« Suspendre les dettes des pays les plus pauvres n’est pas suffisant » – Interview à L’Obs

Presse ONE Publié le 19 avril 2020

Retrouvez ici un extrait de mon interview à L’Obs :

Pour une fois, le monde des grandes puissances s’est mis au diapason pour aider les pays les plus vulnérables, notamment en Afrique, dans leur lutte contre l’épidémie de coronavirus. Le G20, le FMI, la Banque mondiale sont tombés d’accord pour suspendre temporairement la dette des pays les plus pauvres pendant 12 mois. Cela doit permettre à ces pays, la majorité en Afrique, d’avoir une marge de manœuvre budgétaire pour mettre en place les mesures sanitaires appropriées alors que leurs systèmes de santé sont défaillants.
« Une solution qui va dans la bonne direction », et qui « permettra aux pays de disposer des liquidités dont ils ont besoin », se félicite Najat Vallaud-Belkacem, qui vient de prendre la tête de l’ONG One, cofondée par le chanteur Bono et qui vise notamment à éradiquer la pauvreté dans le monde. Une solution à court terme cependant et insuffisante, selon l’ancienne ministre de François Hollande qui appelle à une suspension accompagnée d’une restructuration de la dette avec pour objectif l’annulation de ce poids « insoutenable ». C’est pourquoi elle travaille, avec One, à attirer l’attention des dirigeants sur la nécessité d’y apporter des réponses globales « dès le début si on ne veut pas passer ces prochaines décennies à lui courir après ». Entretien.

Le G20 a donné son aval pour la suspension temporaire de la dette des pays les plus pauvres, notamment en Afrique. Est-ce une bonne nouvelle ?
D’abord oui, l’allègement de la dette africaine est primordial : les pays d’Afrique subsaharienne doivent aujourd’hui quelque 365 milliards de dollars à leurs créanciers publics et privés. Leurs dettes externes sont passées de 21 à 36 % de leur PIB entre 2008 et 2019. Des pays comme le Mozambique, le Congo ou le Soudan sont déjà surendettés, et ce sont les pays les moins préparés à faire face au Covid-19 au vu de l’état de leur système de santé. Ce sera vraisemblablement bientôt le cas d’un tiers d’entre eux. Donc oui, cet accord est une solution de court terme permettant de soulager ces pays. Il leur permettra de disposer des liquidités dont ils ont besoin pour répondre à l’urgence sanitaire mais aussi pour adopter des mesures de protection des populations les plus vulnérables et de relance de l’économie.
Suspendre les dettes va donc dans la bonne direction – même s’il aurait fallu couvrir les deux prochaines années pour être plus raisonnable – parce que cela permet aux pays d’Afrique subsaharienne de récupérer quelque 36 milliards de dollars cette année, au bénéfice de la lutte contre le Covid-19. Mais ce n’est pas suffisant.

Pourquoi ?
D’abord parce qu’un tel mécanisme laisse supposer que ces pays pourront s’acquitter du remboursement un peu plus tard, ce qui semble bien peu probable quand on regarde les effets à venir du Covid-19 sur leurs économies, a fortiori avec la crise économique mondiale annoncée. Nous estimons que la réponse la plus adaptée serait un moratoire immédiat accompagné d’un processus complet de restructuration avec pour objectif l’annulation des dettes insoutenables, a minima pour l’année 2020 et au mieux pendant la durée de la crise.

Sans un engagement des créanciers privés, la suspension de la dette telle qu’elle a été annoncée suffira-t-elle ?
Non, ce ne sera pas suffisant. Les bailleurs privés occupent une place capitale au sein de la dette de certains pays pauvres aujourd’hui. 39 % de la dette des pays africains est entre les mains de créanciers privés. Or il ne faudrait pas que les allègements de dette publique servent à rembourser les créanciers privés au lieu d’être mis au service de la lutte contre le virus. Il faut donc bien une réponse commune de tous les créanciers : les pays, les instances multilatérales – FMI, Banque mondiale… – et les créanciers privés.

