Pisa, ce PIB de l’éducation

Éditos Jeunesse Éducation nationale Publié le 6 décembre 2019

Si l’enquête internationale permet de poser des questions sur le climat scolaire, il est dangereux d’en faire un indice global d’évaluation du système éducatif français et de sa pédagogie.

Nous venons de découvrir les résultats de la grande enquête internationale Pisa réalisée et publiée tous les trois ans par l’OCDE, à travers 79 pays, dont la France. C’est un événement attendu par la communauté éducative, les responsables politiques, les médias et, de plus en plus, les parents, les citoyens, comme toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’état de santé d’un pays, ou à son avenir.

Je considère que c’est plutôt une bonne chose, tant sont rares les occasions d’aborder les enjeux éducatifs dans le débat public. Pour l’avoir vécu en tant que ministre de l’Education en 2016, je sais aussi que c’est un moment difficile, presque une épreuve, comme d’ailleurs pour beaucoup d’enseignants : d’abord parce que les résultats mettent en lumière certaines insuffisances du système scolaire français, ensuite parce que les résultats ne manquent jamais de faire l’objet de toutes sortes de manipulations, mais enfin, et peut-être surtout, parce que cette étude, comme toutes les études, repose sur une série d’indicateurs, de méthodes et d’objectifs issus d’un système de valeurs, lui-même producteur de valeurs à son tour qu’il est très difficile de décrypter, et d’analyser.

Je ne veux pas, à cet égard, me livrer à l’exercice de repérage des éléments qui viendraient conforter les politiques éducatives que nous avons pu mener entre 2012 et 2017 – et pourtant ils sont là – ou me féliciter des préconisations de l’OCDE qui plaident en faveur de la poursuite de l’amélioration massive de la condition enseignante, d’une pédagogie plus ouverte et décloisonnée ou d’une action plus volontariste pour lutter contre les inégalités, ce serait un exercice facile et qui ne mènerait pas bien loin. Ma volonté est plutôt d’interroger l’outil que représente Pisa, dans sa capacité à nous guider dans la construction d’une société meilleure, au-delà même de la seule question de l’éducation de 0 à 15 ans. Doit-on accepter, par exemple, de nous livrer sans réfléchir davantage à la compétition avec la Chine ou Singapour ? Est-ce la même école que nous voulons, le même modèle économique ou démocratique, la même société ? Rien n’est moins sûr.

Influence du milieu socio-économique

Je tiens à souligner que les auteurs de l’étude, dont les qualités, les compétences comme les intentions ne sont pas mises en doute ici, font de nombreux efforts pour aider à contextualiser leur travail et à en accompagner les interprétations. C’est d’autant plus vrai pour cette édition 2018, publiée en ce mois de décembre 2019, qu’elle compte une innovation sur la mesure des compétences globales des élèves, mais dont les résultats ne sont connus qu’en 2020.

Il n’en reste pas moins que cette étude évalue donc le niveau de compétence des élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences, et qu’elle évalue également, et c’est très précieux, l’influence du milieu socio-économique, du genre ou de l’origine nationale des élèves sur leurs performances. Même si l’enquête menée permet aussi de poser des questions, directement ou indirectement, sur le climat scolaire ou l’implication des parents, nous sommes très loin d’un indice global permettant de juger des vertus d’un système éducatif comme celui de la France, encore moins de la qualité de ses pratiques pédagogiques.

C’est pourtant, l’usage qui en est fait, le statut qu’on lui accorde, et je pense que cela présente des dangers sérieux qui méritent d’être éclairés. Pourquoi ? Essentiellement parce qu’à partir du moment où un indicateur est adopté comme référence, l’ensemble des politiques publiques et des acteurs du secteur concerné se donnent pour objectif de progresser dans les résultats, en perdant de vue la finalité globale d’une politique éducative, et son sens pour la société dans son ensemble.

L’exemple du PIB

C’est ce qu’analyse de son côté, pour l’économie, Eloi Laurent dans son nouvel essai, Sortir de la croissance (1) à partir de l’exemple du PIB, conçu au début des années 30 pour évaluer l’ampleur de la crise qui frappait les Etats-Unis, puis transformé à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour devenir un critère international de développement qui permet, sur cette base, de classer les pays selon leurs performances. Un indicateur aux ambitions limitées, au départ, devenu un objectif unique alimentant des politiques de croissance, toujours plus aveugles aux vrais enjeux de société, notamment les questions sociales, environnementales, sans parler de bonheur ou d’épanouissement humain. Nos sociétés seraient ainsi devenues dépendantes et égarées par la nature même de cet indicateur tout puissant dont plus personne n’interroge la nature, la construction, les présupposés idéologiques, et donc les conséquences politiques.

Dans une société de données où, aujourd’hui, tout ou presque peut être quantifié en temps réel, où les data sont devenues le nouveau pétrole de nos économies numériques, il y a donc un danger plus grand que jamais à ne pas s’interroger collectivement, et démocratiquement, sur la fabrique profonde des indicateurs, indices, classements et autres mesures chiffrées qui sont immensément précieuses pour comprendre le monde et le changer, mais peuvent aussi nous guider sans prévenir vers les précipices les plus dangereux.

C’est la raison pour laquelle il faut que nous fassions tous très attention, face aux chiffres, à ce qui est mesuré, par qui, comment et pourquoi. Il est bien souvent plus efficace de changer un indicateur à temps que de changer les conséquences que sa toute-puissance à fini par produire.

(1) Ed. Les Liens qui libèrent, 208 pp. 15,50 €

Cette tribune est d’abord parue dans le journal Libération, le 6 décembre 2019. Crédits photographiques : Benoit Tessier (Reuters).