Médaille d’or du CNRS : Bravo à Eric Karsenti, pionnier de l’interdisciplinaire en biologie cellulaire

Enseignement supérieur et recherche Publié le 15 décembre 2015

Ce lundi 14 décembre 2015, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a remis au biologiste Eric Karsenti la médaille d’or du CNRS au cours de la cérémonie qui s’est tenue à la Sorbonne.
Retrouvez ici le discours de la ministre.

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Monsieur le secrétaire d’État, cher Thierry Mandon,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le Recteur, cher François Weil,
Monsieur le Président du CNRS, cher Alain Fuchs,
Mesdames et messieurs les présidentes et les présidents, les directrices et les directeurs,
Mesdames et messieurs les chercheurs et enseignant-chercheurs,
Mesdames et messieurs,

Cher Éric Karsenti,

D’un vaisseau l’autre, de l’infiniment petit des microtubules aux larges étendues des océans, je prends donc le relais de Thierry Mandon, pour saluer Éric Karsenti, qui reçoit ici la médaille d’or d’une institution prestigieuse, celle du CNRS, qui fait la force et la grandeur de la Recherche française, et qui est le premier opérateur scientifique mondial.

Et puisque de voyage il est question, avant d’en venir au Beagle et à Tara, je souhaiterais évoquer ici la mémoire de l’un de vos prédécesseurs, autre récipiendaire de cette récompense prestigieuse, celle de Claude Lévi-Strauss.

Car en parlant ici de voyage, je n’ai pu m’empêcher, en particulier en voyant vos périples les plus récents, de songer au contraste qui existe entre la désillusion qui ouvre Tristes Tropiques, et l’enthousiasme qui accompagne l’aventure Tara.

Oui, à l’invitation au voyage, Lévi-Strauss oppose, en apparence, une fin de non-recevoir :

« Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus. »[1]

Heureusement, né bien avant, le jeune Darwin n’a pas lu cet ouvrage avant de monter à bord du Beagle, en 1831, où il restera jusqu’en 1836. Et son journal de bord respire un enthousiasme, dont on comprend qu’il vous ait marqué : « Première journée délicieuse, dont le souvenir, comme de tant d’autres, ne s’effacera jamais. »

Oui vous avez choisi, pour votre part, de renouer avec cet enthousiasme de Darwin à bord du Beagle, une lecture qui, dites-vous, vous a donné cette envie de monter une expédition à travers les mers du globe. Et pour corrompu qu’il soit, le spectacle, apparemment, en valait encore la peine.

Je parle de spectacle. C’est révélateur. Après tout, le théâtre, par son étymologie, a partie liée avec la théorie. Mais devant la scène du monde, quelque chose a changé. Radicalement.

Pendant longtemps, l’être humain s’est pensé comme un acteur devant un décor fixe : la nature. Cette nature dans l’histoire des arts, et notamment en peinture, a mis longtemps avant d‘occuper, seule le devant de la scène. Elle a mis encore davantage de temps à ce qu’elle soit pleinement perçue pour ce qu’elle est : non pas un environnement inerte, mais un environnement vivant.

Cette connaissance, vous l’avez naturellement depuis longtemps. On n’observe pas impunément la division cellulaire et son autorégulation, sans constater que ce qui semble inerte au profane, est profondément vivant.

Mais ce n’est que progressivement que les sociétés dans leur ensemble se sont rendues compte de cette réalité. Nous influençons la terre. Nous influençons le climat. Et celui-ci, en retour nous influence.

Si j’évoque ce changement de perspective, c’est qu’il correspond, à bien des égards, à une révolution copernicienne, qui est en cours, et qu’il nous faut encore achever.

Ce changement, le travail que vous avez conduit, cher Éric Karsenti, avec l’équipe de Tara Océans, nous le montre à l’œuvre. Oui, vous nous conduisez à envisager les choses différemment, à poser sur le monde un regard nouveau.