En quoi un effacement de la dette peut-il combler à court terme le manque de masques, de respirateurs ou même d’électricité ?
Trente pays en Afrique subsaharienne dépensent plus pour le remboursement de leur dette que pour les soins de santé ! Le Ghana consacre 11 fois son budget santé au paiement du service de la dette, l’Angola et la République du Congo, six fois.
Cet argent serait tellement précieux s’il était, en ce moment, infusé dans les systèmes de santé qui manquent cruellement de ressources matérielles et humaines. L’Angola compte un médecin pour 5 000 habitants, la Somalie 15 lits de réanimation en tout et pour tout, le Mali un respirateur pour 1 million de personnes…
L’annulation de la dette ne répondra cependant pas seule à toutes les problématiques des pays les plus pauvres. On estime à 100 milliards de dollars les besoins de l’Afrique pour faire face.

Quel est l’intérêt pour les pays créanciers, si ce n’est la solidarité et l’altruisme, de proposer ce moratoire ?
L’économie mondiale tourne au ralenti et les prévisions de croissance, même les plus optimistes, dégringolent : la récession mondiale est estimée à 4 %, le double en Afrique, 7 % environ. Quand bien même ces Etats voudraient s’acquitter de leur dette, ils se verront dans l’incapacité de le faire. Il faut à tout prix prévenir l’apparition d’une crise financière liée à un défaut massif des pays pauvres sur leur dette.
Par ailleurs, d’un point de vue sanitaire, il est dans l’intérêt des pays développés de renforcer les capacités de riposte des pays du Sud face à la pandémie : la circulation des hommes dans un monde aujourd’hui totalement ouvert pourrait annuler leurs propres efforts pour enrayer le fléau dans leurs territoires. La preuve est aujourd’hui donnée par la Chine qui enregistre des cas de réinfection venant de l’étranger.
Au-delà des inquiétudes économiques et sanitaires, je pense à titre personnel qu’il n’y a pas de mur assez haut ou de mer assez grande pour vous protéger des malheurs du monde contre lesquels on ne fait rien. Cela se traduit en réfugiés à vos portes, en frustrations qui nourrissent les haines, en conflits qui se propagent dans les pays riches. Est-ce vraiment ce monde-là que nous voulons trouver à notre porte quand nous pourrons enfin la rouvrir ?

Quelles sont les urgences aujourd’hui sur le terrain ?

Une urgence sanitaire d’abord : les systèmes de santé y sont bien plus fragiles qu’en Europe et souvent déjà engorgés par d’autres pandémies. Or, en plus de pouvoir faire face à la nouvelle crise du Covid, il faut absolument qu’ils continuent à fournir les soins routiniers contre les autres maladies. Sans quoi le risque serait de voir deux épidémies éclater en même temps. Lors de l’épidémie d’Ebola en 2019 en RDC, 2,5 fois plus de personnes sont décédées de la rougeole que d’Ebola, du fait des interruptions des soins de santé primaires et des vaccinations de routine.
Il y a aussi une urgence économique : beaucoup de personnes dépendent de ce qu’elles ont gagné la journée pour se nourrir le soir. Entre économie informelle et agriculture vivrière, ces activités au jour le jour seront plus sévèrement impactées par des stratégies de confinement. On parle de 30 millions d’emplois menacés… L’ONG Oxfam a estimé à plus d’un demi-milliard le nombre de personnes supplémentaires qui risquent de sombrer dans la pauvreté.

Les institutions multilatérales alertent sur un risque de pénurie alimentaire.

