Il fut un temps où, quand le premier personnage de l’Etat parlait de «fuite d’eau», nous entendions de toutes parts de justes réactions d’indignation. Aujourd’hui, des mots aussi déshumanisants que «vague» sont employés sans que personne n’y trouve plus rien à redire. On va jusqu’à employer, au Gouvernement, une rhétorique guerrière avec un appel à «armer le pays». On n’en dira jamais assez les dommages causés, dans notre pays, par ces années de mauvais débats sur l’identité nationale et l’immigration, et qui resurgissent aujourd’hui sous une autre forme, dans d’autres bouches.
En termes de cadrage des perceptions, nous savons combien les métaphores utilisées influent sur la manière dont nous pensons les choses. Ces figures de style et exercices de communication sont donc non seulement dérangeants, sinon odieux, ils sont surtout catastrophiques d’un point de vue politique. Les effets de manche et l’inflation sémantique, loin de compenser les insuffisances des actes ou leur inefficacité, ont en effet un impact direct sur les représentations et les attentes. Le discours de Grenoble et ses suites n’ont rien produit d’autres que de l’intolérance vis à vis de l’immigration, et une polarisation toujours plus grande de l’opinion. Parler des choses, «sans tabou», quand on en parle mal, quand on libère chacun des contraintes des normes sociales et que l’on laisse libre cours aux fantasmes, cela n’apaise rien. Cela aggrave le problème.
Par les mots employés par le Président de la République cette semaine — «parti bourgeois» opposé à ces catégories populaires qui «vivraient avec» -, on semble acter un renoncement politique. En nommant les choses ainsi, on fige en effet une forme de partition sociale que l’on dénonçait pourtant hier à grands coups d’envolées lyriques sur l’émancipation et l’égalité des chances. On semble ainsi renoncer à toute possibilité de réconcilier l’ensemble des Français autour d’intérêts communs, de les fédérer autrement qu’en leur désignant des ennemis et des boucs émissaires.
Mais il y a pire : par ces mots, on enferme «le peuple», et surtout «les catégories populaires» dans une posture victimaire, la posture de ceux qui «subissent», «vivent avec», on leur nie la possibilité d’être ouverts, généreux, de savoir dépasser leurs intérêts particuliers pour considérer l’intérêt général. Finalement, vu d’en haut, le peuple serait incapable d’empathie, ce carburant de nos démocraties que j’ai pourtant plus souvent trouvé dans les quartiers populaires que dans les ministères. Il serait incapable de saisir la complexité d’une situation, il faudrait donc lui résumer les faits au risque de la caricature, exciter ses émotions au risque de flatter ce que l’humain a de plus médiocre… Cette approche réductrice, paternaliste, caricaturale du peuple ne vaut pas mieux que celle qui consiste à tout pardonner à certaines catégories de populations parce qu’elles seraient, à elles seules, l’essence même du peuple. Quel que soit le groupe caricaturé ou érigé en bouc émissaire, la politique qui parie sur les jalousies ou la victimisation ne saura jamais réconcilier et jeter les bases de compromis qui nous sont tant nécessaires.
Le Macronisme se voudrait avant tout un «pragmatisme», on le sait. Outre qu’opposer «humanité» et «fermeté» est profondément dérangeant, car cette opposition induit que l’on serait contraint de sacrifier son humanité afin de vivre dans une société pacifiée et ordonnée — il y a dans la revendication de pragmatisme une mystification incroyable. Pour mémoire, il y a eu plus d’un million de demandes d’asile dans le monde en 2018, un chiffre en baisse, et 46 700 personnes l’ont obtenu en France pour cette même année (OFPRA). En Colombie, pays moins grand que le nôtre où je me suis rendue récemment, on accueille chaque jour, sans drame, 27 000 réfugiés vénézuéliens. Ici, nous fantasmons sur des hordes qui se presseraient à nos portes, et ne savons même pas gérer correctement les malheureux qui parviennent jusqu’à nous — la plupart du temps, sans désir de rester dans notre pays.
On se jette des images et des symboles à la figure, comme par exemple l’AME dont on a entendu qu’elle serait détournée pour financer des «prothèses mammaires», quand nous savons bien que l’essentiel finance des interventions médicales urgentes, visant avant tout à prévenir la résurgence de maladies graves, et donc à nous protéger collectivement… Souvent, ces caricatures sont élaborées au nom d’un prétendu affrontement entre «raison» et «émotion». Mais c’est oublier que la politique n’est ni purement rationnelle, ni émotion brute. Nos démocraties souffrent autant de manque d’empathie que de manque de faits établis et de chiffres éprouvés et incontestables! La politique ne doit se désigner pour ennemi ni la raison ni l’émotion, elle est une combinaison de tout cela, et a un ennemi prioritaire : la manipulation, l’erreur de perception, la négation du réel, la «fake news».
Avec cette approche adoptée aujourd’hui sur l’immigration, le politique vient une fois de plus s’arrimer à des perceptions majoritaires — la France est l’un des pays du monde qui surestime le plus le nombre d’immigrés sur son territoire — : ayant renoncé à agir sur les choses en abandonnant toute audace réformatrice sur l’autel de l’ultra-libéralisme, il ne prétend même plus agir sur les erreurs de perception, et se contente de surfer sur une réalité parallèle en espérant que cela suffise à lui redonner un semblant de légitimité et de soutien populaire. Si nous persistons collectivement, non seulement en France mais aussi au Royaume-Uni, en Italie ou aux États Unis, dans cette voie, alors j’en ai la conviction: la Politique n’en sortira pas grandie, et la question migratoire n’en deviendra que plus difficile à résoudre.
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