Car finalement, le plancton, quand nous songeons à la mer, n’est pas ce qui nous vient immédiatement à l’esprit : nous pensons d’abord à ce qui est immédiatement visible. Le plancton ferait sans doute un assez mauvais logo pour une association de défense de l’environnement. Et pourtant il joue un rôle immense, essentiel.

Voilà ce que je trouve, à titre personnel, tout à fait fascinant dans votre travail : il nous rappelle que tout est lié. Que l’idée qu’il y aurait d’un côté l’être humain, avec ses préoccupations, et de l’autre ce que l’on désignerait comme la nature, ne tient pas.

En effet, quand on voit que le plancton océanique représente le plus grand écosystème planétaire, quand on voit son rôle dans la production d’oxygène, on se rend compte à quel point envisager notre destin, celui des humains, sans prendre en compte la nature, serait vain, et voué à l’échec.

Et c’est ici un second aspect marquant : la relation entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Comprendre le fonctionnement de ce monde qui n’est pas uniquement celui du silence, mais aussi de l’invisible, en comprendre les rouages, notamment la façon dont les facteurs environnementaux l’influencent, c’est nous ramener aussi à notre situation présente, celle d’organismes vivants dont l’environnement va évoluer considérablement. De l’univers planctonique à l’univers humain, l’écart n’est pas si grand.

En évoquant, dans un communiqué de presse, le plancton comme une Nouvelle Frontière, vous montrez en somme qu’après avoir si longtemps tourné son regard vers les étoiles, cette nouvelle frontière chère à l’imaginaire américain, les humains découvrent au cœur de notre monde, de nouveaux espaces à explorer. Moins des espaces, d’ailleurs, que des ensembles vivants.

Vos cartes, quand vous faites par exemple la cartographie des interactions planctoniques, ne sont plus des cartes de la terre, des continents, mais celles d’éléments vivants, des réseaux.

Ce que vous explorez, ce sont des structures, des interactions, des dynamiques. Des phénomènes qui ont donné lieu d’abord à un certain nombre de modèles, et ensuite ont été confirmés par l’analyse.

Des données aux modèles, des modèles à l’analyse et à l’expérimentation, nous nous trouvons ici au cœur d’un enjeu particulièrement fort aujourd’hui, quelques jours après la fin de la COP 21. La façon dont la démarche scientifique ne concerne pas seulement ce qui a été ou ce qui est, mais aussi ce qui va arriver, selon les circonstances.

Si la question du changement climatique, à propos de laquelle la communauté scientifique s’est mobilisée dès le début des années 1980, a mis tant d’années avant de devenir l’enjeu politique qu’il est aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il nous force à envisager non pas le passé ou le présent, mais l’avenir.

Il a amené nos concitoyens à penser la science à partir de modèles, ce qui va un peu à l’encontre de la représentation que l’on s’en fait. La science, c’est la preuve. Or il n’y a de preuves que pour un passé. Aux travailleurs de la preuve chers à Gaston Bachelard se sont donc ajoutés, les travailleurs des modèles.

Oui, les pratiques des chercheurs évoluent sans cesse, elles se remettent en question pour mieux avancer, et votre odyssée en est symbolique. A l’exploration géographique et maritime s’ajoute l’exploration intellectuelle.

Cette médaille d’or, si elle salue vos travaux, met donc aussi en évidence bien des aspects de votre démarche qui sont, d’une certaine façon, exemplaires.

La première, et le fait qu’il y ait eu un pavillon Tara à l’occasion de la COP 21 en est la preuve, est l’enjeu majeur que représente, pour notre avenir, la question climatique, un sujet sur lequel la mobilisation scientifique s’est révélée décisive.