… et d’une famine. Oui les populations de ces pays sont prises en étau entre baisse des revenus due au ralentissement de l’activité économique et hausse du prix des denrées alimentaires liée aux perturbations dans l’approvisionnement mondial…
Ainsi pour protéger leur approvisionnement alimentaire local, certains gouvernements ont mis en place des mesures protectionnistes qui limitent des exportations de produits alimentaires essentiels. Le Kazakhstan, l’un des plus grands exportateurs mondiaux de farine de blé, et le Vietnam, le troisième exportateur mondial de riz, ont introduit des quotas d’exportation plongeant dans la pénurie les pays les plus pauvres qui importaient ces denrées.
Par ailleurs, prenez ces millions d’enfants qui recevaient des repas à l’école, ce qui constitue une source essentielle de sécurité alimentaire. Avec la fermeture des établissements scolaires, cette certitude d’au moins un repas journalier n’existe plus.
C’est pourquoi il est si essentiel que les gouvernements puissent étendre et améliorer l’aide alimentaire d’urgence et les programmes de protection sociale, notamment les mesures d’aides financières directes (sous forme de transfert de cash aux populations), les rations alimentaires et les bons d’achat… Mais aussi que le Programme alimentaire mondial surveille les prix et les marchés alimentaires et partage les dernières informations disponibles pour éviter la panique…

Y a-t-il des populations plus vulnérables que d’autres ?
Tout le monde est fragilisé. Mais quand je regarde ce qui se passe dans ces pays, que je vois les effets primaires et secondaires de la crise du Covid et des réponses qui lui sont apportées (comme le confinement), mon inquiétude est particulièrement forte pour les femmes.
Durant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2016, la baisse de ressources pour la santé sexuelle et reproductive avait contribué à une hausse de la mortalité maternelle, dans une des régions du monde déjà les plus touchées par ce phénomène. En Sierra Leone, les grossesses non désirées de filles mineures déscolarisées par la pandémie se sont multipliées. Partout le confinement des populations amène des femmes battues à se retrouver prisonnières de leur agresseur et sans accès à des services d’aide et de protection…
Au-delà des violences sexuelles, près de 60 % des femmes dans le monde travaillent dans l’économie informelle, gagnant moins, épargnant moins et risquant davantage de tomber dans la pauvreté. Parallèlement à la perte d’emplois rémunérés, le travail de soins non rémunéré des femmes a augmenté de façon exponentielle en raison des fermetures d’écoles et des besoins accrus des personnes âgées.
Tout cela risque de porter une atteinte dramatique aux droits des femmes et inverser dans bien des pays des années de maigres progrès dans ce domaine. Or les progrès perdus mettent des années à se regagner. Il faut absolument que les « plans de sauvetage » des gouvernements et des institutions internationales couvrent expressément ce point : que les femmes soient présentes dans le leadership et la gestion de cette crise, que les mesures de protection et de stimulation de l’économie (transferts de cash, crédits…) les visent aussi, que le travail de soin non rémunéré soit reconnu et valorisé comme une contribution vitale à l’économie.

Ces dernières semaines, des acteurs publics et privés chinois ont livré des millions d’équipements de protection aux 54 pays du continent. Cet activisme contraste avec l’inertie des pays occidentaux. Que représente cette aide ?
L’aide du secteur privé est bien évidemment la bienvenue, et la réorientation de leurs activités vers la production de matériel de protection est un relais précieux en ces temps de pandémie globale où la solidarité doit venir de tous, des citoyens comme des fondations et des entreprises.
Cependant la réponse sanitaire, pour être efficace et égalitaire, ne peut pas se permettre de reposer uniquement sur les bonnes volontés philanthropiques. Cela interroge les moyens dont disposent les Etats pour intervenir. L’aide du secteur privé ne doit pas dédouaner les acteurs publics de leurs responsabilités.

Y a t il des risques d’influence chinoise sur les gouvernants et une interférence dans les politiques nationales ?

Ce risque est toujours présent, quel que soit le bailleur concerné. Le problème est que les activités financières chinoises en Afrique ne sont pas toujours transparentes, ce qui rend difficile l’analyse de la situation et les risques encourus. Il faut pousser les créanciers et bailleurs, et rappelons que la Chine détient à elle seule 20 % de la dette africaine, à augmenter davantage la transparence des flux financiers vers l’Afrique.
C’est aussi pour ça que les discussions au niveau du G20 sont si importantes car elles incluent l’Afrique du Sud et mettent donc au moins un pays africain à la table des négociations lui permettant de participer et d’orienter les décisions prises pour le continent.

