Najat Vallaud-Belkacem : « Près d’une personne sur 10 dans le monde survit avec moins de 2,15 dollars par jour » – Tribune dans L’Obs

Presse ONE Publié le 28 octobre 2022

En ce jour de réunion des ministres des Finances du G20, l’ex-ministre de l’Education nationale, aujourd’hui directrice France de l’ONG One, analyse le déni des pays riches qui abandonnent 60 % de la population mondiale dans la grande pauvreté.

Le nouveau rapport de la Banque mondiale dévoilé en ce mois d’octobre, juste avant la réunion des ministres des Finances du G20 et les assemblées annuelles du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale qui se tient aujourd’hui, dresse un état des lieux particulièrement préoccupant des effets de la pandémie sur l’augmentation de la pauvreté et des inégalités dans le monde. Ses conclusions sont un appel à l’action urgente pour nos dirigeants.

Si les progrès dans la réduction de la pauvreté avaient déjà marqué le pas avant la crise du coronavirus, la pandémie et la récession mondiale qui l’a accompagnée ont fait basculer en 2020 près de 70 millions de personnes dans l’extrême pauvreté. C’est la plus forte augmentation jamais enregistrée depuis qu’on a commencé à mesurer l’extrême pauvreté dans le monde en 1990. Fin 2020, près de 720 millions de personnes survivaient ainsi dans le monde avec moins de 2,15 dollars par jour ! En un an, le taux mondial d’extrême pauvreté a bondi pour s’établir à 9,3 % de la population mondiale en 2020, contre 8,4 % en 2019.

Le Covid, accélérateur d’inégalités sans précédent

La pauvreté ne se limite pas au manque de revenus. Elle se vit, ou plutôt se subit, plus qu’elle ne se mesure. Elle se traduit par l’absence de moyens de subsistance durables. Elle confronte des millions d’hommes, de femmes et d’enfants aux difficultés quotidiennes les plus grandes pour satisfaire leurs besoins élémentaires. Elle se manifeste par la famine, la malnutrition, l’accès limité à l’éducation et aux services de base, la discrimination sociale et l’exclusion des processus de prise de décision. Un enfant sur six vit aujourd’hui dans l’extrême pauvreté. La persistance de cette grande pauvreté à travers le monde, n’est pas qu’une statistique : elle nous renvoie à ce qui définit notre humanité commune.

Le Covid a été un accélérateur d’inégalités sans précédent. Les populations les plus pauvres ont payé le plus lourd tribut économique à la pandémie : les pertes de revenu pour les 40 % les plus pauvres de la population mondiale ont été deux fois plus importantes que pour les 20 % les plus riches. Les réponses en ordre dispersé des Etats et le manque de solidarité internationale ont à nouveau accru les inégalités. Alors que les mesures budgétaires d’urgence ont permis d’absorber la quasi-intégralité du choc de pauvreté lié à la pandémie dans les pays riches, les pays en développement ont eu beaucoup moins de moyens à leur disposition pour y faire face.

Cette réalité traduit un véritable constat d’échec collectif : la communauté internationale n’est d’ores et déjà plus en mesure d’éliminer la grande pauvreté dans le monde d’ici à 2030, l’horizon visé par l’Assemblée générale des Nations unies dans le cadre de ses objectifs de développement durable adoptés en 2015. Au rythme actuel, la Banque mondiale estime que 7 % de la population mondiale vivra toujours sous le seuil d’extrême pauvreté en 2030.

Déjà fragilisés depuis trois ans par la pandémie dont ils ne sont toujours pas relevés, les pays les plus fragiles doivent également faire face aux conséquences de conflits persistants. Les personnes vivant dans des économies fragiles et touchées par des conflits représentaient environ 10 % de la population mondiale, mais près de 40 % des pauvres dans le monde. Ils payent également le prix fort de la guerre en Ukraine, véritable grenier à blé de l’Afrique, qui les expose à des risques majeurs de crise alimentaire.

Une volonté politique défaillante

Cet état des lieux est un appel à l’action. Il n’existe aucune fatalité dans la lutte contre la pauvreté, comme les progrès enregistrés durant les dernières décennies l’ont montré. Nous disposons des outils nécessaires pour réagir et atténuer les impacts de ces crises convergentes. Ce qui nous manque, c’est une volonté politique à la hauteur des défis posés par l’aggravation des crises contemporaines.

Sans un nouvel élan de solidarité à l’égard des pays pauvres, à commencer par ceux d’Afrique, les retards accumulés ces dernières années dans la lutte contre la pauvreté vont représenter un risque majeur pour la prospérité, la stabilité, et la capacité du monde à faire face aux défis de l’avenir, à commencer par ceux liés à la crise climatique.

Comme le souligne la Banque mondiale, il est urgent d’aider les pays pauvres à rattraper leurs retards de développement, par des investissements massifs dans les systèmes de santé et d’éducation, les infrastructures, le climat, l’agriculture durable, la recherche et développement, qui conditionnent leur croissance à long terme, et leur capacité à lutter contre la pauvreté. L’engagement de verser 100 milliards aux pays les plus vulnérables en réallouant les droits de tirage spéciaux des pays riches doit pour cela être tenu. Près de 60 milliards de dollars ont été promis, près d’un an après que le G20 ait collectivement pris cet engagement. Les pays du G20 devraient également se doter d’une feuille de route précise afin de moderniser l’approche des banques multilatérales de développement en matière d’adéquation de leurs fonds propres.

Les risques du surendettement

La mise en œuvre des propositions du groupe d’expert dans ce domaine pourrait à elle seule libérer 500 à 1 000 milliards de dollars de nouvelles capacités de prêt, sans mettre en péril la santé financière de ces banques. Enfin, il est indispensable de lutter contre l’asphyxie des économies fragiles qu’impose le poids d’une dette extérieure devenue insoutenable. Pour cela, le G20 doit améliorer le cadre commun sur la dette pour éviter la vague de défauts de paiements qui menace déjà les pays vulnérables. Plus de 60 % des pays à faible revenu sont actuellement surendettés ou exposés à un risque élevé de surendettement. Quand le service de la dette empêche l’investissement, il n’existe pas de possibilité de développement.

S’il est un enseignement que nous pouvons tirer de la pandémie, c’est qu’il n’est plus possible de penser notre bien-être sans se préoccuper des conditions de vie à l’autre bout du monde. La solidarité internationale, comme la lutte contre la pauvreté et les inégalités mondiales, ne peuvent plus être le supplément d’âme de nos propres choix politiques. Elle ne relève pas de la charité, mais de la justice. Dans ce domaine, les pays riches doivent désormais faire preuve de sérieux et de crédibilité dans leurs engagements. Nos hésitations et nos renoncements aujourd’hui dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités ne feront qu’aggraver le coût ultérieur de leur prise en charge.

Crédits photo : NELSON ALMEIDA / AFP

Article publié le 14 octobre 2022 sur le site de L’Obs.