Je songe naturellement à celle du GIEC, dont Valérie Masson-Delmotte a été récemment élue coprésidente du groupe « Climat », mais aussi aux laboratoires qui font notre réputation internationale

En septembre 2015, les Nations Unies ont adopté un nouveau programme de développement durable, articulé autour de 17 objectifs. Cet accord est l’aboutissement d’un travail de concertation avec les gouvernements, la société civile et d’autres partenaires pour définir un ambitieux programme de développement pour l’après-2015.

Il vient compléter et soutenir votre rôle essentiel dans ce domaine, puisque la recherche porte depuis longtemps les objectifs du développement durable. Par l’engagement de tous ses secteurs disciplinaires, elle contribue à leur réalisation et à leur enrichissement au quotidien.

Ce qui me conduit naturellement au second point, celui de l’interdisciplinarité.

En effet, sur Tara, se croisent des biologistes, des informaticiens, des océanographes. Vous renouez ainsi non seulement avec le Beagle, mais avec les explorations de Cook et de bien d’autres, qui emportaient à leur bord des personnes venues d’horizons divers.

Ici, ce sont principalement les disciplines qui se sont croisées, enrichies, complétées. Parce que vos objets de recherche nécessitent, par leur complexité même, d’être abordés à la croisée des regards issus de disciplines multiples.

Et cet enjeu, je l’ai rappelé aujourd’hui au Quai Branly, est majeur au sein de la Stratégie Nationale de Recherche, qui favorise à la fois le développement d’une approche transdisciplinaire, notamment au travers des nexus comme « Climat et Santé Humaine », mais aussi pluridisciplinaire, avec notamment une co-construction des thématiques de recherche avec les Sciences Humaines et Sociales.

Mais Tara n’est pas uniquement l’héritière des grands vaisseaux des explorateurs. C’est aussi, à bien des égards, un bateau de pêche.

Et dans ce domaine, la pêche, je crois, a été bonne. Cette pêche, c’est celle de la collecte des données.

A partir de 35 000 échantillons prélevés, ce sont plusieurs millions de gènes qui ont été récoltés, et cela constitue le plus grand travail de séquençage jamais effectué pour des organismes marins.

Big Data ne se résume pas à internet. C’est aussi, pour la recherche en général, un enjeu considérable.

En effet, comment étudier le changement climatique, sans référence fiable sur laquelle établir l’ampleur, la dynamique, et les mécanismes de ce changement ?

L’image que nous avons de notre monde, de ses océans, de sa vie, dépendent de ces données. Plus nous en avons, plus finement se dessinent, se comprennent et s’analysent les océans, les écosystèmes et l’ensemble du vivant.

Les avancées considérables qu’ont permises ces données, les progrès présents et futurs qu’elles favorisent, témoignent de l’importance du travail mené au fil des mers par Éric Karsenti et l’ensemble de l’équipe de Tara Océans.

Votre périple n’est d’ailleurs pas passé inaperçu, en particulier auprès des élèves de nos écoles, de nos collèges et de nos lycées.

Car il y a un dernier aspect de votre aventure que je trouve remarquable : c’est la volonté qui a été celle de l’ensemble de l’équipage, de donner à l’action entreprise, une dimension éducative. A travers la mise en place de ressources pédagogiques dédiées, vous avez contribué à partager avec nos élèves cette aventure extraordinaire.

Vous avez aussi contribué à les sensibiliser non seulement à la recherche, mais aussi aux enjeux environnementaux, une réalité qui doit être partie intégrante de leur formation, à travers l’éducation au développement durable.

C’est un enjeu considérable, et si l’Ecole doit bien former les élèves au monde d’aujourd’hui et à celui de demain, elle doit, comme j’ai eu l’occasion de le faire à l’occasion de la COP 21 dans le cadre d’un Thematic Day, s’engager fermement en faveur de l’Education au Développement Durable.

Non en créant une nouvelle discipline, une nouvelle matière. Mais en faisant en sorte que cette dimension soit intégrée dans l’ensemble des enseignements. Et c’est ce à quoi je travaille, notamment en généralisant les pratiques observées dans certains territoires.