Comment assurer que les pays africains puissent avoir accès sur le marché à tous les produits nécessaires à la lutte contre la pandémie, et notamment les médicaments, qu’ils importent majoritairement ?
L’Afrique est un importateur net de fournitures médicales. Il existe peu de producteurs de produits pharmaceutiques en Afrique (principalement en Afrique du Sud, au Nigeria et au Kenya) et ils sont fortement tributaires des importations. Or, et cela nous inquiète tout particulièrement, 54 gouvernements ont imposé des restrictions sur les exportations de fournitures médicales, ce qui en réduira l’accès à l’Afrique.
Pire encore, des données récentes indiquent que l’augmentation de la production nationale de produits médicaux n’est possible que dans six pays africains environ.
C’est pourquoi nous encourageons l’Union africaine à coordonner la production régionale de produits pharmaceutiques et équipements de protection individuelle, le G20 à revoir les barrières à l’exportation de ces fournitures, et la communauté internationale à débloquer davantage de fonds, non seulement pour ces produits de protection, mais pour accélérer recherche et le développement du vaccin. Vaccin dont il faudra s’assurer qu’une fois trouvé il soit bien accessible à toutes les populations du monde sans barrières de coût.
Enfin pour garantir l’accès à tous ces produits, il nous faut utiliser les chaînes d’approvisionnement existantes par exemple de Gavi, l’alliance du vaccin, qui sait toucher les communautés les plus isolées depuis des années, et qu’il faut soutenir.

L’OMS a été vivement critiquée dans sa gestion de la pandémie. Elle avait été critiquée pour ses défaillances lors de l’épidémie d’Ebola. Faut-il réinventer une nouvelle gouvernance mondiale de la santé ?

Nous devons combattre le feu, et non les pompiers. L’OMS a un rôle clé à jouer dans cette réponse – tout comme les gouvernements. Leur leadership est absolument vital en ce moment.
Mais une fois que nous aurons vaincu le virus, la communauté internationale tout entière, des gouvernements aux institutions de santé mondiales en passant par les ONG, devra faire l’examen précis de cette crise et se demander en particulier si c’était bien pertinent de ne pas s’acquitter des quelque 10 milliards de dollars par an qu’aurait nécessité un système de sécurité sanitaire mondiale capable de faire face aux pandémies… Tout ça pour se retrouver, en l’absence d’un tel système, à aligner d’ores et déjà – si l’on regarde les promesses de dons exprimées 4 600 milliards de dollars dans l’urgence pour ne pas se laisser submerger.

Lire l’intégralité de mon entretien à L’Obs ici :
https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200418.OBS27689/najat-vallaud-belkacem-suspendre-les-dettes-des-pays-les-plus-pauvres-n-est-pas-suffisant.html

Un commentaire sur « Suspendre les dettes des pays les plus pauvres n’est pas suffisant » – Interview à L’Obs

  1. Gérard Eloi

    Formidable Najat ! Tu es en première ligne sur tous les fronts !!!
    Dette des pays les plus pauvres, dette mondiale, créanciers privés,…partie insoutenable de la dette…Je crois que tu as étudié chaque point de détail. Et je crois que tu as une proposition pour tout obstacle qui se présente.
    Dette et banques privées. Emprunts toxiques. Partie illégitime de la dette…

    En Europe, et nous le voulions déjà en 2007, il faut commencer par modifier les statuts et habitudes ultralibérales de la BCE. Pour faire une tache d’huile valable, reste à espérer que Biden balaie le clown Trump, fasse confiance à l’énergique Elizabeth Warren pour la vice-présidence, puis régule cette finance devenue vénéneuse avec l’acceptation des diktats de Friedman qui ont fait de la banque fédérale une imprimerie de billets de monopoly au service des banques privées, comme la BCE ici, suite à la loi de 1973 devenue art 123 du traité de Lisbonne.

    En 2008, en présentant notre Motion E au Congrès, tu disais déjà (dans la foulée de la crise financière) :
    ” Le système financier mondial est en train de s’écraser…Il faut une Révolution démocratique, sociale, écologique, énergétique.”
    Tu continues avec une remarquable détermination ce presque impossible combat. Pour que l’Humanité puisse survivre dans des conditions décentes.

    Bravo et merci, Najat.

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