“Ce traité qui empêche nos Etats de mener le combat contre le changement climatique” – Tribune dans L’Obs

Développement Durable Environnement ONE Publié le 22 juillet 2022

TRIBUNE. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il est urgent de quitter le traité sur la charte de l’énergie pour permettre aux Etats de retrouver leur pleine souveraineté énergétique.

La courbe de l’anxiété climatique parmi la population semble indexée sur celle des catastrophes climatiques auxquelles nous sommes confrontés, avec une inquiétante régularité, ces dernières années. Comme si le ressenti individuel valait plus que toutes les démonstrations scientifiques qui alertent depuis des années sur la réalité du réchauffement climatique.

Le 6e rapport du Giec publié le 28 février dernier avait pourtant montré que les conséquences du changement climatique sont d’ores et déjà bien visibles en France, et risquent même de s’aggraver sans action décisive pour y faire face. Les épisodes de sécheresse nous coûtent déjà 1,2 milliard d’euros par an en raison des pertes agricoles et des perturbations de la production et de la distribution d’énergie. Si les émissions de gaz à effet de serre suivent leur trajectoire actuelle, les vagues de chaleurs pourraient entraîner le décès de 5 000 personnes par an en France contre 1 500 actuellement, le nombre de personnes vivant dans des zones menacées par des inondations côtières pourrait passer de 900 000 à 1,7 million d’ici la fin du siècle, les rendements agricoles seraient en nette diminution et plus d’un tiers de la population du Sud du pays pourrait manquer d’eau avec un réchauffement de +2 °C.

C’est pourtant dans ce contexte que, le 24 juin dernier, dans l’indifférence quasi-générale, la Commission européenne et les Etats membres ont conclu plusieurs années d’intenses discussions par un accord de principe au terme duquel l’Union européenne et les Etats membres devraient rester partie au traité sur la charte de l’énergie (TCE), moyennant la promesse d’une vague « modernisation » de ce carcan juridique pourtant anachronique et climaticide.

Un frein puissant dans la lutte contre le réchauffement

Le TCE est en effet jugé par de nombreux climatologues, les ONG, et les parlementaires européens qui ont adopté à une très large majorité un rapport fixant des lignes rouges à cette réforme, comme un frein puissant aux efforts des Etats dans la lutte contre le réchauffement et une menace pour la poursuite des objectifs climatiques de l’Union européenne.

Entré en vigueur en 1994 dans le contexte de la fin de la guerre froide, le TCE rassemble aujourd’hui 52 Etats signataires dont l’UE et tous les Etats membres sauf l’Italie (qui en est sortie en 2016). Ce traité se fixait pour objectif de garantir la sécurité énergétique de l’Europe en sécurisant les investissements en matière d’énergie dans les pays de l’ex-bloc communiste. Pour y parvenir, il offre aux entreprises énergétiques étrangères la possibilité de recourir à un arbitrage privé contre toute modification des législations nationales qui pourrait affecter les objectifs de l’investisseur. Concrètement, il donne ainsi la possibilité aux entreprises énergétiques locales et étrangères de réclamer à un Etat des compensations financières, qui peuvent atteindre des montants vertigineux, si une modification législative devait faire obstacle à leurs intérêts. On dénombre ainsi près de 150 réclamations pour le règlement de différends entre investisseurs étrangers et Etats dans le cadre du TCE avec 115 milliards d’euros de compensations demandées, et près de 43 milliards accordés.

La perspective de telles sanctions est un puissant moyen de dissuader les Etats d’agir pour le climat, en légiférant par exemple pour limiter le recours aux énergies fossiles fortement émettrices de CO2. En raison du TCE, l’Allemagne a été contrainte de dédommager les industriels lorsqu’elle a décidé de sortir du nucléaire en 2011. Les Pays-Bas sont exposés au même risque, depuis que RWE et Uniper ont attaqué leur décision de fermer les mines de charbon en 2019. Cinq entreprises des énergies fossiles réclament ainsi actuellement près de 4 milliards d’euros à des Etats européens pour leurs politiques climatiques.

La réalité, c’est que ce traité n’a même pas rempli les objectifs qu’il s’était fixés. Le flux d’investissements étrangers attendus dans le secteur de l’énergie n’a pas eu lieu, car les déterminants du choix des investisseurs ne se limitent pas à la possibilité de recourir à l’arbitrage privé plutôt qu’aux tribunaux en cas de contentieux, mais tiennent aussi à la qualité des infrastructures, à la stabilité politique et économique, à la formation des salariés… La Russie, bien que signataire, ne l’a jamais ratifié et l’a même quitté en 2009, et la guerre en Ukraine est venue nous rappeler la fragilité des approvisionnements énergétiques de l’Europe. Les velléités de remplacer la Russie par d’autres pays fournisseurs d’énergie fossile se sont même heurtées à des fins de non-recevoir des pays concernés, qui refusaient d’harmoniser leurs législations énergétiques ou de se déposséder de leur souveraineté dans ce domaine.

Face à cette arme de dissuasion massive contre l’adoption de législations protectrices du climat, la volonté de l’UE de « moderniser » ce traité apparaît bien dérisoire. Les amendements envisagés consistent en effet à élargir la protection des investissements à de nouvelles énergies (captage et stockage du carbone, biomasse, hydrogène, combustibles synthétiques, etc.), à exclure du champ du traité des investissements dans les énergies fossiles réalisées à partir… d’août 2023 et à maintenir la protection des investissements étrangers existants dans toutes les énergies fossiles jusqu’en 2030 et dans les installations gazières jusqu’en 2040.

Permettre aux Etats de maîtriser leur politique climatique

Le TCE est un frein à la transition énergétique. Il est urgent de s’en débarrasser pour permettre aux Etats de retrouver leur pleine souveraineté énergétique, c’est-à-dire leur capacité à maîtriser leurs choix de politique climatique.

Il n’est pas trop tard : une dernière réunion entre les pays signataires du TCE est prévue au mois de novembre prochain adopter un texte modernisé. Un recours citoyen a également été introduit devant la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour contraindre les Etats à se débarrasser du TCE qui fait obstacle aux droits des victimes du changement climatique. A l’instar de l’Italie en 2016, et alors que l’Espagne et les Pays-Bas viennent d’annoncer leur intention de se retirer du TCE, la France doit joindre les actes aux paroles et décider de reconquérir sa souveraineté énergétique en quittant le TCE, et en entraînant les Etats européens dans une sortie ordonnée de ce carcan. Alors que la France, par la voix de son ministre du Commerce extérieur Franck Riester, a rappelé en 2021 ne « plus vouloir de tribunaux d’arbitrage privés » dans le cadre de ses accords commerciaux, il serait incompréhensible qu’elle les défende lorsqu’ils dépossèdent les Etats de leur souveraineté énergétique. La France, que le président Macron présente comme « déterminée à faire partie des premiers pays au monde à sortir des énergies fossiles » doit faire preuve de cohérence et d’exemplarité en renonçant à un traité qui fait obstacle aux objectifs de l’accord de Paris sur le climat.

Tribune publiée sur le site de L’Obs le 18 juillet 2022.

Crédits photo : LOIC VENANCE | AFP