l’IVG.

Le débat a réveillé un certain nombre de conservateurs, qui y ont vu l’occasion de remettre en cause le principe même de l’IVG. Certains d’entre eux ont déposé à leur tour un amendement pour en supprimer le remboursement par la sécurité sociale – ce qui dit la persistance, certes très minoritaire, y compris à droite, de résistances fortes à l’égard de l’avortement. Dans un certain sens, elles nous confortent dans l’idée qu’il faut rester vigilant et continuer à défendre ce droit, parce qu’il n’est jamais à l’abri d’une remise en cause. C’est ce qui s’est passé en Espagne.

L’Express : Ces mêmes parlementaires avaient ferraillé contre le mariage pour tous…

Il y a en effet une veine commune: l’hyper-conservatisme, l’hostilité au changement, la peur du progrès. Mais ramenées à la société française, ces positions d’arrière-garde sont ultra-minoritaires. Ils ont choisi de contester cette disposition auprès du Conseil constitutionnel, c’est leur droit, et les sages se prononceront (ce jeudi, NDLR) sur cette question. Mais je me souviens d’une enquête récente sur la suppression de la notion de détresse: 80% des Français comprennent la nécessité de garantir l’IVG comme un droit, sans condition.

L’Express : Quel regard posez-vous sur la loi espagnole de restriction au droit à l’avortement. Est-ce l’amorce, dans certains pays du sud, d’un retour en arrière?

Ce n’est pas propre au sud, la situation est préoccupante en Irlande, ou dans certains pays d’Europe de l’Est. Ce que je crois c’est que quand on traverse une période de crise économique, les droits sociaux et libertés fondamentales sont fragilisés, plus vulnérables. Les gens sont inquiets, ils se replient sur eux-mêmes, sur ce qu’ils connaissent, les valeurs dont ils ont hérité, ils n’ont pas la tête à remettre en question l’organisation de leur monde, ils ont la nostalgie d’un passé où la crise économique n’existait pas, et qu’ils parent de toutes les vertus, pour certains ce passé c’était notamment celui dans lequel les femmes ne travaillaient pas, ne venaient pas concurrencer les hommes…

Une société qui traverse une crise économique est toujours tentée par le repli sur soi et le retour en arrière. C’est là que se font jour des conservatismes inhérents à toute société, mais qui reprennent du poil de la bête à cette occasion. C’est, à mon sens, précisément pendant ces périodes que les pouvoirs publics progressistes doivent veiller inlassablement à défendre les droits sociaux et libertés fondamentales, et qu’il faut être d’autant plus fermes dans notre lutte contre les discriminations et les inégalités que la tentation de la société est de les aggraver.

L’Express : Au risque de la fracture?

Encore une fois, sur l’avortement, il n’y a absolument pas de fracture. Les parlementaires qui se sont opposés à cette disposition sont minoritaires, y compris au sein de leur propre parti. Il fallait voir certaines femmes de l’UMP soutenir cette disposition pour comprendre que la fracture, elle était plutôt au sein de leur groupe…

L’Express : Qu’espérez-vous pour la suite?

Ce texte doit être un catalyseur de l’évolution profonde de la société. Il a vocation à l’entraîner toute entière dans une dynamique d’égalité. La meilleure répartition des responsabilités familiales et domestiques, c’est fondamental! Comme la mixité des métiers: tant qu’on n’aura pas évolué sur ces sujets, la répartition des rôles entre les femmes et les hommes tendra à produire naturellement des inégalités.

Même chose pour la représentation des hommes et des femmes dans les médias que la loi régule désormais: on connait l’importance des images sur notre perception du rôle des femmes et des hommes, sur ce que les unes et les autres s’autorisent à désirer ou à ambitionner. Le texte donne compétence au Conseil supérieur de l’audiovisuel, une autorité administrative indépendante, pour veiller au traitement équitable des femmes et des hommes à l’antenne. Pour mettre fin aux images portant atteinte à la dignité des femmes, mais aussi s’assurer que femmes et hommes soient équitablement représentés, sur les plateaux d’experts par exemple.

L’Express : Faut-il nécessairement, dans notre pays, au contraire d’autres en Europe, “forcer la main” des entreprises, des médias, des politiques, voire des Français en général, pour faire avancer les choses?

Les pays nordiques, c’est vrai, n’adhèrent pas forcément a la contrainte législative. Ainsi, au niveau européen, s’opposent-ils à la règle des quotas dans les conseils d’administration des grandes entreprise. Ils ont des raisons historiques et culturelles: ils ont fait des progrès dans ce domaine autrement que par la loi. Ils ont une culture de l’égalité femmes-hommes plus ancrée, depuis plus longtemps, et puis ils ont vu arriver aux responsabilités politiques, dans les années 90, par exemple en Suède, une génération de femmes résolument féministes qui ont fait progresser les dossiers.

Nous avons pris, nous, un certain retard, parce que nous avons d’autres références, une autre histoire et restons pétris de schémas qui ne vont pas tous dans le sens de l’égalité… Agir par la loi est donc une nécessité. Et puis la loi, c’est plus que du droit ou des règles, c’est aussi ce qui nous permet de dire le cadre, le monde dans lequel nous voulons vivre, tout simplement.


Propos recueillis par Eric Mettout pour l’Express.
Photo © Razak

 

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