Votre voyage est, comme l’ensemble de votre parcours, une véritable source d’inspiration.

Oui, votre parcours est de ceux qui font naître des vocations. Parce qu’il interroge, surprend, étonne. Mais aussi parce que vous incarnez concrètement, dans votre pratique, des enjeux essentiels. Vous nous invitez à aller à l’aventure, vous réconciliez l’appel de la recherche, et celui du grand large.

Car je n’oublie pas les voyages et les aventures intellectuelles. J’ai cité, au commencement de ce discours, un voyageur désenchanté. Je tiens à conclure en évoquant un autre voyageur, non plus dans l’espace, mais dans le temps, autre récipiendaire de cette prestigieuse médaille d’or, mais plus optimiste. Jacques Le Goff, évoquant sa passion pour le moyen âge disait :

« Le Moyen-âge ne m’a retenu que parce qu’il avait le pouvoir quasi magique de me dépayser, de m’arracher aux troubles et aux médiocrités du présent et en même temps de me le rendre plus brûlant et plus clair. »[2]

Voilà, au fond, la force de la recherche : que l’on parcourt les mers ou que l’on parcourt les siècles, au fil des océans comme au fil des pages, elle nous ramène en définitive à l’ici et maintenant, avec une acuité toujours renouvelée.

Je vous remercie.

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Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche


[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques.

[2] Jacques Le Goff, A la Recherche du Moyen-Âge.


Photos © Rectorat de Paris – Sylvain Lhermie

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Un commentaire sur Médaille d’or du CNRS : Bravo à Eric Karsenti, pionnier de l’interdisciplinaire en biologie cellulaire

  1. Hassan

    Combien de groupes terrestre, d’ADN vivants, invisibles infimes et moléculaires…

    Les structures assemblées représentatives et solides de la vie se divisent, ou se prêtent à division, probablement quant ils s’agit d’entreprendre des recherches qui, elles mêmes, aboutiront vers un grand nombre connaissances, mais aussi pour établir et discerner des schémas de valeurs “absolues” de l’existence. La relativité étant avant tout l’alpha et le delta des liens déterminés approuvés et/ou critiqués des épreuves de l’analyse.

    Les nécessités de la vie sont sans doute la priorité des vies, d’ailleurs, comme toute évidence et tout réalisme, beaucoup d’aspects de la société concernent la bienveillance et la reconnaissance des mesures reliées et vitales qui appellent, en faculté commune et légitime, souvent vers des perspectives sociales, des égalités optimales et des raisons capitales.

    Autant la voile et le vent, le jour et la nuit, l’espace et le mouvement comprennent entendent et offrent des rapports et des leçons complémentaires, autant, dans leurs exemples, les supports et les forces les réalisent, les favorisent, les accompagnent. Ou autrement, car tout et rien n’est vraiment figé!

    Le Climat et la Nature sont sans doute la valeur universelle vivante et ajoutée des Peuples et des Sociétés de la COP21 de Paris. Les réunir, Les approfondir, Les enrichir, puisque tout élément se nourrit se construit et se partage de son propre et chaque environnement)s, ne peut être un “mauvais” but, un “vieux” rêve, une autre décadence, car plus qu’il ne peut paraître à tout)e un)e chacun)e, l’humanité ne peut ni infiniment ni excessivement déroger aux principes du développement, plutôt consacrer et adopter au mieux, au meilleur et au prix de chaque valeurs durablement efficientes et naturelles, des choix communs consciences.

    De l’eau à la terre et de la terre à l’eau, le monde de la vie et la vie du monde réfléchissent aussi bien et aussi loin d’un nuage d’une goutte d’un flocon à l’autre. De fait, et malgré leurs hauteurs et leurs surfaces différenciées, différentiables, des sommets et des pôles ne sont-ils le lieu bienfaiteur et réservé d’une même instance, d’un grand effet… .

    Bien à Vous…

    Merci…

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